Dans les années 1760 et 1770, la France connaît une série de graves disettes. La famine avec son cortège d'épidémies et de brigandages, ravage les campagnes, soulevant de violentes émeutes populaires. Au cours du voyage qu'il accomplit à Langres en 1770, Diderot eut l'occasion d'observer directement les effets de la famine, aggravés encore par la lourde imposition à laquelle étaient soumis les paysans. On trouve de nombreux échos de cette crise économique dans Jacques le Fataliste.
DIDEROT, APOLOGIE DE L'ABBÉ GALIANI
Depuis le milieu du siècle, la question de la liberté du commerce des blés agite les milieux intellectuels. Dans l'article « Blé » de son Dictionnaire philosophique, Voltaire note ainsi plaisamment que « vers 1750, la nation rassasiée de vers... se mit enfin à raisonner sur les blés ».
Les encyclopédistes ont longtemps défendu la pensée économique des physiocrates1, partisans de la libre circulation et exportation des marchandises. Cependant, l'application par le pouvoir de leurs théories dans le domaine du commerce des blés (par deux édits, en 1763 et 1764) se révéla catastrophique. Par crainte de la famine, le peuple attaqua les réserves de blé pour empêcher qu'il ne soit vendu ailleurs à un meilleur prix que sur place. C'est pourquoi, dans son Apologie de l'abbé Galiani (1770), Diderot prit le parti des opposants aux physiocrates, pour se faire le défenseur d'un certain dirigisme étatique, au nom de l'intérêt général contre les intérêts particuliers :
« Les répartitions graduelles de province à province que promettent les économistes2 sont chimériques, surtout dans les temps de disette. D'abord les distances sont quelquefois très considérables. Ainsi le blé sera en Lorraine à quatorze livres* le setier3, et à cinquante lieues*, à vingt-cinq il sera à vingt-quatre, à trente, à trente-six livres, sans qu'on y en porte ; et pourquoi ? C'est que l'alarme ferme les greniers de la province abondante ; c'est que le blé pouvant arriver au lieu de la disette d'une infinité de côtés, il ne vient d'aucun, chacun craignant d'arriver trop tard et de perdre ; c'est qu'il est très difficile de discerner une disette simulée d'une disette réelle, et que la première cesse tout à coup ; c'est que les cris ne s'élèvent qu'à l'extrémité, c'est qu'alors le temps presse, parce que la faim ne souffre pas de délai ; c'est que si les greniers éloignés se ferment, la cupidité qui espère toujours un plus haut prix, la terreur qui craint de manquer, ferment ceux de la province ; c'est qu'alors l'autorité est forcée de s'en mêler, et que si l'année dernière4 elle ne fût pas intervenue, et que si elle n'y pourvoit cette année, le monopole le plus simple conduira les citoyens dans la même ville à s'égorger, les habitants de différentes villes à se piller ; c'est que la misère rend les convois hasardeux ; on craint d'être pillé en route, d'être pillé au marché ; c'est que le blé était chez moi à quarante-deux livres l'émine5, et qu'il n'en venait point de Saint-Dizier, qui n'est qu'à dix-huit lieues, où il était (mesures égales) à vingt-huit livres. C'est que l'état des blés dans une ville n'est jamais à ce degré d'évidence pour les particuliers propre à les rassurer ; que le spectacle de la misère étrangère effraie au point d'aimer mieux garder sa denrée, même avec superfluité, que de courir les risques et les maux qu'on voit à côté de soi, en en manquant ; c'est qu'alors, comme on ne sait ce qui sort, ni ce qui reste, le particulier ne vend pas, sauf à vendre à ses concitoyens, si le blé hausse ; c'est que le peuple ameuté s'oppose à la sortie ; c'est que la sortie faisant hausser le blé dans l'endroit, chacun laisse vendre les plus pressés, et qu'on se dit à soi-même : J'aurai le même prix, et je le trouverai à ma porte ; c'est qu'il faut laisser là les vues générales, et entrer dans tout ce détail de craintes, d'avidité, d'espérance, si l'on veut calculer juste.
Je ne sais si vous6 avez senti vous-même combien cet endroit de votre réponse était faible et défectueux ; car tout de suite vous appelez au secours de la libre et illimitée exportation les droits sacrés de la propriété, qui ne sont malheureusement, s'il faut en dire mon avis, que de belles billevesées. Est-ce qu'il y a quelque droit sacré lorsqu'il s'agit d'affaire publique, d'utilité générale réelle ou simulée ? On me7 fait prendre le mousquet, on m'ôte la liberté ; on m'enferme sur un soupçon, on coupe mon champ en deux ; on renverse ma maison ; on me ruine en me déplaçant ; on vide ma bourse par un impôt injuste ; on expose ma vie, ma fortune par une guerre folle ; mettez toutes vos belles pages dans une utopie et cela figurera bien là ; voulez-vous nous faire un autre ministère, d'autres maîtres, d'autres lois, un autre gouvernement, d'autres souverains8 ? »
La pensée économique de Diderot se teinte d'une forme de pragmatisme « réaliste » qui lui interdit d'envisager des bouleversements radicaux, jugés utopiques. Il en va de même de sa pensée politique. Quelque sensible qu'il soit aux injustices découlant de l'organisation de la société de son temps, Diderot ne remet pas en cause le système monarchique, s'efforçant plutôt de l'aménager pour y instaurer plus d'équité et de liberté. Dans l'article « Autorité politique » de l'Encyclopédie, il oppose ainsi l'autorité usurpée par la force (qui donne la clé de l'allégorie du château de Jacques le Fataliste) à l'autorité librement consentie par contrat explicite ou implicite :
« Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que de la nature. Qu'on examine bien, et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont déféré l'autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation, et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité, la défait alors : c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis : mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince, cesse d'être tyran. [...]
L'observation des lois, la conservation de la liberté et l'amour de la patrie, sont les sources fécondes de toutes les grandes choses et de toutes les belles actions. Là se trouvent le bonheur des peuples, et la véritable illustration des princes qui les gouvernent. Là l'obéissance est glorieuse, et le commandement auguste. Au contraire, la flatterie, l'intérêt particulier, et l'esprit de servitude sont l'origine de tous les maux qui accablent un état, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent. »
DIDEROT, LE NEVEU DE RAMEAU
C'est dans Le Neveu de Rameau que Diderot a brossé un des tableaux les plus frappants du fonctionnement de la société d'Ancien Régime. Au fur et à mesure que progresse le dialogue entre « Moi », le philosophe, et « Lui », le Neveu, personnage de bohème et de parasite, les masques de l'hypocrisie tombent, révélant, dans toute leur crudité, les rapports d'asservissement qui structurent la société de bas en haut. La relation du valet au maître se reproduit en effet à tous les niveaux de l'échelle sociale ; chacun, du « gueux » jusqu'au souverain, courbant l'échine devant un autre, et lui aliénant ainsi sa liberté :
« LUI : [...] Je suis dans ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la nature d'avoir quelque appétit ; car c'est toujours à l'appétit que j'en reviens, à la sensation qui m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas du bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger. Que diable d'économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d'autres qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est la posture contrainte où nous tient le besoin. L'homme nécessiteux ne marche pas comme un autre ; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne ; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.
MOI : Qu'est-ce que des positions ?
LUI : Allez le demander à Noverre9. Le monde en offre bien plus que son art ne peut en imiter.
MOI : Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression, ou de celle de Montaigne, perché sur l'épicycle de Mercure10, et considérant les différentes pantomimes de l'espèce humaine.
LUI : Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m'élever si haut. J'abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi ; et je prends mes positions, ou je m'amuse des positions que je vois prendre aux autres. [...]
MOI : Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI : Vous avez raison. Il n'y a dans tout un royaume qu'un homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des positions.
MOI : Le souverain ? encore y a-t-il quelque chose à dire ? Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu la pantomime ? Quiconque a besoin d'un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L'abbé de condition11 en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices12. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle13 de la terre. [...] Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C'est le philosophe qui n'a rien et qui ne demande rien14. »
ROUSSEAU, ÉMILE
L'espace de liberté intellectuelle dont jouit le philosophe qui se tient à l'écart de la mascarade sociale résume donc la solution « bourgeoise » proposée par Diderot au problème de la liberté économique et politique. À partir d'un constat similaire, la réflexion que développe Jean-Jacques Rousseau dans l'Émile (1762) sur le même problème apparaît autrement plus complexe. La liberté y est définie comme l'acceptation des déterminismes imposés à l'individu par la nature, qui limitent ses forces naturelles, et l'affectation de ces forces au maintien d'une indépendance économique, qui le dispense de « mettre les bras d'un autre au bout des siens » :
« Ô homme ! resserre ton existence au-dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t'assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t'en pourra faire sortir ; ne regimbe pas contre la dure loi de la nécessité, et n'épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t'a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît et autant qu'il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir, ne s'étendent qu'aussi loin que tes forces naturelles, et pas au-delà ; tout le reste n'est qu'esclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à l'opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés ; Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n'ont qu'à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d'agir. Ceux qui t'approchent n'ont qu'à savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent ou celles de ta famille ou les tiennes propres : ces vizirs, ces courtisans, ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, et jusqu'à des enfants, quand tu serais un Thémistocle15 en génie, vont te mener, comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle n'ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu'il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit. Mais toi, qu'es-tu ? le sujet de tes ministres. Et tes ministres à leur tour, que sont-ils ? les sujets de leurs commis, de leurs maîtresses, les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez l'argent à pleines mains ; dressez des batteries de canon ; élevez des gibets, des roues ; donnez des lois, des édits ; multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les prisons, les chaînes : pauvres petits hommes, de quoi vous sert tout cela ? vous n'en serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours : nous voulons ; et vous ferez toujours ce que voudront les autres.
Le seul qui fait sa volonté est celui qui n'a pas besoin, pour la faire, de mettre les bras d'un autre au bout des siens : d'où il suit que le premier de tous les biens n'est pas l'autorité, mais la liberté. L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il peut, et fait ce qu'il lui plaît16. »
1 La physiocratie est la doctrine de certains économistes du XVIIIe siècle, fondée sur le respect des lois naturelles. À ce titre, elle prône un libéralisme absolu.
2 C'est-à-dire les physiocrates..
3 Ancienne mesure de capacité pour les grains.
4 1769.
5 Ancienne mesure de capacité pour les grains.
6 Diderot s'adresse ici à l'abbé Morellet, représentant des physiocrates.
7 L'auteur se met ici à la place d'un paysan.
8 Diderot, Apologie de l'abbé Galiani, in Œuvres complètes, R. Lewinter éd., Le Club français du livre, 1969-1973, tome VIII, p. 777-778.
9 Maître de ballet à l'Opéra-Comique.
10 C'est-à-dire, ceux qui se placent au-dessus des autres pour les observer.
11 De condition noble.
12 Voir Jacques le Fataliste, note 3, p. 186.
13 Ancienne danse populaire.
14 Diderot, Le Neveu de Rameau, p. 125-127.
15 Brillant homme politique athénien du Ve siècle avant Jésus-Christ.
16 Rousseau, Émile ou De l'éducation, M. Launay éd., GF-Flammarion n° 117, 1966, p. 98-99.