Chapitre 2

Complètement détachée

Sonia a visité ma fiche un dimanche après-midi. Je me souviens qu’il faisait déjà nuit. Encore un de ces dimanches d’hiver, lugubres, où la solitude pèse plus encore que les autres jours et vous englue dans une sorte d’apathie. Sonia n’avait pas renseigné beaucoup de rubriques de son profil et n’avait pas mis sa photo en ligne. Je l’ai néanmoins invitée à chatter…

La musique et la littérature, dont il était fait état dans mon annonce, ça lui parlait : elle avait sorti un premier album sur un grand label quelques années plus tôt et terminait l’écriture de son premier roman. Nous nous sommes vite rendu compte que nous avions des amis musiciens en commun. Une excellente raison pour nous rencontrer. Quelques jours plus tard, on prenait un pot dans un bar du XXe arrondissement.

Sonia avait 33 ans, elle était menue, blonde et mignonnette. Elle ne me l’a pas dit de cette manière – elle est plus subtile que ça – mais je n’étais pas son type d’homme. À elle non plus. Ayant en outre quinze ans de moins que moi et pas encore d’enfant, elle voulait un amoureux susceptible et surtout désireux de lui en faire, or je ne lui ai pas caché qu’il n’était plus question de cela pour moi. Pour ces raisons rédhibitoires, l’ambiguïté n’a pas fait long feu dans nos rapports. Pourtant, animés par une estime réciproque et un réel plaisir à passer du temps ensemble, Sonia et moi nous sommes revus à maintes reprises pour finalement devenir amis. Je l’ai aidée à faire publier son premier livre et je me précipite pour l’applaudir chaque fois qu’elle joue à Paris (elle est pianiste et chanteuse). À tous ceux qui prétendent que ces sites de rencontres ne sont que des prétextes à « plans cul », ma relation avec Sonia (et d’autres à venir) prouve l’inexactitude de ce préjugé.

Mais si j’ai décidé de parler de Sonia dans ce récit, c’est aussi pour une autre raison. Le lien entre Sonia et Meetic ne se bornait pas à ce dimanche d’hiver passé à chatter avec quelques hommes, dont moi – elle s’était inscrite le matin même et avait détruit sa fiche dans la soirée. Elle m’a avoué une tout autre histoire qui mérite, je crois, d’être rapportée. La mère de Sonia était une provinciale qui se retrouvait seule à Paris, après moult séparations plus ou moins dramatiques, à 60 ans passés, quasiment sans ressources. Sonia s’occupait beaucoup d’elle, elle lui avait déniché une chambre dans un foyer pour femmes en situation délicate. Puis, se désolant de la voir si seule, elle a entrepris de l’inscrire sur Meetic. Et c’est elle qui, derrière son clavier, est partie à la recherche d’un éventuel « beau-père ». Elle a ainsi obtenu un rendez-vous avec un fonctionnaire à la retraite et s’est alors effacée pour laisser les deux seniors faire connaissance.

Ils se sont depuis pacsés et coulent, plus de trois ans après, des jours heureux dans un pavillon de banlieue. Ce qui me surprend, dans cette histoire, c’est que ni Sonia ni sa mère n’ont jamais osé avouer à cet homme le rôle essentiel de Sonia…

J’ai régulièrement des nouvelles de ma copine Sonia. Au moment où j’écris ces lignes, elle est enceinte de son premier enfant…

 

L’annonce de Françoise était explicite sur un point : elle ne recherchait ni l’amour ni le sexe. Que faisait-elle sur ce site ? À l’entendre, elle voulait élargir son cercle d’amis – j’avais encore la naïveté de croire à ce genre de déclaration. Françoise a pourtant été la première femme avec qui j’ai eu une relation. Elle a duré environ deux mois.

Françoise avait 38 ans et pas d’enfant. Elle disait vivre en colocation avec son ex, un homme nettement plus âgé qu’elle, dans le XXe – je n’ai jamais mis les pieds chez elle. Je pense aujourd’hui qu’ils étaient toujours ensemble mais qu’elle devait tellement s’emmerder avec lui que la fantaisie lui a pris d’aller vérifier si le mâle était plus vert ailleurs (elle était beaucoup moins disponible que son statut pouvait le laisser supposer). Elle travaillait dans le social, elle aussi. Elle ne s’occupait pas de personnes âgées, comme Laetitia, mais de handicapés, moteurs et mentaux. Françoise se passionnait par ailleurs pour le théâtre. Son pseudo empruntait à Racine le prénom du personnage principal d’une de ses tragédies bien connues.

Nous avons chatté un temps sur Meetic. Des échanges agréables. Françoise avait de l’humour et de la répartie. Sans avoir échangé nos photos (à quoi bon, puisque d’amour et de sexe il n’était pas question), nous avons décidé de nous retrouver un soir après son travail, dans un bar de la rue Saint-Maur. C’était le 3 janvier 2006. L’endroit, qu’elle avait elle-même choisi, était plutôt étrange. Une ouverture donnait sur une arrière-salle éclairée à la bougie et dans laquelle se serrait autour d’une grande table une quinzaine de personnes recueillies et vêtues de tenues bariolées. Il s’en échappait de temps à autre des sortes de psalmodies exprimées dans une langue absconse. Sans doute une secte.

Françoise est arrivée cinq minutes après moi, à vélo – comme l’ingénieur de Laetitia. Elle avait les yeux gris bleu, ou du moins c’est ainsi que je me les représente aujourd’hui. Il faisait très froid et elle portait une énorme doudoune sur un gros pull, un jean et des espèces de Clarks aux pieds. Elle a retiré le bonnet de laine qui emmaillotait son épaisse touffe de cheveux bruns, une écharpe de 3,5 mètres de long et des gants de la même matière avant de s’approcher de moi – il n’y avait pas d’autre homme seul assis à une table. Elle était assez jolie tout en manquant à mon goût d’un peu de piquant, de sex-appeal.

Françoise était moins à l’aise dans le face-à-face que derrière un clavier. En revanche, moi, je gagnais en assurance au fil des rencontres. Deux bières plus tard, on parlait à bâtons rompus, sur un ton badin – on avait retrouvé l’accent de nos chats. Elle m’a confirmé qu’elle ne voulait pas d’un amoureux et, comme je ne flashais pas sur elle, cela me convenait. Je n’ai donc pas « cherché à la séduire ». Nous nous sommes quittés sur le trottoir vers 20 heures…

Il s’est écoulé deux semaines avant notre second rendez-vous. Entre-temps, j’avais installé MSN Messenger (une messagerie instantanée très pratique et conviviale et bien sûr entièrement gratuite que tous les jeunes utilisaient à cette époque, avant l’avènement de Facebook) sur mon ordinateur et m’étais équipé d’une webcam. La séparation d’avec mes filles approchait et je cherchais ainsi à établir une sorte de lien permanent et multimédia entre elles et moi. Parallèlement, je m’étais momentanément désabonné de Meetic – sans toutefois détruire ma fiche ; j’étais passé en mode veille en quelque sorte. Au bout de deux mois, j’en avais déjà marre. Ça me prenait trop de temps. J’avais mis le doigt dans un engrenage entretenu par de nouvelles rencontres virtuelles quasiment chaque jour. Je voulais me donner une chance d’exploiter ces premiers contacts avant d’éventuellement replonger. J’avais noté quelques numéros de téléphones, adresses MSN ou mails perso de jeunes femmes qui me paraissaient intéressantes. Françoise en faisait partie.

Nous avons échangé des courriels tout au long du mois de janvier. On se retrouvait sur MSN quasiment tous les soirs et nos chats devenaient de plus en plus coquins. Elle me racontait ses fantasmes et même ses rêves érotiques. « J’étais dans mon lit et je jouissais, et toi, tu me regardais de l’extérieur, tu n’étais pas dans la chambre… » « On marchait dans la rue tous les deux. Il faisait nuit, il était tard. Je portais des Dim-up et j’avais froid. Tu m’as poussée sous un porche, plaquée contre un mur, tu as soulevé ma jupe et tu m’as prise fougueusement… » Oh my God !

Il était clair à présent que je ne serais pas un ami de plus dans ce cercle qu’elle souhaitait élargir. Il était tout aussi clair que nous coucherions ensemble très prochainement. Mais la chose était encore impossible à réaliser chez moi (dernières semaines de cohabitation) ainsi que chez elle (le fameux coloc !). Nous avons dîné un samedi soir chez des amis à moi, un couple sans enfant pas formaliste pour deux sous, dont le canapé du salon servait fréquemment aux copains de passage.

Nous savions tous les quatre comment cette soirée se terminerait pour Françoise et moi. Vers trois ou quatre heures du matin, nos hôtes se sont éclipsés, nous laissant le caniche, une couette et le canapé. Mais ni l’un ni l’autre n’étions très rassurés : en ce qui me concernait, c’était une première, et je crois bien qu’elle débutait, elle aussi, dans la cyberrencontre. Mais malgré le vin, qui avait abondamment coulé, le sommeil, les médocs (j’étais sous myorelaxant depuis plusieurs jours à cause d’un vilain lumbago) et notre embarras, la chose a eu lieu et duré jusqu’au petit matin. Certainement avec beaucoup moins d’ardeur et de fulgurance que dans les fantasmes de Françoise – la réalité ne rejoint jamais totalement les rêves –, mais elle a eu lieu. Nous en avions tous les deux envie et nous l’avons assouvie.

Sans avoir vraiment fermé l’œil, nous sommes partis vers 8 heures, sur la pointe des pieds. L’île Saint-Louis s’éveillait à peine. Le jour se levait, le ciel était dégagé. Nous avons traversé la Seine, la lumière était magnifique, et nous nous sommes engouffrés dans le métro vers nos homes respectifs – je tenais à rentrer avant que mes enfants se réveillent. J’étais un peu dans le gaz mais heureux. J’ai repensé à Fabrice. Bien sûr, je n’en étais pas encore à des « nuits torrides avec une rousse », mais j’avais franchi un grand pas. J’avais séduit une femme et couché avec elle. En réalité, je crois que c’est l’inverse qui s’est produit, mais je préférais sur le moment voir la situation sous cet angle. Ce qui était parfaitement malhonnête de ma part, j’en conviens.

 

Je ne suis pas tombé amoureux de Françoise et je n’ai jamais eu le sentiment que cela arriverait un jour. J’avais plaisir à la voir et à partager des moments avec elle, mais je n’éprouvais pas de sentiments forts à son égard. Ça ne se commande pas. J’avais plus envie de rigoler avec elle que de roucouler.

Dans les jours qui ont suivi, mon ex-femme a emménagé avec nos filles dans son nouvel appartement. Ce départ a été une épreuve très pénible. Vingt ans de vie commune qui s’écroulent en quelques heures comme une muraille de sable. Le plus éprouvant était de voir les affaires personnelles de mes filles s’en aller. Bien sûr, elles conservaient leur chambre chez moi, mais leurs objets les plus familiers, les plus intimes partaient avec elles. Une page de ma vie se tournait sous mes yeux et j’en étais le spectateur impuissant. Pour ce mini-déménagement, ma désormais ex-épouse se faisait aider par des membres de sa famille. Je me suis réfugié dans la cuisine, au fond de l’appartement, loin du feu de l’action et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps et de mon cœur. Seule mon ex s’en est aperçue et elle est venue me consoler avec des paroles aimables, réconfortantes. Au moment de partir, la plus jeune de mes filles a déposé une de ses peluches préférées – un genre de Teddy Bear – sur l’oreiller qu’occupait sa mère dans ce qui serait à compter de ce jour mon lit rien qu’à moi. « Comme ça, papa, tu dormiras pas tout seul ! » Cette attention m’a bouleversé et ce nounours n’a jamais quitté sa place depuis. Il figurera toujours dans ma chambre à coucher, sur la table de nuit opposée à la mienne.

Cette première soirée « seul » a été un moment de grande tristesse et je n’aurais pas imposé ma sinistre compagnie à mon pire ennemi. J’ai passé la seconde avec des potes, de bar en bar… La suivante, Françoise et moi avons dîné dans un restaurant japonais, puis elle est venue chez moi. Nous avons refait l’amour.

Le lendemain, je me suis envolé pour la Corse. Besoin de me changer les idées. J’y ai passé huit jours chez un ami, à regarder le soleil décliner sur la mer, à écouter le vent dans les eucalyptus, à boire de la Pietra, loin de mon petit quatre-pièces désormais si vide, loin du juge des affaires familiales et des avocats, loin des rencontres virtuelles et des hypothétiques nuits torrides avec d’hypothétiques rousses. Françoise et moi avons échangé quelques textos. Elle me refaisait le coup des Dim-up et des porches sombres, des culbutages sur la voie publique et des rêves humides. Elle avait « envie de moi » et attendait mon retour avec impatience.

On s’est revus fin février. Toujours sans passion, pour ce qui me concernait. Nous sommes allés au resto plusieurs fois, au cinéma un soir – je l’ai traînée voir Walk The Line, le biopic du ténébreux chanteur de country Johnny Cash, The Man In Black himself, alors qu’elle n’en avait, je pense, rien à faire.

Le mois suivant, on s’est vus en moyenne une fois par semaine. Chaque fois, Françoise restait dormir chez moi. Je lui ai fait la cuisine à plusieurs reprises. Mais, mes sentiments pour elle refusant obstinément d’évoluer, il m’apparaissait de plus en plus clair qu’on n’allait nulle part. Thierry, un ami, m’a alerté à ce sujet un soir : « Fais gaffe ! Elle est en train de s’attacher à toi. Tu devrais la quitter avant de causer trop de dégâts. »

Il avait bougrement raison. Une quinzaine de jours plus tard, sans que l’on se soit revus entre-temps (j’ai effectué plusieurs déplacements professionnels en province durant cette période), nous avons eu cette discussion sur MSN :

Moi : « Je crois comprendre par tes mails et tes textos que tu t’attaches à moi et ça me travaille… Je ne veux pas que tu t’attaches à moi.

– Tu as raison, je l’avais compris, merci de me l’avouer.

– Je ne suis pas dans une phase où je peux m’attacher à quelqu’un. »

Je crois que j’en avais envie, mais j’en étais incapable. C’était beaucoup trop tôt.

Elle : « Je comprends très bien. C’est légitime et normal. Cependant, même sans attachement, il peut y avoir un peu de communication… Enfin, si tu le souhaites… Sinon, on ne se voit plus du tout… D’ailleurs, je pense que c’est ce que tu veux.

– Je pense que c’est préférable, en effet.

– Ok, pas de problème. La seule chose que je trouve dommage, c’est d’en discuter par clavier interposé. Mais bon, ok, je vais t’oublier complètement, ce sera mieux comme ça… Je voudrais aussi ajouter que ce qui me plaisait beaucoup chez toi, c’était au lit, tu m’excites pas mal.

– Moi aussi ça me plaisait bien. Peut-être que plus tard on pourra se refaire des soirées-nuits ?

– Non, je crois qu’il vaut mieux que ça s’arrête là. Dis-moi seulement une chose avant, est-ce que tu as rencontré quelqu’un d’autre ?

– Non, promis ! »

Je ne mentais pas.

Elle : « En fait, tu aurais voulu qu’on soit juste amant et maîtresse, c’est ça ?… Mais tu sais, moi, ça m’aurait convenu…

– Je n’avais pas d’idée précise de ce que je voulais…

– Ma situation était très complexe, mais il est vrai que je me suis attachée à toi. Peut-être que j’avais envie d’un peu de changement, et tu me l’as apporté au bon moment… Mais, tout compte fait, si t’as envie d’une soirée-nuit de temps en temps… Et je voulais aussi t’avouer une chose, mais tu risques de mal le prendre : au début, je recherchais juste un amant… et je te prenais que pour ça. Seulement voilà : j’aime voir mes amants régulièrement, et c’est pour ça que j’ai eu une attitude d’amoureuse, je pense. Enfin bref, compliquée, la minette. Je t’embrasse. Et à bientôt pour une partie de jambes en… si tu en as envie. Des câlins de deux ou trois heures, ça me conviendrait… »

Voilà, mon aventure avec Françoise s’est achevée ainsi – du moins, c’est ce que je pensais. Je n’étais pas fier de lui faire part de mes réflexions et de lui annoncer ma décision abrité derrière un clavier, comme elle le soulignait. En fait, je craignais une scène – j’ai toujours redouté les scènes, je fuis en général le conflit qui risque de virer au psychodrame –, et je la sentais capable de ça, même si nous ne nous étions rien promis. J’étais donc plutôt rassuré qu’elle prenne les choses de cette façon. Pourtant, ses nombreux changements d’avis et contradictions au cours de cette conversation auraient dû me mettre la puce à l’oreille. Le sang-froid et la sérénité qu’elle affichait étaient feints. Sur le moment, je pensais simplement, et naïvement, que je me tirais à bon compte d’une situation délicate.

Deux mois plus tard, elle m’a adressé ce mail :

« Salut Arno, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à toi en lisant cette recette de la Dinde au Whisky. Bisous. Françoise (COMPLÈTEMENT détachée et donc disponible pour boire un verre à l’occasion). »

Je vous ferai grâce de l’histoire de ce gars qui tente de faire cuire une dinde au four tout en s’enfilant whisky sur whisky. Comme on peut s’y attendre, l’apprenti cuisinier se retrouve ivre bien avant que la volaille ne soit consommable et l’aventure tourne à la catastrophe.

Ça valait tout juste un sourire, mais je l’ai remerciée poliment de m’avoir fait partager ce grand moment d’humour.

Deux autres semaines se sont écoulées puis j’ai reçu celui-ci :

« Je ne sais pas pourquoi mais, ce soir, j’ai envie de toi ! Françoise. »

Dernier mail signé Françoise. L’histoire était-elle pour autant terminée ?

Pas sûr…