Chapitre 6

Un con, une garce

Fin avril 2006, après quelques échanges sur Meetic où elle avançait masquée, Sandra m’est apparue en photo sur MSN. Un seul cliché : visage gracieux, port de tête élégant, traits fins. Les cheveux étaient tirés en arrière, le maquillage sobre. Beaucoup de classe et une vraie beauté.

Sandra avait 36 ans. Elle était mannequin et travaillait essentiellement pour des collections de lingerie. Pas du porte-jarretelles ou du string de sex-shop, plutôt de la lingerie chic et de qualité, pour « dames ». Je me disais qu’avec un métier pareil, son corps devait être aussi bien fait que son visage et j’imaginais déjà une créature de rêve…

Sandra vivait avec son petit garçon d’à peine 10 ans dans le XVIIIe. Elle disait avoir divorcé trois fois et semblait vaccinée contre le mariage et même contre toute relation amoureuse. L’amour était pour elle synonyme de souffrance et on ne l’y reprendrait plus. Elle s’était donc forgé une carapace imperméable à tout sentiment amoureux. Sandra s’était inscrite sur Meetic uniquement pour « chasser ». Elle rabattait sur MSN et sélectionnait ses amants qu’elle ne voyait « qu’une seule et unique fois », pour ne plus s’attacher et souffrir. J’avais un peu de mal à adhérer à son concept, mais je le respectais. Et je n’avais rien contre le fait de passer « une nuit torride » avec un canon ! Fût-ce au risque de me brûler les ailes…

Nous avons rapidement passé des soirées à bavarder sur MSN, sans webcam, avec juste son ravissant minois en médaillon dans le coin supérieur droit de mon écran pour attiser mon désir de la rencontrer. Sandra parlait ouvertement de sexe et semblait très portée sur la chose. Voici un extrait d’une de nos premières conversations – plus précisément une sorte de « bout-à-bout » de quelques-unes de ses répliques :

« Avez-vous déjà fait l’amour qu’avec des mots ? Moi, j’aime ça. Ça m’électrise de ressentir par les mots… J’imagine, par exemple, vos mains remontant lentement le long de mes jambes. Votre bouche se pose sur mes lèvres. Ma respiration devient haletante. Je veux votre bouche. Mumm… ! Je ferme les yeux. Je sens votre langue effleurer mon sein gauche, ma robe est trempée. J’adore me faire sucer et mordiller les mamelons… Votre main s’attarde sur mes cuisses et monte vers l’objet de mon plaisir. Je la sens tout près de moi… Je glisse la mienne sur votre sexe. Il est dur. Je caresse le tissu et vous sens. J’ai envie de poser ma main sur votre peau. Je la glisse sous votre T-shirt et vous caresse doucement le torse. Vous sentez bon. Votre odeur m’enivre. J’ai envie de vous baiser. Je me mets sur vous et défais votre braguette tout en vous embrassant. Vous m’excitez… Votre braguette s’ouvre et je fais descendre votre pantalon. J’imagine votre sexe… »

Je n’avais quasiment pas besoin de la relancer, juste une petite insertion de temps à autre pour lui prouver que j’étais toujours là. Et ça repartait…

« Viens, pénètre-moi ! Baise-moi ! Je m’ouvre à toi… Oui, j’aime ça, je te sens… Continue… J’adore… Tu me fais du bien entre mes reins… Je sens ton sexe qui gonfle en moi et j’adore cette chaleur dans mon ventre… Je me sens partir… Mumm ! »

Est-ce qu’elle vivait ce qu’elle écrivait ou est-ce qu’elle cherchait à m’exciter ? Peut-être recopiait-elle un livre pornographique…

« Baise-moi encore, j’aime ça… J’en peux plus ! Je suis à toi, je veux ton sexe dans ma bouche, tu vas et tu viens dans ma bouche, j’adore ! Mumm… ! »

Cette Sandra était une femme bien étrange. Elle m’intriguait.

Un peu plus tard, le même soir, elle poursuivait :

« Tu as des fantasmes ? Moi, j’ai envie de vivre des fantasmes par MSN. J’ai envie de toi mais j’aime cultiver mon désir. Je ne veux pas d’un simple coup, comme ça, avec toi. Je veux que ce soit LE COUP. J’aime quand il y a de la créativité dans le sexe. Et lorsque l’on nourrit son désir (à deux), il peut se passer quelque chose d’exceptionnel, je crois. Même si ce n’est que pour une seule nuit. J’ai beaucoup de fantasmes. J’en rêve la nuit, je jouis même dans mon sommeil. J’ai envie d’en réaliser. Via Internet d’abord, puis en live. Je t’en parlerai. Je te propose une chose. On se voit, on baise (une seule fois). Mais on crée notre désir par MSN avant de se voir.

– Si on baise et que ça te plaît, comment peux-tu affirmer que tu ne voudras pas me revoir une deuxième fois ?

– Je le sais. Je me suis conditionnée comme ça. Je ne veux pas entrer dans une relation amoureuse. J’ai trop souffert de ça. Et maintenant j’ai réussi à juguler et à maîtriser tout sentiment. Mais tu m’intéresses. N’essaie pas de chercher en moi une âme sœur, tu te tromperais. Je baise via Internet régulièrement. Tu n’es pas unique. Au fond, je pense que vous (je reviens au vous) ne cherchez qu’une âme sœur, pour reprendre l’expression de votre annonce, mais ce n’est pas moi ! J’adore baiser, c’est mon truc. Je cherche sur Internet ce qui me conviendra le mieux dans le réel. Et j’ai réellement envie de vous. Mais je veux faire durer mon envie. Pour vous désirer encore plus. On se reconnecte très bientôt… »

Sandra m’a adressé ce mail le lendemain :

« Bonjour, Arno. J’ai vécu mon premier fantasme avec vous après notre dialogue d’hier soir. Je vous regardais faire l’amour à une autre. Vous la “baisiez” (excusez-moi l’expression un peu crue, mais c’était ainsi), la caressant avec douceur et violence à la fois. Vos corps étaient unis dans une étreinte excitante. Au moment où vous la preniez, j’ai senti monter en moi une jouissance, sans que je ne me caresse. Vous avez déjà du pouvoir. »

Le surlendemain, ne me trouvant pas sur Meetic ni sur MSN, elle m’a écrit ceci :

« Je vous imagine entre les mains d’autres femmes. J’adore cette idée. J’ai envie de vous. Vous m’avez manqué aujourd’hui. J’ai pensé à vous à plusieurs reprises. Je retrouve mon fils samedi, ce sera plus dur pour se contacter. Je vous bise. »

Quelques jours plus tard, elle m’a annoncé qu’elle s’apprêtait à rencontrer un homme. « J’ai rendez-vous avec un inconnu la semaine prochaine, un homme très doux, comme vous, qui m’attire par ses mots. Nous avons rendez-vous dans un hôtel. Il me laisse une enveloppe, avec la clé de la chambre réservée à son nom, et je l’attends. Mais je vais le baiser en pensant à vous. Si vous le permettez… J’ai envie d’y aller, mais vous m’obsédez. Viendrez-vous me rejoindre dans un hôtel, un jour ? »

Plus elle me déroutait, plus je me piquais à son jeu. Et elle n’en démordait pas : elle tenait à son aventure d’un seul soir, sans pour autant paraître pressée de la vivre. Impossible de savoir où elle habitait, son vrai prénom, un numéro de portable. Elle refusait tout contact étroit, tout indice qui puisse contrecarrer son principe du one-night-shot. Elle refusait aussi qu’on se rencontre une première fois dans un bar. Je ne savais rien d’elle finalement. Mais j’avoue que tout ce mystère autour de sa personne et de ses pratiques m’excitait de plus en plus.

Elle me parlait souvent de son petit garçon, fragile et solitaire, et de son boulot : les défilés épuisants, les interminables séances d’essayage ou de maquillage… Et puis du milieu de la mode, les exigences de son métier : un mode de vie ultra-sain (l’alimentation, le sommeil…) pour entretenir une plastique irréprochable, un emploi du temps de folie… Et la cruauté des créateurs, des couturiers, des organisateurs : « On est de la marchandise, on doit être belle… Parfois, j’aimerais être moche… » Sans oublier la drogue, ce piège dans lequel beaucoup de ses collègues tombaient… Elle disait y résister.

Un soir, sur MSN, elle m’a avoué ne plus vouloir poursuivre nos échanges. J’étais trop tendre pour elle, ça l’exaspérait. On ne se connaissait pas, rien n’existait entre nous que du désir. Puis elle m’a posé cet ultimatum :

« Demain, 23 heures, comme la semaine dernière, pour faire l’amour sur MSN. Vous prenez ou adieu !

– Je ne pourrai pas. Je suis pris demain soir.

– Eh bien, adieu ! »

Mais elle a ravalé sa fierté et la conversation s’est poursuivie :

« Si je sors de ma carapace, je suis à nu, et cela m’est trop souvent arrivé. J’en ressors mordue par des choses que je ne supporte pas, vous pouvez le comprendre. »

Je lui ai proposé de venir prendre un verre chez moi. Sa réponse :

« On ne me fait pas visiter son appartement, en général. Je préfère les toilettes publiques, les porches, les arrière-boutiques, les arrière-cours, etc. Mais avec vous ce ne sera rien de tout ça ! J’ai envie d’une nuit entière avec vous. »

 

Cela faisait une quinzaine de jours maintenant qu’on se retrouvait très régulièrement sur MSN. Il me semblait que la phase d’approche avait assez duré. Il était temps de quitter le virtuel. J’ai commencé à montrer des signes d’impatience, mais, chaque fois que je proposais un rendez-vous, elle prétextait une migraine, la garde de son fils ou un défilé imprévu. Et impossible de bloquer une date à moyen terme non plus : « Je ne peux jamais savoir à l’avance. Un mannequin a besoin de bosser, tout ce qui se présente est bon à prendre… »

Les échanges virtuels ont donc repris de plus belle. De plus en plus enflammés.

« Bonjour. Mon fils prend son bain, je profite de trente secondes de liberté ! Je voulais vous dire que j’ai eu mon deuxième fantasme avec vous cette nuit, en rêve. J’ai envie de vous sentir faire l’amour avec une autre femme… Je vous désire trop. Je veux un vrai baiser, votre souffle sur moi. Vous m’enivrez… À bientôt. Bises. Sandra. »

Mais elle aimait souffler le chaud et le froid. Bientôt elle me proposait de tout arrêter pour la seconde fois :

« Je vous sens loin de moi en ce moment, souhaitez-vous que nous arrêtions de dialoguer ensemble pendant un temps ? Je comprendrais. »

J’ai répondu que je souhaitais surtout passer à l’étape suivante. L’étape finale, comme elle n’a pas manqué de me le rappeler. Mais il fallait que je m’engage à respecter son fantasme de la rencontre unique. « Je veux que vous me le promettiez, quel que soit notre sentiment sur le moment ! J’en ai besoin, je suis trop attachée à vous déjà, et ça me fait peur de vous voir ! »

Cette dernière phrase me laissait penser que son système d’autodéfense n’était pas si infaillible que ça. Elle m’avait reproché mes excès de tendresse et de sensibilité, mais c’étaient des sentiments qu’elle connaissait bien…

 

Il a de nouveau été question de se voir un soir, rendez-vous avait été pris. Je ne sais plus pourquoi il a encore capoté, mais je retrouve ce petit mail que Sandra m’a adressé cette nuit-là :

« Si l’on s’était vus ce soir, on se séparerait déjà bientôt… J’ai tellement envie de vous que je vais m’endormir en pensant à vous. Je vous embrasse. Sandra. »

On n’avançait pas. Je me demande parfois comment j’ai pu être aussi patient. Le fantasme du mannequin ? Possible. Mais, au-delà de ça, Sandra me tenait. Plus elle demeurait inaccessible, plus je fantasmais sur sa personne. Cette fragilité qu’elle avait cherché à masquer mais qui transparaissait chaque jour un peu plus me la rendait aussi mystérieuse qu’attirante.

J’ai encore cherché à provoquer une rencontre : « J’aimerais bien qu’on se voie en fin de semaine, si c’est possible pour toi.

– Je pars vendredi matin très tôt pour mon travail, et ne serai de retour que lundi. Et je ne sais plus si je veux vous voir ! Je pense trop à vous déjà, c’est mauvais. Je repars en chasse, pour vous oublier. C’est mieux comme ça, je me connais suffisamment pour savoir que votre esprit me plaît et que le reste suivra ! Je vous trouve très gentil, j’adore dialoguer avec vous, et même pour une nuit j’augure le pire, et je ne veux PLUS être dépendante une seule fois dans ma vie. Ne m’en voulez pas. »

Sandra et son histoire commençaient à me tourner la tête. Mais comment lui en vouloir ? Elle m’apparaissait comme ce petit oiseau qui se tient à distance et qui s’envole au moindre mouvement dans sa direction, mais qui pourtant revient régulièrement vous observer.

Il fallait à tout prix que je la rencontre. Comment une femme aussi belle et sensible et dotée – en apparence – d’une intelligence respectable pouvait-elle se murer dans cette logique absurde ? Elle avait dû sacrément souffrir.

 

Et puis, un soir, au bout d’un mois d’échanges environ (je précise que je ne dialoguais pas exclusivement avec Sandra), tandis qu’une sorte de routine s’installait tranquillement, que nous nous retrouvions quotidiennement dans le cyberespace, presque comme un cybercouple d’un certain âge déjà, nous avons eu cette cyberconversation :

Sandra : « J’ai réfléchi, je ne veux pas vous voir. Vous m’en voulez ? Je ne suis pas une femme pour vous, je suis insupportable quand je suis attirée par un homme ! Arrêtons de dialoguer si vous le souhaitez !

– Voici mon numéro… Appelle-moi !

– Non, je ne le ferai pas, je ne veux pas de contact avec vous !

– Alors, adieu ! Mais sache que tu es la bienvenue si tu changes d’avis.

– Vous êtes dur, mais merci de m’aider. Je vous souhaite plein de bonnes choses.

– Non, je ne suis pas dur, simplement je ne vis pas dans le virtuel, j’aime les gens pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils projettent sur Internet…

– Je ne sais pas quoi vous dire ! Je veux rester sereine dans mes décisions, et vous avez perturbé tout cela, je suis tombée dans un piège peut-être, je ne sais pas, en tous les cas, je reste ferme, même si j’ai tort.

– Inutile de poursuivre cette discussion tant que tu “restes ferme”, j’ai développé mes arguments, la balle est dans ton camp, Sandra, et je te souhaite moi aussi, quoique tu décides, beaucoup de belles choses…

– Merci, Arno. Est-ce que vous voulez que je vous retire de ma messagerie ?

– Tu fais ce que tu veux… »

Un blanc. Sandra a laissé une bonne minute s’écouler avant de poursuivre :

« Je vous ai caché quelque chose. Je n’ai pas été honnête avec vous. Lorsque je vous ai contacté, j’étais vraiment sincère dans mes intentions. Une seule chose ne l’était pas, j’étais amoureuse d’un autre homme, et je me le cachais plus ou moins. Nos dialogues du début me faisaient penser à lui, vous avez une ressemblance avec lui, dans vos façons d’agir et de dire les choses, la tendresse. Et je me suis tout de suite sentie bien.

– Cours le retrouver ! J’en ai assez ! Ciao !

– Non, je vous aimais beaucoup pour vous-même, pas pour lui.

– Alors fais ton choix !

– Je suis désolée. Je ne voulais pas que ça se termine comme ça, je suis une conne. Je ne veux surtout pas que vous pensiez que je me sois servie de vous, je suis quelqu’un de très sensible. Et franchement, ça a été difficile pour moi la semaine dernière, car j’avais pris ma décision mais je n’osais pas vous en faire part. Je ne veux pas que vous soyez en peine. De toutes les manières, on ne se connaît pas, si ce n’est en photo. Ne regrettons rien. Vous m’en voulez ? Je vous comprends. En tous les cas, je sais une chose, je crois que j’aurais aimé vivre quelque chose avec vous. Vous croyez que je me suis moquée de vous, mais pas du tout, je me suis réellement attachée à vous. Je n’ai pas été malhonnête. »

J’ai mis fin à la conversation MSN dans un état de rage peu habituel. Comme un mari cocu, je me sentais trahi. C’était pathétique.

J’ai bu un scotch et, à peine calmé, je lui ai écrit un mail, rebondissant sur sa dernière phrase (qui, au passage, disait l’exact contraire du début de sa confession) :

« Si, tu as été malhonnête, tout n’a été que mensonge de ta part… Je ne crois plus un mot de ton histoire, surtout cette pseudo-crainte de tomber amoureuse une nouvelle fois, puisque tu l’étais déjà – ou encore… »

Nous nous sommes recroisés sur MSN quelques jours plus tard. Elle a fini par s’adresser à moi :

« Je vous salue avant de me déconnecter, par politesse. J’étais en dial avec Paul, l’autre. Bonne soirée. Bye. »

Elle s’est remanifestée le lendemain pour me supplier de la retirer de ma messagerie, se refusant à m’éliminer de la sienne sans avancer pour cela des arguments très convaincants. Je lui ai fait comprendre que ses relances répétées m’étaient pénibles et l’ai suppliée en retour de me laisser en paix et de gérer son carnet d’adresses comme elle l’entendait.

Elle a fini par me virer de ses contacts.

Mais elle a utilisé celle de Meetic pour me relancer quinze jours plus tard :

« Une trace trop forte est restée de toi ! Je suis en manque de toi, de tes mots, de ta douceur, de tout, j’ai envie de toi mais je ne suis toujours pas prête pour le réel. Retrouve-moi un peu ici. Je t’embrasse. Sandra. »

J’ai fait ce que je n’aimais pas faire, je l’ai blacklistée, afin qu’elle arrête de me harceler. Je n’en pouvais plus.

Malheureusement, je lui avais également communiqué mon adresse mail perso, je ne sais plus pour quelle raison. Elle s’est donc encore manifestée par ce biais une semaine plus tard :

« Tu as certainement raison. Liste noire, plus de contact. Tu prends les bonnes décisions pour moi ! » Elle a réitéré deux jours plus tard, mais le ton et le registre avaient complètement changé : « J’ai une envie folle de te voir. J’ai envie très fort de tes mains sur moi, de ta bouche, de toi tout simplement… Je n’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort en moi. Je t’embrasse très tendrement. Baisers baisers baisers. Dis-moi quand je peux t’appeler. Je suis là demain soir. Sandra. »

J’avais du mal à y croire. J’avais ramé pendant deux mois pour qu’on se voie et voilà que ma « créature de rêve » se montrait enfin disposée à le faire, et c’est elle qui en prenait l’initiative. Cela me paraissait improbable, mais j’avais encore envie d’y croire.

Elle n’a pourtant pas téléphoné. Mais elle prétendait ne plus y être opposée. On progressait donc. Restait bien sûr à déterminer où et quand nous nous verrions.

Consciente du fait que le métier de mannequin ne pouvait s’exercer indéfiniment, Sandra avait décidé de reprendre ses études quelques mois plus tôt. Elle préparait un master en criminologie et une série de partiels, nécessitant beaucoup de travail, se profilait.

Nous avons néanmoins posé une date. Un mardi soir.

Mais elle s’est ravisée deux jours avant.

« Je voudrais que l’on reporte à dimanche soir. Est-ce possible ? J’ai trop de retard dans mes révisions, et j’ai mal au cœur de laisser mon fils un soir. Je suis très prise par mon job et mes études, et je culpabilise. Tu vas m’en vouloir. Je passerai dans ton quartier dimanche après avoir déposé mon fils chez mon ex. Dis-moi oui. J’espère que tu as passé un bon week-end avec tes filles. Bises. Sandra. »

Ma réponse : « Bonsoir, Sandra. Je comprends tes soucis par rapport à ton fils et à tes exams. Mais ne peut-on pas se voir quand même dans la journée de mardi, juste pour un café ? À l’heure que tu voudras… Histoire de tenir nos engagements. “Dis-moi oui !” Ça ne change rien pour dimanche soir, bien sûr. Je t’embrasse.

– Je ne suis pas chez moi, mais chez la secrétaire de mon agent. Pour moi c’est assez difficile en journée, car je bosse. Mardi : défilé dans le XVIe. Je ne sais jamais à quelle heure je finis. »

Nous ne nous sommes donc pas vus mardi, mais le rendez-vous se concrétisait pour dimanche. Nous n’avions pas repris nos conversations sur MSN depuis le bug précédent, mais nous échangions des mails quotidiennement.

Samedi soir, elle m’a écrit ceci :

« Je rentre à l’instant. Je suis sur les rotules […] Pour demain, je serai exténuée, mais c’était convenu, donc… On se recontacte pour l’heure. Bises. Sandra. »

Nous nous sommes mis d’accord sur 20 h 30. Sandra m’enverrait un texto ou m’appellerait après avoir déposé son petit. Mais cet autre mail m’est arrivé le dimanche midi : « Je pars à un barbecue à 50 km de Paris, avec mon fils. Je ne sais pas trop à quelle heure je reviens, d’autant plus que j’ai une migraine ophtalmique qui me tient depuis hier. Tu vas m’en vouloir, mais je vais devoir reporter notre rencontre. Je n’aurais pas dû accepter que l’on se voie avant mes examens, ça m’oppresse toujours. Je suis archi-surbookée dans ma tête. Bref, retrouvons-nous sur Meetic (ce soir peut-être, selon mon état). Je t’embrasse. »

Il était absolument hors de question pour moi d’ajourner une énième fois notre rencontre. J’avais déjà fait preuve d’une patience que je ne me connaissais pas, et sans doute aussi d’énormément de naïveté. Mais on atteignait un point de rupture. Trop, c’est trop. Je lui ai répondu sur-le-champ que c’était hélas aujourd’hui l’ultime occasion pour une rencontre, il n’y en aurait pas d’autre. Migraine ou pas, elle ne pouvait plus se défiler.

J’ai pensé qu’elle appellerait ou enverrait un SMS. Mais rien de toute la journée. Vers 23 heures, elle a écrit : « Je rentre à l’instant, désolée. Je suis épuisée. Je vais voir sur Meetic si tu y es. Je t’embrasse. »

Je n’y étais pas.

Je lui ai écrit le lendemain, histoire de mettre un point final à cette non-histoire qui s’était étalée sur plusieurs mois.

« Je voulais juste te dire que si tu es épuisée, moi aussi, mais par ton attitude. Un pas en avant, deux en arrière. Je ne sais rien de toi, pas de numéro de téléphone, même pas un prénom… J’en ai assez des mensonges, des fausses excuses, des revirements de sentiments… Assez des “j’ai envie de toi”, des “tu me manques”, assez des promesses non tenues, assez du virtuel, assez des argumentations… Soyons un peu adultes, un peu honnêtes. L’envie est toujours là, mais la confiance sérieusement écornée. Appelle-moi le jour où tu es vraiment prête à me rencontrer, si ce jour arrive un jour… Arno. »

Malgré moi, j’espérais encore qu’il arriverait, je ne sais pas pourquoi… J’avais peur de passer à côté de quelqu’un de très particulier.

Je n’ai plus entendu parler de Sandra pendant un mois entier !

Puis elle s’est de nouveau manifestée, via Meetic… J’étais passé à autre chose, je rencontrais d’autres personnes, même si je conservais une part de curiosité à son égard. Comme rien n’évoluait vraiment de son côté, j’ai refusé de dialoguer. Elle s’est vexée : « Bon, je te laisse à tes Meetic girls. Bonne chasse à cour ! » J’ai trouvé ça assez déplacé venant de sa part et lui ai proposé d’en rester là. Pour de bon !

Ce qui m’agaçait dans toute cette histoire, c’est que je n’avais toujours pas la clé du mystère. Qui était Sandra ? Que voulait-elle vraiment ? Quel était son problème ? De toute évidence, il y en avait un. Et un gros !

Deux jours plus tard, nous avons eu une ultime conversation sur MSN. J’avais le cafard ce soir-là et son comportement m’était devenu insupportable.

Moi : « Je regrette déjà d’avoir engagé cette conversation. Et je regrette surtout de m’être laissé prendre à ton jeu machiavélique. J’aurais souhaité ne jamais te connaître. Tu fais du mal autour de toi. Tu es tellement mal dans ta peau que ça en est contagieux.

– Souviens-toi alors d’une chose : tu as pu faire du mal un jour toi aussi.

– J’aimerais bien savoir comment, tu ne m’en as jamais donné l’occasion.

– Mystère ! Réfléchis !

– Plus envie de réfléchir à tout ça, j’ai toujours été disponible, toi jamais. Point. Final !

– OK ! Alors, ne réfléchis pas. Je suis machiavélique, tu as raison. »

C’est alors que Sandra m’a avoué avoir joué la comédie depuis le début. J’avais été le dindon d’une farce démoniaque née dans son cerveau détraqué. Et toute cette mascarade devait donner matière à un livre qu’elle écrivait, sur elle et moi. Les bras m’en tombaient. Pourtant, je n’ai pas tout à fait mordu à ce grossier hameçon.

Quelques jours plus tard, elle m’a envoyé un mail sur Meetic :

« Chaque fois que je passe, je te vois en chat. Je n’ai plus du tout confiance en toi. Sandra. Mon vrai prénom : Alice. Adieu. »

Alice est le prénom de mon ex-épouse. Je n’ai jamais pensé un seul instant qu’il pouvait s’agir d’elle. Et il ne s’agissait effectivement pas d’elle. Mais il n’y a pas de hasard. Aussi incroyable que cela puisse paraître – ma naïveté, parfois, me déconcerte –, c’est seulement à ce moment que j’ai pensé que j’avais peut-être affaire à quelqu’un qui me connaissait. Qui me connaissait très bien.

Tant pis, le mystère demeurerait entier sur l’identité et le problème de Sandra-Alice, mais elle m’avait fait perdre assez de temps comme ça. Elle ne m’intéressait plus ! Exit !

L’histoire pourrait s’arrêter là. Pourtant, elle comporte un épilogue…

 

Sandra m’a recontacté un an plus tard. Un mail sur Meetic : « Une pensée pour mon joli oiseau. J’espère que tu vas bien, je pense que tu auras mon mail, je t’ai retiré de ma blacklist ! Bises virtuelles. Sandra. »

En fait, elle n’avait jamais cessé de visiter régulièrement ma page. Après réception de ce mail, je suis allé relire la sienne et suis tombé des nues. La mannequin/étudiante-en-criminologie était devenue bibliothécaire/libraire. Elle n’était plus divorcée et mère d’un petit garçon mais célibataire sans enfant ! Elle n’habitait pas le XVIIIe mais le IXe. Et tout à l’avenant !

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui écrire : « Bonsoir, Sandra, Alice, mannequin, étudiante, écrivain, peu importe à qui je m’adresse. Tu apparais toujours masquée et ne laisses jamais de trace… Comme un fantôme virtuel… Je viens de relire ta fiche ; où s’arrêtera ta mythomanie ? »

Sandra n’a pas répondu. Alice non plus. Elle n’a plus jamais cherché à établir le dialogue sur le Net. Et je n’ai jamais entendu parler d’un livre relatant notre histoire.

 

Il s’est écoulé une autre année, puis…

J’ai reçu un appel sur mon portable un après-midi. C’était Françoise, ma première liaison Meetic (voir chap. 2). Elle voulait s’affranchir de tous ses mensonges : Sandra, c’était elle ! Tout n’avait été qu’invention : son âge, le mannequinat, son fils, la fixation sur le one-shot, les défilés et les barbecues, le master en criminologie et le livre sur nous, Paul, Alice, les trois ex-maris, le domicile dans le XVIIIe… Tout était faux ! Y compris sa photo, que j’avais tant observée.

« Tu m’en veux ? »

Elle a eu le culot de me poser cette question.

En reconstruisant l’histoire pour les besoins de ce livre, je retrouve bien sûr de nombreux indices. Comment n’ai-je pas pensé à elle ? Mais elle avait le beau rôle. Elle me connaissait bien, il était facile pour elle de me manipuler.

Évidemment que je lui en voulais – le mot est faible –, mais je m’en voulais surtout à moi-même. De l’avoir fait souffrir, même de manière involontaire – mais je l’avais fait et sa réaction n’était rien d’autre que de la vengeance –, et surtout de m’être laissé prendre à son piège. Quel con ! Et quelle garce !

J’ai eu par la suite deux ou trois autres contacts virtuels ambigus avec d’autres filles sur Meetic. Je ne serais pas surpris d’apprendre que Françoise se cachait aussi derrière ces profils-là.