Chapitre 7

Une espèce d’effet blanc

Certains profils ne manquaient pas d’intérêt ou d’originalité mais, pour d’étranges raisons, lorsque le contact s’établissait la mayonnaise ne prenait pas. À titre d’exemple, voici un échange de mails avec Sandy, une ravissante mère de famille dont le CV et le QI semblaient tout à fait honnêtes.

Moi : « Belle Sandy, vous êtes insaisissable !!!

– Mais encore ?

– Eh bien, chaque fois que je vous aperçois, je clique et… trop tard. Toujours trop tard. J’aimerais bien qu’on se trouve un jour… Pas vous ? À bientôt, j’espère, et bonne soirée ! Arno.

– Effectivement, je viens de lire mes mails vite fait… Je ne cherche pas ni ne chatte… Donc apparitions furtives… À part ça ?

– À part ça, il fait froid et votre œil bleu me surveille d’un air fripon tandis que je tente de rebondir lamentablement sur votre dernier mail. Quelques éléments de présentation : marié, deux filles (ados) que je reçois un week-end sur deux… J’écris des livres pour les grands et les petits, j’aime par-dessus tout la musique, la littérature et le cinéma et ne déteste ni un bon repas ni un bon verre. À bientôt, Sandy ?

– Marié ?

– Pour un lapsus, c’est un lapsus ! Mille pardons ! Bien sûr, je suis divorcé (sinon je ne verrais pas mes enfants qu’un week-end sur deux) et je peux en produire le jugement !

– Bien… et à part ça ?

– Euh… ! Vous allez me balancer cette subtile réplique en écho à chacun de mes mails ? Un peu à vous de vous dévoiler, chère… »

Silence de sa part.

Donc je relance après quelques jours : « Vous n’avez pas apprécié que je joue votre jeu ? »

Nouveau silence.

Je re-relance : « Ne me dites pas que vous êtes mauvaise joueuse ?

– Mauvaise joueuse ? Non pas vraiment… disons que je ne suis pas très motivée. Et il ne s’agit pas du physique… C’est le style de nos échanges qui me laisse hésitante ! »

Je ne sais si l’on peut qualifier d’échange cette correspondance à sens unique. Car en dehors de me renvoyer la balle avec ses « à part ça ? », la belle ne disait pas grand-chose. Bref !

Next, please !

 

La suivante s’appelait Catherine et avait à peine 40 ans. Avec elle, la mayonnaise a pris très vite.

Catherine vivait seule avec sa petite fille de 18 mois dans un deux-pièces près de l’Opéra. C’était une fille de bonne famille – elle avait même un petit côté Vieille France –, mais simple, sans excentricité apparente, s’habillant et se coiffant de manière très classique, presque désuète. Elle squattait l’appartement de sa grand-mère partie rejoindre pour l’été la villa au bord de l’eau dans laquelle ses parents coulaient une paisible retraite, à Granville.

Catherine élevait seule sa fille, après le départ d’un papa soi-disant immature, travaillait à mi-temps comme enseignante et donnait l’image d’une personne parfaitement bien dans sa peau et équilibrée.

Je lui ai donné rendez-vous un soir à 19 heures, au bar de l’Arsenal à Bastille. Elle s’est pointée en robe bleu marine à pois blancs. Elle n’était pas belle mais possédait un certain charme. Après quelques bières sous les tonnelles – c’était une agréable soirée de début d’été –, nous sommes allés dîner dans un restaurant du quartier. Puis nous sommes passés boire un verre à l’improviste chez des amis à moi qui habitaient le quartier. Vers 1 heure du matin, alors que nous marchions rue Saint-Antoine, je lui ai demandé si elle voulait venir poursuivre la soirée chez moi. Elle y a passé la nuit.

Le lendemain, à la mi-journée, j’ai reçu ce mail : « La dernière fois, c’était avec le père de ma fille, il y a un moment déjà… Cette nuit était délicieuse… Merci. Bisous. À bientôt. Catherine. »

Je n’ai rien vu venir avec Catherine. Je n’ai pas senti son désir profond, incontrôlable de s’enraciner dans la vie d’un homme. Dans la soirée, elle m’écrivait déjà : « Mon intimité est à toi et tes désirs sont des ordres… Dis-moi ton plaisir ! En frissonnant de t’attendre, reçois de tendres et doux baisers… partout ! Bonne nuit. Catherine. PS : j’ai acheté de la lingerie aujourd’hui, peut-être encore un peu trop sage… J’attends ton avis… » Je n’ai entendu que ce que je voulais entendre.

Nous nous sommes revus une demi-douzaine de fois dans les quinze jours qui ont suivi. Une fois pour aller ensemble à une fête chez des amis à moi, une autre chez d’autres amis qui organisaient une soirée buffet-télé-foot (le Mondial 2006 avait commencé). Nous sommes aussi allés au restaurant – elle raffolait autant que moi de la cuisine japonaise. Nous passions chaque fois la nuit chez moi. Au lit, Catherine s’offrait totalement. Elle se disait prête à expérimenter des choses qu’elle n’avait jamais faites, pour le seul plaisir de me faire plaisir. Elle me disait des choses qui pouvaient paraître flatteuses mais qui auraient dû me mettre la puce à l’oreille, des déclarations excessives du genre : « On ne m’a jamais fait l’amour comme ça ! » Je crois que c’est au cours de la deuxième ou de la troisième nuit qu’elle m’a dit : « Je t’aime ! »

Ça m’a secoué. Je n’étais pas prêt à entendre ça. Sur le coup, je n’ai pas relevé, ce n’était pas le moment. Mais j’ai senti à partir de ce moment-là que les choses dérapaient. Je ne comprenais pas que l’on puisse éprouver un sentiment aussi fort en se connaissant aussi peu. Je voyais déjà la répétition de l’aventure avec Françoise et ses avatars sous la fausse identité de Sandra.

Parallèlement, Catherine prenait de plus en plus de place dans mon quotidien. Elle devenait envahissante. Après avoir passé la nuit chez moi, elle traînait de plus en plus longtemps, toujours en demande de câlins, alors que j’avais besoin de me retrouver seul pour travailler. Nous ne nous connaissions pas assez pour que je puisse vaquer à mes occupations habituelles en sa présence. Sa façon de s’imposer m’incommodait, mais elle ne le remarquait pas.

J’ai quitté Paris quelques jours pour raison professionnelle et suis allé à La Rochelle. Parmi de nombreux textos, j’ai reçu celui-ci : « J’ai acheté une nouvelle petite culotte, ivoire, transparente, avec des dentelles, aussi jolie que le port de La Rochelle… Enfin je crois… Catherine. »

À mon retour, elle m’a invité à dîner chez elle. J’ai été très bien reçu et y suis resté jusqu’à l’aube. Puis, elle-même est allée rejoindre sa fille en Normandie, dans la maison familiale. Elle s’est absentée une semaine, durant laquelle nous avons eu relativement peu de contacts pour cause de réseau de téléphonie mobile défaillant. Quelques appels de fixe à fixe le soir, un texto ou un mail de temps en temps… J’espérais que ses sentiments faibliraient. Je me trompais.

Lorsque nous nous sommes revus, dès son retour, j’ai voulu clarifier la situation. Une canicule estivale sévissait et nous nous désaltérions dans la cuisine un après-midi, fenêtres ouvertes. Je lui ai avoué que la situation m’échappait, je la voyais s’amouracher chaque jour un peu plus, tandis que mes sentiments pour elle n’évoluaient pas. Je n’étais pas amoureux d’elle et ne le serais jamais. Il y avait autre chose qui me gênait, de l’ordre de l’épiderme, mais je ne voulais pas la vexer en le lui dévoilant. Son grain de peau et son odeur m’indisposaient de plus en plus. D’autant qu’il faisait très chaud et qu’il était difficile de ne pas transpirer. Mais je suis incapable de dire une chose pareille à une femme. J’ai donc occulté cette incompatibilité physique pour me focaliser sur l’aspect purement sentimental. Je lui ai répété que je ne me sentais pas prêt pour une relation stable, que les choses allaient trop vite et trop loin pour moi et que j’avais besoin de prendre un peu de recul, de faire un break, comme disent lâchement les hommes quand ils désirent rompre. Un break d’un demi-siècle, voire un peu plus, ferait l’affaire.

Catherine a crâné un moment : T’inquiète, je suis pas si amoureuse que ça ! Et d’ailleurs, a-t-elle proposé, je pouvais avoir d’autres aventures, ça ne la gênait pas du tout. Mais ça ne lui ressemblait pas et j’ai pensé que cela cachait un vrai malaise. Je lui ai dit qu’il n’était pas question de jouer à ce jeu-là. Une rupture nette et franche s’imposait. Alors elle s’est mise à pleurer et à me supplier de lui conserver une petite place dans ma vie. Elle était presque à genoux, implorant pour que l’on continue à se voir une fois de temps en temps, quand je le désirerais, je n’avais qu’à siffler et elle accourrait. Et est-ce qu’elle pouvait passer une dernière nuit dans mes bras ? C’était terrible, je souffrais pour elle. Comment pouvait-on se comporter comme ça ? Ça m’échappait.

Cette éprouvante discussion a duré plusieurs heures. Et puis Catherine a fini par accepter l’idée que l’histoire était vraiment terminée. Elle a consenti à rentrer chez elle en me promettant de retourner à Granville auprès de sa fille et de ses parents dès que possible.

Nous avons eu un échange de mails dans la soirée :

Elle : « Mes baisers ont dû te faire du bien, mais ils n’ont pas été une révolution. Je pars demain retrouver ma vie ordinaire, roule mes affaires en boule, dans un coin, c’est ce qu’elles méritent… Catherine.

– Je ne voudrais pas que tu sois amère ou même triste. Tu ne le mérites pas. Je sors d’une longue routine conjugale, comme tu le sais. J’ai grande envie de liberté, une liberté incompatible avec tes sentiments et ton investissement. Je n’ai pas de certitude, j’essaie de te comprendre comme de me comprendre. Si tu veux parler, tu peux bien sûr m’appeler. Je t’embrasse, Arno. »

Catherine avait d’excellentes raisons d’être amère et triste, et j’y étais pour beaucoup. Mon mail était stupide. Les choses auraient été tellement plus confortables pour moi si elle s’était détachée sans faire de vagues… Quant à l’inviter à m’appeler, c’était la dernière suggestion à lui faire.

Je la croyais calmée mais les choses venaient tout juste de commencer. J’ai vécu l’enfer pendant plusieurs jours. Catherine m’appelait à toute heure du jour et de la nuit, tantôt pour pleurer et se lamenter sur son triste sort de femme abandonnée, tantôt pour me lancer à la figure reproches et insultes. J’étais le dernier des derniers, le pire des salauds ! Elle est venue le lendemain récupérer les quelques affaires qu’elle avait pris soin de laisser chez moi pour investir un peu mon territoire et j’ai eu droit à un sketch aussi pénible que celui de la veille.

Plus tard, ce soir-là, elle m’a écrit ceci :

« Désolée pour le spectacle décadent de ces dernières vingt-quatre heures. J’aurais aimé t’offrir le meilleur de moi-même, pardon. Bises, Catherine. »

J’ai répondu : « Passe de bonnes vacances, Catherine. Prends soin de toi ! T’embrasse, Arno. »

J’ai compris plus tard qu’il était inutile de répondre, cela revenait à souffler sur la braise.

Elle : « Hier, j’ai menti, je suis incapable de partager un homme que j’aime, ça m’arrive trop rarement. Longue route et joyeuse liberté ! »

J’ai fini par ne plus décrocher lorsque je voyais son numéro s’afficher. Du coup, elle m’inondait de messages téléphoniques et de textos. J’entendais tout et son contraire, elle m’aimait éperdument et me haïssait alternativement. Le lendemain, j’ai reçu ce mail :

« Demain, j’ai rendez-vous avec un homme à 19 heures à l’Arsenal, c’est un prof de linguistique, j’ai pensé que ça me soulagerait. Ça me donne mal au ventre… Catherine. »

J’aurais aimé l’aider mais j’étais la dernière personne à pouvoir le faire. Je m’en voulais d’avoir engendré ça, même si je n’étais pas responsable de sa fragilité psychologique ni de ses sentiments.

Elle m’a aussi écrit ça : « Un ami m’a dit qu’il était content pour moi, que j’avais de la chance d’avoir été amoureuse à ce point (mais que j’avais aussi vraiment déconné à la fin). Je sais, ça fait un peu peur, mais je crois que si j’avais su réguler mes sentiments, ça n’aurait peut-être rien changé quant à l’issue, mais au moins il y aurait eu moins de déplaisir et de nuisances pour toi. Encore pardon, donc, pour ce désordre. J’ai appris des choses sur moi, reste à trouver de quoi aller me faire soigner un petit coup de plus chez mon psy (sourire). Bises. Catherine. PS : contrairement aux apparences, je sais observer des silences radio. »

Ce silence radio, que j’appelais de tous mes vœux, ça n’était hélas pas pour tout de suite. Un soir de cette semaine-là, j’étais convié à un dîner professionnel dans un restaurant à l’autre bout de Paris. J’ai senti mon téléphone portable vibrer contre ma cuisse à maintes reprises durant le repas. Avant le dessert, j’ai prétexté une envie d’aller aux toilettes pour interroger mon répondeur. Catherine avait appelé cinq ou six fois et avait laissé plusieurs messages hystériques. Elle était dans tous ses états, une véritable harpie ! En fait, elle tambourinait à la porte de chez moi en pleurant et hurlant, persuadée que j’étais à l’intérieur en compagnie d’une autre femme et que je refusais de décrocher ou de lui ouvrir…

J’ai écourté ma soirée et suis rentré chez moi, mais elle n’était plus sur mon palier.

Le lendemain, elle m’écrivait : « Finalement, les avis sont partagés, une amie m’a dit : “Il va juste penser que tu es cinglée, et il aura raison.” Elle a ajouté : “Il faut juste que tu trouves un homme qui aime les cinglées.” Je pense qu’elle a raison. Bises. Catherine. »

Je suis resté plusieurs jours sans nouvelles d’elle et cela m’a inquiété car je la sentais vraiment prête à toutes les bêtises. J’ai donc cherché à en prendre : « Bonsoir, Catherine, j’espère que tu vas bien. Je voulais m’en assurer. Es-tu partie en Normandie ? Prends soin de toi. Je t’embrasse. Arno. »

Elle n’a répondu qu’une dizaine de jours plus tard, en rentrant de Granville : « Je vais bien. Suis de retour à Paris plus tôt que prévu, ravie d’y passer une partie de l’été. Prends soin de toi à ton tour ! Je t’embrasse. Catherine. PS : Encore mille pardons pour mes débordements intempestifs et grotesques. »

J’étais un peu rassuré, elle semblait reprendre du poil de la bête. Mais il ne s’est pas écoulé bien longtemps avant cet autre mail : « Tu me manques… Catherine. »

Une quinzaine de jours plus tard : « Acheté de jolis bas noirs, bordés de dentelles en haut sur la cuisse… Juste pour toi… Bises. Catherine. »

J’en ai reçu quelques autres le mois suivant :

« En dépit de tout, mon histoire avec toi restera pour moi une jolie chose… » ; « Tu conserves la même valeur à mes yeux et restes un type bien. Garde-moi une place dans ta vie – même toute petite. Bon, tu vas penser : cette fille est folle ! Mais ça, ça n’est pas un scoop, et puis non seulement j’assume mais je me soigne ! Pour te dire vrai, j’aimerais que tu me prennes dans tes bras, avant qu’un des deux hommes qui me font une cour effrénée me cueille comme une fleur. Sonne à ma porte demain, sans prévenir, à n’importe quelle heure, je te garantis toute la douceur dont je suis capable… Bisous, Catherine. »

Je ne répondais plus, j’avais décidé de couper les ponts quoi qu’il arrive et de rester sourd à ses relances. Ça l’a évidemment fait réagir – mais quoi que je fasse la faisait réagir :

« Tu as la froideur d’un médecin légiste, et le léger mépris du chasseur mondain et bourgeois en plein fantasme de collection. Fais attention à toi quand même… Au début, j’avais une sorte de rage, aujourd’hui subsiste juste une espèce d’effet blanc. Catherine. »

Cet effet blanc me convenait parfaitement.

Après ce dernier mail, Catherine n’a plus jamais cherché à me recontacter directement. Cependant, dans les mois qui ont suivi, je suis certain de l’avoir à nouveau croisée sur Meetic. Plusieurs femmes (sans photo) sont venues successivement se présenter à moi, cherchant à m’aguicher de manière suspecte, trop flagrante. Je suis tombé dans le panneau plusieurs fois, mais Catherine se trahissait toujours à un moment ou à un autre. Et lorsque je la démasquais, elle me blacklistait aussitôt. Le profil disparaissait et le manège recommençait avec un nouveau profil. Elle changeait de pseudo mais c’était toujours le même âge, la même situation de famille, le même lieu de résidence, la même description physique, le même métier… J’ai fini par devenir un peu parano : chaque fois qu’une femme sans photo fraîchement inscrite visitait mon profil, je vérifiais aussitôt tous ces points.

Elle a fini par se lasser et j’en ai été autant soulagé pour moi qu’heureux pour elle.