Fabrice avait divorcé quelques années plus tôt. Il avait quitté une femme avec qui il s’ennuyait, pour en suivre une autre qui avait fini par lui causer de sacrés ennuis. Il s’était aussi séparé de la deuxième et avait atterri sur la planète Meetic par je ne sais quel biais.
Un soir de novembre 2005, il m’a invité à dîner dans son nouvel appartement. Les raviolis achetés chez le traiteur italien du coin crépitaient dans la poêle chaude, tandis que Fabrice me vantait les mérites du système.
– Y a plein de femmes seules ou même en couple qui s’emmerdent ! Elles traînent toutes sur des sites de rencontres. Fais comme moi, n’hésite pas à dire que tu es écrivain, ça les fascine !
Fabrice et moi, on s’était rencontrés une douzaine d’années auparavant. À l’époque, ni l’un ni l’autre n’avait encore publié le moindre livre. On participait à des concours de nouvelles aux quatre coins de la France. Une ville de l’Est nous avait primés tous les deux et invités pour une remise officielle des prix. Son célèbre député-maire, plusieurs fois ministre, nous avait félicités en personne. La gloire, quoi.
Fabrice était aussi passionné que moi par l’écriture, prêt à tout laisser tomber pour se jeter à corps perdu dans l’aventure littéraire, ce que nous avons fait l’un et l’autre quelques années plus tard, forts de quelques médailles en chocolat glanées çà et là. Notre amitié s’est forgée sur cette passion partagée.
À l’automne 2005, après ses déconvenues sentimentales, il venait d’emménager dans un petit deux-pièces près de République, où il pouvait recevoir ses enfants une semaine sur deux, et s’était lancé dans la rencontre virtuelle avec un certain succès.
– Ça n’est pas réservé à une seule sorte de gens. Toutes les catégories socioprofessionnelles se retrouvent sur le site. Tous les âges. Toutes les origines. Tu trouveras des cadres sup’, des employées de bureau, des coiffeuses, des fonctionnaires, des chômeuses, des artistes, des friquées, des fauchées, des bimbos, des Jaunes, des Noires… En ce moment, je vois une rousse, elle est prof de fac. Une nana géniale, passionnante. On passe des nuits torrides !
Il rayonnait. Pourtant, quelques mois plus tôt, Fabrice traversait une sorte de dépression. Il touchait le fond. Galères en tout genre : fric, boulot, logement, bagnole, amours… Tout foirait. Ce soir-là, je le sentais revivre.
Pour ma part, je n’avais absolument rien contre le fait de passer des nuits torrides avec une rousse. À vrai dire, je trouvais même l’idée très séduisante.
Séduisante.
Séduction.
Séduire.
En fait, tout résidait dans ce mot-là. C’était sans doute ça mon problème numéro un : la séduction. J’avais 48 ans. Je sortais de vingt ans de vie commune durant lesquels je n’avais plus pratiqué cette activité. Et, à y réfléchir, l’échec de mon mariage était peut-être, en partie, lié au fait que je n’avais plus cherché à séduire celle que j’avais épousée – sans doute par paresse et négligence et probablement aussi à cause d’un lent et irréversible désamour. À force d’ignorer pendant tant d’années ce pouvoir dont tout être humain est doté – à des degrés divers, il faut bien l’avouer –, j’étais persuadé que le mien s’était atrophié, comme un muscle que l’on ne solliciterait plus. Et la question qui me hantait alors était : Suis-je encore capable de séduire une femme ?
J’étais incapable d’apporter le moindre élément de réponse à cette foutue question. Je n’ai jamais été un séducteur, encore moins un dragueur. Je suis bien trop timide pour cela. J’avais fait comme je pouvais dans ma première vie, improvisant avec maladresse et le rouge aux joues, me cantonnant à la facilité, passant certainement à côté de femmes aussi timides que moi, et renonçant par avance, faute d’assurance, à celles qui me paraissaient inaccessibles.
Et, à 48 ans, si je ne voulais pas finir ma vie seul, il me fallait apprendre, ou réapprendre, à aller vers l’autre sexe – une sorte de rééducation –, avec ce risque permanent et disproportionné, exacerbé, obsédant chez les timides, du revers.
– Les avances virtuelles n’engagent à rien, poursuivait Fabrice. Se prendre un râteau derrière son clavier, c’est que dalle ! Qu’est-ce que t’en as à foutre ?
C’est vrai que c’est sûrement moins humiliant que de prendre une claque en pleine rue, ou le classique « Je t’apprécie beaucoup, tu sais, mais comme copain seulement ! » Cette phrase-là tombe généralement comme un couperet glacial juste après une déclaration en bonne et due forme au restaurant. Et, comme par hasard, il n’y a que votre vis-à-vis qui parle à ce moment précis, si bien que tout votre voisinage l’entend et fait semblant du contraire. Et naturellement, à moins de s’appeler Woody Allen, la réplique adéquate n’arrive jamais à ce moment-là.
Les raviolis étaient dans nos assiettes et Fabrice, bien que plus loquace que moi, les avalait beaucoup plus vite. J’avais surtout soif et j’ai bu une longue rasade de brouilly avant de remplir à nouveau nos verres.
L’incitation de Fabrice faisait son petit bonhomme de chemin dans mon esprit. Elle méritait que je m’y attarde sérieusement. Mon ami est quelqu’un d’entier. Il adore ou déteste. Porte aux nues ou casse. Là, il défendait formidablement bien le système – j’ai d’ailleurs toujours pensé qu’il ferait un excellent commercial. Plus il en rajoutait, plus je me disais que je n’avais pas grand-chose à perdre à m’inscrire, si ce n’est une trentaine d’euros par mois. Mais la somme est dérisoire si le bonheur est à la clé, n’est-ce pas ? Et si, par bonheur, il fallait simplement entendre épanouissement sexuel, j’étais preneur.
Tel un VRP aguerri, Fabrice anticipait mes questions :
– On peut se désinscrire à tout moment. Se réabonner quand on veut…
Son portable a sonné. Il s’est excusé et retiré dans la cuisine pour plus d’intimité.
Je n’entendais pas ce qu’il dégoisait, mais le ton semblait plutôt badin. Ça chuchotait, ça pouffait, ça riait, ça gloussait.
Il est revenu au bout de quelques minutes, tout sourire.
– La rousse, hein ? ai-je fait d’un ton complice.
– Non, Nadine, une petite brune aux yeux d’acier. On dîne ensemble samedi soir.
– Ah bon ? Mais… et la rousse ?
– Je la reverrai, t’inquiète ! Faut que tu saches que les nanas ne cherchent pas toutes à se caser à tout prix. Beaucoup sortent d’histoires hyper-compliquées ou sont encore en plein dedans ! Elles veulent parfois juste un peu d’évasion, une part de rêve, une tranche de fun. Il y a aussi les femmes divorcées qui vivent avec leurs enfants. Entre le boulot et les mômes, elles ont de quoi faire mais surtout pas envie d’un mec à plein temps avec repassage de chemises à la clé… Voir quelqu’un une fois par semaine leur suffit. La rousse appartient à cette catégorie. La vie de couple, pour l’instant, elle veut pas en entendre parler…
Le concept me plaisait de plus en plus. Et puis il avait l’air de tellement réussir à mon pote Fabrice. Une éternité que je ne l’avais vu en pareille forme.
– Bon, concrètement, ça se passe comment, ton truc ?
Comme l’œil du commerçant qui sent qu’il vient de ferrer un client, le sien s’alluma.
– Ben, tu t’inscris sur le site, tu paies online avec ta carte de crédit, et tu te laisses guider… Dommage que j’aie pas encore ma ligne ADSL, je t’aurais montré le fonctionnement.
– Ça craint pas de raquer en ligne ?
– Non, c’est super-sécurisé.
Je pouvais faire confiance à Fabrice, c’est un as de l’informatique et d’Internet en particulier. Il a bossé un temps aux pages multimédias d’un grand quotidien.
– Rassure-moi, Fabrice, c’est pas juste un immense baisodrome, ton site ? ai-je lancé avec une évidente hypocrisie, car, en fait, je n’avais rien contre un « débridage » momentané mais radical de ma sexualité.
– À toi d’en faire ce que tu veux ! Un terrain de chasse, un guide du sexe, une agence matrimoniale, un passe-temps pour meubler tes soirées derrière ton ordi, l’occasion de te faire des relations amicales, le terreau d’une analyse sociologique…
J’avais hâte de rentrer chez moi. J’étais déjà, par l’esprit, en train de tester ma séduction face à la gent féminine. Suis-je encore capable de séduire une femme ? Je sentais, avec une excitation croissante, que je n’allais pas tarder à le savoir.
J’ai fini mon verre ; la bouteille l’était déjà.
– Merci pour le dîner ! Je vais rentrer, il est tard.
– Un dernier conseil, si tu te décides à t’inscrire : chiade ton annonce, c’est hyper-important. Les nanas les plus intéressantes y sont très sensibles…
– Qu’est-ce qu’il faut mettre ?
– Trouve un truc original, drôle si possible. Ton annonce va te permettre de cibler ta recherche. Elle va écarter d’office une catégorie de filles et en attirer une autre. En gros, si tu cherches une bourgeoise-intello-friquée, ne dis pas que tu passes tes vacances au camping des Flots bleus à Bidochon-les-Bains…
Le pouvoir de conviction de Fabrice était étonnant. J’étais déjà accro sans le savoir.