Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. J’ai passé trois ans et trois mois à l’étranger. Je préfère regarder sur ma gauche. Un de mes amis jouit dans la trahison. La fin d’un voyage me laisse le même goût triste que la fin d’un roman. J’oublie ce qui me déplaît. J’ai peut-être parlé sans le savoir avec quelqu’un qui a tué quelqu’un. Je vais regarder dans les impasses. Ce qu’il y a au bout de la vie ne me fait pas peur. Je n’écoute pas vraiment ce qu’on me dit. Je m’étonne qu’on me donne un surnom alors qu’on me connaît à peine. Je suis lent à comprendre que quelqu’un se comporte mal avec moi, tant je suis surpris que cela m’arrive : le mal est en quelque sorte irréel. J’archive. J’ai parlé à Salvador Dalí à l’âge de deux ans. La compétition ne me stimule pas. Décrire précisément ma vie me prendrait plus de temps que la vivre. Je me demande si, en vieillissant, je deviendrai réactionnaire. Assis jambes nues sur du skaï, ma peau ne glisse pas, elle crisse. J’ai trompé deux femmes, je leur ai dit, l’une y fut indifférente, l’autre pas. Je plaisante avec la mort. Je ne m’aime pas. Je ne me déteste pas. Je n’oublie pas d’oublier. Je ne crois pas que Satan existe. Mon casier judiciaire est vierge. J’aimerais que les saisons durent une semaine. Je préfère m’ennuyer seul qu’à deux. J’arpente les lieux vides et je déjeune dans des restaurants désolés. En matière de nourriture, je préfère le salé au sucré, le cru au cuit, le dur au mou, le froid au chaud, le parfumé à l’inodore. Je ne peux pas écrire tranquillement s’il n’y a rien à manger dans mon frigidaire. Je me passe facilement d’alcool et de tabac. Dans un pays étranger, j’hésite à rire lorsque mon interlocuteur rote pendant la conversation. Je remarque les cheveux gris des gens qui ne sont pas en âge d’en avoir. Il est préférable que je ne lise pas les ouvrages techniques de médecine, en particulier les passages décrivant les symptômes de certaines maladies : je les vois proliférer en moi à mesure que j’en découvre l’existence. La guerre me semble si irréelle que j’ai du mal à croire que mon père l’ait faite. J’ai vu un homme dont la moitié gauche du visage exprimait autre chose que la partie droite. Je ne suis pas sûr d’aimer New York. Je ne dis pas « A est mieux que B » mais « je préfère A à B ». Je ne cesse de comparer. Lorsque je rentre de voyage, le meilleur moment n’est ni le passage à l’aéroport ni l’arrivée à la maison, mais le trajet en taxi qui relie les deux : c’est encore du voyage, mais plus vraiment. Je chante faux, donc je ne chante pas. Comme je suis drôle, on me croit heureux. J’espère ne jamais trouver une oreille dans un pré. Je n’aime pas plus les mots qu’un marteau ou une vis. Je ne connais pas les garçons verts. Dans les vitrines des pays anglo-saxons, je lis « sale » en français. Je ne peux pas dormir avec quelqu’un qui bouge, ronfle, respire fort ou tire sur les draps. Je peux dormir enlacé avec quelqu’un qui ne bouge pas. J’ai eu l’idée d’un Musée du Rêve. J’ai tendance, pour des commodités de langage, à nommer « amis » des gens qui ne le sont pas, je ne trouve pas d’autre mot pour qualifier ces personnes que je connais, que j’aime bien, mais avec lesquelles je n’ai noué aucun lien particulier. En train, dans le sens opposé à la marche, je ne vois pas les choses arriver, mais partir. Je ne prépare pas ma retraite. J’estime que la meilleure partie d’une chaussette est le trou. Je suis inattentif à la quantité d’argent sur mon compte en banque. Mon compte en banque est rarement dans le rouge. Shoah, Numéro zéro, Mobutu roi du Zaïre, Urgences, Titicut Follies et La Conquête de Clichy m’ont plus marqué que les meilleures fictions. Les films ready-made projetés par Jean-Marc Chapoulie m’ont plus fait rire que les meilleures comédies. J’ai tenté une fois de me suicider, j’ai été tenté quatre fois de tenter de me suicider. Le son lointain d’une tondeuse à gazon en été me rappelle de bons souvenirs d’enfance. Je jette difficilement. Une de mes ancêtres avait la manie de conserver, à sa mort on a retrouvé une boîte à chaussures sur laquelle une étiquette soigneusement calligraphiée indiquait : « Petits bouts de ficelle ne pouvant servir à rien ». Je ne crois pas que la sagesse des sages se perdra. J’ai eu le projet d’un livre musée de l’écriture vernaculaire où seraient recopiés des messages manuscrits par des inconnus, classés par types : annonces pour animaux perdus, justifications placées sur les pare-brise adressées aux contractuelles pour ne pas payer le parcmètre, appels sauvages à témoins, indications de changements de propriétaires, messages de bureau, messages domestiques, messages adressés à soi-même. J’ai pensé, en écoutant un vieillard me raconter sa vie : « Cet homme est un musée de lui-même. » J’ai pensé, en écoutant parler le fils d’un militant noir américain et d’une sociologue française : « Cet homme est un ready-made. » J’ai pensé, en voyant un homme blême : « C’est un fantôme de lui-même. » Mes parents sont allés au cinéma tous les vendredis soir jusqu’à ce qu’ils aient une télévision. J’aime le son franc du sac en papier, mais pas celui, frétillant, du sac en polyuréthane. Il m’est arrivé d’entendre, mais pas de voir un fruit tomber de la branche. Les noms propres me fascinent parce que j’en ignore la signification. J’ai un ami qui, lorsqu’il invite des gens à dîner chez lui, n’apporte pas des plats sur la table mais des assiettes garnies comme au restaurant, il n’est donc pas question d’en reprendre. J’ai vécu plusieurs années sans aucune protection sociale. Je peux me sentir plus mal à l’aise avec quelqu’un de gentil qu’avec quelqu’un de méchant. Mes mauvais souvenirs de voyage sont plus drôles à raconter que les bons. Qu’un enfant me dise « monsieur » me déconcerte. C’est dans un club échangiste que j’ai vu pour la première fois des gens faire l’amour devant moi. Je ne me masturbe pas devant une femme. Je me masturbe moins devant des images que devant des souvenirs. Je n’ai jamais regretté d’avoir dit ce que je pensais vraiment. Les histoires d’amour m’ennuient. Je ne raconte pas mes histoires d’amour. Je parle peu des femmes avec qui je suis, mais j’aime écouter mes amis me parler des leurs. Une femme est venue me rejoindre dans un pays lointain après un mois et demi de séparation, elle ne m’avait pas manqué, j’ai compris au bout de quelques secondes que je ne l’aimais plus. En Inde, j’ai voyagé pendant une nuit en car avec un Suisse que je ne connaissais pas, nous traversions les plaines du Kerala, je lui en ai dit autant sur mon compte en quelques heures qu’à mes meilleurs amis en plusieurs années, je savais que je ne le reverrais pas, il était une oreille sans conséquences. Il m’arrive d’être suspicieux. Regarder des photographies anciennes me fait croire que le corps évolue. Je reproche ce que l’on me reproche. Je ne suis pas radin, j’admire la juste dépense. J’aime certains uniformes non pour ce qu’ils incarnent, mais pour leur sobriété fonctionnelle. Il m’arrive d’annoncer une bonne nouvelle me concernant à quelqu’un que j’aime, et de m’apercevoir avec stupeur qu’il en est jaloux. Je n’aimerais pas avoir des parents célèbres. Je ne suis pas beau. Je ne suis pas laid. Sous certains angles, bronzé en chemise noire, je peux me trouver beau. Je me trouve plus souvent laid que beau. Les moments où je me trouve beau ne coïncident pas avec ceux où j’aimerais l’être. Je me trouve plus laid de profil que de face. J’aime mes yeux, mes mains, mon front, mes fesses, mes bras, ma peau, je n’aime pas mes cuisses, mes mollets, mon menton, mes oreilles, la courbure à l’arrière de mon cou, mes narines vues du dessous, je n’ai pas d’avis concernant mon sexe. J’ai le visage de travers. La partie gauche de mon visage ne ressemble pas à la partie droite. J’aime ma voix au réveil après l’alcool ou pendant la grippe. Je n’ai besoin de rien. Je ne cherche pas à séduire quelqu’un qui porte des Birkenstock. Je n’aime pas les orteils. J’aimerais ne pas avoir d’ongles. J’aimerais ne pas avoir de barbe à raser. Je ne cherche pas les honneurs, je ne respecte pas les distinctions, je suis indifférent aux récompenses. J’ai du goût pour les gens bizarres. J’ai de la sympathie pour les gens malheureux. Je n’aime pas le paternalisme. Je suis plus à l’aise avec les vieux qu’avec les jeunes. Je peux poser d’innombrables questions à des gens que je pense ne jamais revoir. Un jour, je porterai des Santiags noires avec un costume en velours violet. L’odeur du purin me rappelle une époque ancienne, alors que l’odeur de la terre humide ne m’évoque aucune période particulière. Je ne peux pas mémoriser les prénoms des personnes que l’on vient de me présenter. Je n’ai pas honte de ma famille, mais je ne l’invite pas à mes vernissages. J’ai souvent aimé. Je m’aime moins que je n’ai été aimé. Je m’étonne qu’on m’aime. Je ne me crois pas beau lorsqu’une femme me trouve tel. Je suis irrégulièrement intelligent. Mes états amoureux se ressemblent, et ressemblent à ceux des autres, plus que mes travaux ne se ressemblent, ou ne ressemblent à ceux des autres. Je trouve quelque chose de plaisant dans le malheur d’un amour qui s’achève. Je ne fais bourse commune avec personne. Un ami m’a fait remarquer que j’avais l’air content lorsque des invités arrivaient chez moi, mais aussi lorsqu’ils en partaient. Je commence, plus que je n’achève. J’arrive plus facilement chez des gens que je n’en pars. Je ne sais pas interrompre un interlocuteur qui m’ennuie. Je me précipite sur les buffets gratuits jusqu’à l’écœurement. Je digère bien. J’aime la pluie d’été. Les échecs des autres m’attristent plus que les miens. Les échecs de mes ennemis ne me réjouissent pas. J’ai du mal à comprendre que l’on fasse des cadeaux idiots. Les cadeaux me mettent mal à l’aise, que j’en fasse ou que j’en reçoive, sauf s’ils sont justes, ce qui est rare. L’amour me donne d’immenses plaisirs mais me prend trop de temps. Comme le scalpel d’un chirurgien révèle mes organes, l’amour me conduit vers d’autres moi, dont l’obscène nouveauté m’épouvante. Je ne suis pas malade. Je ne vais pas plus d’une fois par an chez le médecin. Je suis myope et légèrement astigmate. Je n’ai jamais embrassé une amante devant mes parents. En Corse, des amis m’ont entraîné à une séance d’initiation collective à la plongée sous-marine, un moniteur m’a emmené en quelques secondes à six mètres de profondeur, mon oreille gauche a implosé, remonté à la surface, je n’avais plus le sens de l’équilibre, depuis, lorsque j’atterris en avion, je sens une aiguille me triturer l’intérieur de l’oreille jusqu’à ce que, d’un coup, l’air se libère en traversant le tympan. Je connais mal le nom des fleurs. Je reconnais le marronnier, le tilleul, le peuplier, le saule, le saule pleureur, le chêne, le châtaignier, le pin, le sapin, le hêtre, le platane, le noisetier, le pommier, le cerisier, le lilas, le prunier, le poirier, le figuier, le cèdre, le séquoia, le baobab, le palmier, le cocotier, le chêne-liège, l’érable, l’olivier. Je nomme, sans les reconnaître, le frêne, le tremble, l’orme, le fusain, l’arbousier, le bougainvillier, le catalpa. J’ai eu des guppies, des barbus de Sumatra, des néons, un poisson zébré jaune et noir de la forme d’un serpent, et d’autres poissons d’aquarium dont j’ai oublié les noms. J’ai eu un hamster femelle nommée Pirouette, en raison de son goût pour la roue en plastique bleu turquoise dans laquelle elle courait si vite que le mouvement lui faisait faire des tours entiers. Une amie qui comprenait mal l’anglais entendait « C’est quelque chose » au lieu de « Set in your shoes » dans la chanson Boogie Wonderland. Il m’arrive de courir par des voies ténébreuses. Un oncle me faisait jouer à Scorlipochon un deux trois quatre cinq six sept huit neuf dix, je devais parvenir à dire Scorlipochon un deux trois quatre cinq six sept huit neuf dix tandis qu’il m’en empêchait par des chatouilles. Un de mes oncles avait le goût du scandale et du jeu, il volait dans les magasins juste pour rire, il achetait Hara-Kiri et me le faisait lire, il faisait semblant d’être handicapé mental sur la plage, sautait en hurlant et en bavant sur une femme qui bronzait, il posait des questions avec des mots qui n’existent pas à une fermière voisine, il faisait croire au téléphone à des inconnus qu’un serpent les attendait à Orly, il jouait au casino jusqu’à s’en faire volontairement et définitivement interdire, il tentait de récupérer le loyer des boîtes de nuit que son père avait gagnées au poker et finissait saoulé par les locataires mafieux qui l’amadouaient au champagne. Je ne joue pas au casino. Je me demande comment je me comporterais sous la torture. Au musée, je regarde le monde avec le regard des artistes, dans la rue, avec le mien. Je connais quatre noms de Dieu. Une amie m’a dit que bâiller quatre fois équivalait à dormir un quart d’heure, j’ai souvent essayé, sans jamais ressentir le bénéfice de ce conseil. J’ai connu des températures allant de moins vingt-cinq à plus quarante-cinq degrés. J’ai rencontré des catholiques, des protestants, des mormons, des juifs, des musulmans, des hindouistes, des bouddhistes, des amish, des témoins de Jéhovah, des scientologues. J’ai vu la terre, la montagne et la mer. J’ai vu des lacs, des fleuves, des rivières, des ruisseaux, des torrents, des cataractes. J’ai vu des volcans. J’ai vu des estuaires, des côtes, des îles, des continents. J’ai vu des grottes, des canyons, des chapeaux de fées. J’ai vu des déserts, des plages, des dunes. J’ai vu le soleil et la lune. J’ai vu des étoiles, des comètes, une éclipse. J’ai vu la Voie lactée. Je n’ai plus dix ans. Je n’ai jamais cru que l’on puisse voir le dahu. Je me demande s’il existe des profanateurs de Satan, et si le profaner est un péché, de son point de vue, mais aussi de celui de Dieu. Les monstres m’intéressent. Quand je lis « code pin OK », j’entends « code Pinoquet ». La solitude me donne de la constance. Une amie de mes parents a découvert à cinquante ans que l’huile de coude n’existait pas. Je ne savais pas quoi répondre quand un adulte me disait : « C’est bien vrai ce mensonge ? » Je me forçais à sourire quand un adulte me disait : « Va voir là-bas si j’y suis. » Mon père est drôle. Ma mère m’aime sans m’envahir. J’ai découvert qu’il existait des « images cochonnes » dans un petit prospectus bleu ciel qui consignait certains péchés, et qu’un prêtre me donna avant ma première confession pour m’aider à me souvenir de ceux que j’aurais pu commettre. J’ai fréquenté un collège où sévissaient plusieurs pédophiles, mais je n’en ai pas été victime. Un de mes camarades d’école, à douze ans, a été suivi par un vieil homme jusque dans la cage d’escalier, où il l’a entraîné dans une cave pour l’embrasser de force. Le chien d’un de mes amis a défiguré son meilleur ami lorsqu’il avait quatorze ans. Je n’ai pas raté d’avion qui ait explosé en vol. J’ai failli tuer les trois passagers qui m’accompagnaient en cherchant une cassette dans la boîte à gants alors que je roulais à cent quatre-vingt sur l’autoroute Paris-Reims. Mon père m’a surpris en train de faire l’amour avec une femme, lorsqu’il a toqué à la porte, j’ai dit mécaniquement : « Entrez », son visage s’est illuminé, il a aussitôt refermé la porte, lorsque l’amie a tenté de repartir discrètement, il s’est précipité vers elle et lui a dit : « Revenez quand vous voudrez, mademoiselle. » Comme la plupart des gens, j’ignore pourquoi la ville où j’habite porte son nom. Un de mes oncles est mort du sida peu après la faillite de la galerie d’art dans laquelle il avait tout investi. Un de mes oncles a rencontré l’homme de sa vie en conduisant lentement sa voiture rouge décapotable dans les rues de Paris, l’homme en question, un immigrant hongrois, était désespéré, et marchait au hasard avant de se suicider, mon oncle s’est arrêté à sa hauteur et lui a demandé où il allait, ils ne se sont plus quittés jusqu’à ce que la mort les sépare. L’ami de mon oncle m’a appris à rire de ce que je voyais à la télévision, et qui n’avait, a priori, rien de drôle, par exemple la coiffure de Bobby Ewing dans Dallas. Je n’ai pas signé de manifeste. Si je tourne en me regardant dans un miroir, vient un moment où je ne me vois plus. Raymond Poulidor est un des noms les moins sexy que je connaisse. La salade me plaît surtout pour son croquant et sa vinaigrette. Je n’aime pas entendre des gens citer des bons mots, en particulier ceux de Sacha Guitry. Je me délecte de l’emballage avant d’accéder à l’objet. Visiter des églises m’ennuie, je me demande si, à part quelques spécialistes, il existe des gens que cela enchante. Je ne sais pas nommer les étoiles. Régulièrement, j’envisage d’apprendre par cœur de longs textes pour entraîner ma mémoire. Je regarde les êtres fantastiques dans les nuages. Je n’ai pas vu de geyser, d’atoll, de fosse sous-marine. Je n’ai pas fait de prison. J’aime les lumières tamisées. Je n’ai pas porté plainte dans un commissariat. On ne m’a pas cambriolé. À douze ans, je prenais le métro avec trois camarades de classe, un inconnu de mon âge m’a fait un croche-pattes, un autre, d’environ quinze ans, m’a donné un coup de pied dans la figure, je suis tombé à terre, lorsque je me suis relevé, il était prêt à m’en donner un autre, j’ai alors simulé une douleur nettement supérieure à celle que je ressentais en tenant mon visage à pleines mains et en hurlant comme si ma figure était défoncée, les agresseurs ont pris peur et se sont enfuis, mes trois « camarades », restés à quelques mètres en retrait, se sont alors précipités, j’ai remarqué que le visage de l’un d’eux était blême de lâcheté. Mes parents ne me posent pas assez de questions. Je suis rentré une fois dans une prison dont je photographiais les abords à Rome, New York, un garde m’a arrêté, m’a conduit au sous-directeur, mon film a été saisi, il contenait également des photographies de témoins de Jéhovah de Paris, New York. J’ai vendu des œuvres à des collectionneurs français, autrichiens, espagnols, allemands, italiens, américains, et peut-être d’autres nationalités. Si, au bout de quelque temps, une femme avec qui je suis reprend des expressions que j’utilise, je peux la prendre en pitié. J’aimerais qu’il y ait des régions où tous les jours soient le même jour de la semaine, je pourrais décider d’aller passer cinq lundis dans une ville, et huit samedis dans une autre. J’aimerais qu’il y ait des villes où tout le monde s’appelle Jean ou Jeanne, la ville s’appellerait Jeanville. Ce sont les noms qui m’attirent vers les lieux, mais ce ne sont les corps qui m’attirent vers les gens. J’oublie que certains noms d’objets se réfèrent à des actions, par exemple « montre ». Je me demande s’il n’y a que des vieillards pour aimer les CRS. Je fétichise l’écriture manuscrite. Lorsque je choisis des cartes postales d’un même endroit, j’ai la tentation de varier les images, quitte à ne pas prendre plusieurs exemplaires de la meilleure, ce qui est absurde, puisque les destinataires sont différents. Quand j’écris plusieurs cartes postales le même jour, je m’efforce de ne pas relater les mêmes événements, comme si les destinataires pouvaient un jour se rendre compte que j’ai écrit plusieurs fois la même carte. J’ai fait une promenade au milieu des ravins du Triangle d’Or sur le dos d’un éléphant aveugle qui cherchait son chemin en tâtonnant avec la patte. Mon frère construit. J’ai fait par erreur des études difficiles qui ne m’ont servi à rien, alors que j’aurais pu faire par plaisir des études artistiques qui auraient accéléré ma vie. Je suis content d’être content, je suis triste d’être triste, mais je peux aussi être content d’être triste et triste d’être content. Le manque de sommeil me gêne moins lorsqu’il fait beau que lorsqu’il pleut. Je trouve les gens beaux indépendamment du moment, je ne me trouve pas toujours beau, donc je ne le suis pas. Il m’arrive de parler à mon sexe en l’appelant par son prénom. J’apprécie l’odeur de foin coupé du jean Levi’s 501 brut. Je ne raconte pas d’histoires car j’oublie le nom des gens, je raconte les événements dans le désordre et je ne sais pas préparer la chute. En voyage, je me fais des surprises, par exemple, je décide à un moment où je ne m’y attendais pas que le voyage est terminé. Au dictaphone, j’écris légèrement en pensant à autre chose. J’ai écrit plusieurs lettres pour déclarer mon amour, mais aucune pour le rompre, ma voix s’en est chargée. Je préférerais peindre un chewing-gum de près que Versailles de loin. Je touche du blanc. Je n’ai pas de maison de week-end car je n’aime pas ouvrir puis fermer une volée de volets en deux jours. Je suis prêt à payer quelqu’un pour qu’il aère, chauffe, nettoie une maison de campagne avant que je n’y séjourne, pour avoir l’impression que quelqu’un y vit. Bien que mon rythme de travail soit désocialisé, je distingue le week-end de la semaine. Mon surnom est grotesque, mais il m’est sympathique, d’ailleurs je l’apprends aux gens qui ne le connaissent pas. Je prépare mes bagages en dressant une liste complète de ce que j’emporte, comme j’emporte toujours la même chose, je conserve cette liste dans un fichier sur mon ordinateur. Je reconvertis les sacs de supermarché en sacs-poubelles. Je trie plus ou moins mes déchets. Boire m’endort. À Hong Kong, je connaissais quelqu’un qui sortait trois soirs par semaine, ni plus, ni moins. Je crois que la démocratie progresse dans le monde. Je chante l’homme moderne. Je suis mieux couché que debout et debout qu’assis. J’admire la personne qui a trouvé le titre du film La Dernière Maison sur la gauche. Un ami m’a parlé de « l’homme rouge des Tuileries », je ne me souviens plus de ce qu’il a fait, mais ce nom me donne encore des frissons. Le pédiatre que ma mère m’emmenait voir a humilié des générations d’enfants, dont moi, avec cette énigme : « Vincent mit l’âne dans un pré et s’en vînt dans l’autre, combien y a-t-il d’ânes ? », qu’il prononçait d’une voix égale, avant de dire : « Il n’y a qu’un âne, c’est toi », à ceux, c’est-à-dire tous, qui ne répondaient pas : « Un. » J’ai envie d’écrire des phrases commençant par « Au bout ». Je peux comprendre « C’est la fin », « C’est le commencement de la fin », « C’est le commencement de la fin du commencement », « C’est le commencement de la fin du commencement de la fin », mais à partir de « C’est le commencement de la fin du commencement de la fin du commencement », je n’entends plus que le bruit des mots. Il m’arrivait d’énerver mon interlocuteur en répétant systématiquement son dernier mot. Je ne me lasse pas de dire : « La fifille à son pépère. » Un de mes amis suscite l’admiration de certains et l’indifférence des autres en connaissant l’équivalence entre les numéros et les noms des départements. Ma cousine Véronique est extraordinaire. Je trouve parfois le juste mot d’esprit une heure plus tard. À table, j’ai justifié l’éclaboussure alimentaire faite sur la chemise immaculée d’un ami par cette phrase : « Tu es sur le chemin de mon jus. » Je ne me réjouis pas du malheur des autres. Je ne me prosterne pas devant une idole de métal. Je n’ai pas pris en horreur mon héritage. Je ne cultive pas la terre. Je ne m’attends pas à découvrir de nouvelles merveilles en musique classique, mais je suis certain de jouir jusqu’à ma mort de celles que je connais déjà. Je ne sais pas si on peut améliorer la musique de Bach, mais on peut certainement améliorer celles de plusieurs compositeurs, que je ne me risquerais pas à citer. Je reconnais m’être trompé. Je ne me bats pas. Je n’ai pas donné de coups de poing. Je remarque que, sur les digicodes parisiens, le chiffre 1 s’efface plus vite. Il m’arrive de retourner mes interlocuteurs contre moi par un excès d’argumentation. Je n’écoute pas du jazz, j’écoute Thelonious Monk, John Coltrane, Chet Baker, Billie Holiday. J’ai parfois le sentiment d’être un imposteur sans pouvoir dire pourquoi, comme si une ombre planait sur moi sans que je puisse m’en défaire. Si je voyage avec quelqu’un, je vois le pays à moitié moins que si je voyage seul. Un de mes amis aime voyager dans certains pays du Moyen-Orient où il n’y a rien d’autre à voir que des aéroports, des déserts et des routes. Je n’ai jamais regretté de voyager seul, mais il m’est arrivé de regretter de voyager avec quelqu’un. Je lis la Bible dans le désordre. Je ne lis pas Faulkner, à cause de la traduction. J’ai fait une série de tableaux monochromes à partir de ce qui sortait de mon corps ou poussait sur lui : poils, cheveux, ongles, sperme, urine, merde, salive, morve, larmes, sueur, pus, sang. La télévision m’intéresse plus sans le son. En présence d’amis, je peux rire à gorge déployée devant certaines émissions télévisées non comiques qui me désolent quand je suis seul. Je n’entends pas vraiment ce que me disent les gens qui m’ennuient. D’un simple « Non » comme réponse, la brièveté me contente, et la violence me gêne. Le niveau sonore trop élevé d’un restaurant gâche mon plaisir. Si je devais émigrer, je choisirais l’Italie ou l’Amérique, mais il n’en est pas question. Lorsque je suis à l’étranger, je rêve d’avoir une maison en Provence, projet que j’oublie à mon retour. Je regrette rarement d’avoir agi, et systématiquement de ne pas l’avoir fait. Je repense à la douleur des histoires qui n’eurent pas lieu. L’autoroute m’ennuie, il n’y a pas de vie sur ses bords. Sur l’autoroute, les paysages sont trop loin pour que mon imagination leur donne vie. Je ne vois pas ce qui me manque. J’ai moins envie de changer les choses que la perception que j’en ai. Je fais des photographies parce que je n’ai pas vraiment envie de changer les choses. Je n’ai pas envie de changer les choses parce que je suis le plus jeune de ma famille. J’aime les rencontres de voyage : brèves et sans conséquences, elles ont l’enthousiasme des commencements, et la tristesse des séparations. J’ai eu le projet d’un livre intitulé En voiture, fait de remarques enregistrées sur un dictaphone en conduisant. Photographier au hasard est contraire à ma nature, mais comme j’aime faire les choses contraires à ma nature, j’ai dû m’inventer des alibis pour photographier au hasard, par exemple, voyager trois mois aux États-Unis uniquement vers des villes homonymes de villes situées dans d’autres pays : Berlin, Florence, Oxford, Canton, Jéricho, Stockholm, Rio, Delhi, Amsterdam, Paris, Rome, Mexico, Syracuse, Lima, Versailles, Calcutta, Bagdad. Lorsque je décide de photographier une personne rencontrée dans la rue, je dois, en dix secondes, remarquer cette personne, décider de la photographier, et aller lui demander, si j’attends, c’est trop tard. Je porte des lunettes. Dans ma bouche, le temps du bonbon est lent. Je n’ai pas fini de creuser en moi. Je vois de l’art ou d’autres voient des choses. Entre la solitude du ventre de ma mère et celle de ma tombe, j’aurai fréquenté beaucoup de personnes. En conduisant une voiture au milieu des prés, me sont venus ces mots : un poulet tracteur et une tente éléphant. Je préférerais que les essais tiennent en un article plutôt qu’en un livre. Aux États-Unis, j’ai traversé un village nommé Seneca Falls, que j’ai traduit par erreur Les Chutes de Sénèque. J’ai vu une publicité pour un véhicule végétarien. J’aimerais voir des films accompagnés de musiques inappropriées, un film comique avec une musique gothique, un film pour enfants avec une musique d’enterrement, un film d’amour avec une marche militaire, un film politique avec une bande-son de comédie musicale, un film de guerre avec une musique psychédélique, un film pornographique avec une musique religieuse. Je me justifie de moins en moins. Après avoir léché une enveloppe, je crache. Je ne veux pas mourir soudain, mais voir la mort venir lentement. Je ne pense pas finir en enfer. Il faut cinq minutes pour que mon odorat oublie une odeur, même très mauvaise, il n’en va pas de même pour ce que perçoivent mes autres sens. J’ai des armes dans mon cerveau. J’ai lu cette phrase de Kerouac : « The war must have been getting in my bones. » Bien que j’aie toujours traduit Deer Hunter par « chasseur de cerf », j’entends encore l’écho de la mauvaise traduction qui serait « cher chasseur ». Je me souviens mieux de ce que l’on m’a dit que de ce que j’ai dit. Je prévois de mourir à quatre-vingt-cinq ans. Conduire la nuit sur des routes vallonnées qu’éclaire la lune en été peut me faire frissonner de plaisir. Je regarde les photographies anciennes de plus près que les photographies contemporaines, elles sont plus petites, et leurs détails plus précis. Mis à part la religion et le sexe, je pourrais vivre comme un moine. Mon nom et mon prénom ne signifient rien pour moi. Si je me regarde longtemps dans un miroir, vient un moment où mon visage n’a plus de signification. Je peux être debout de plusieurs dizaines de façons. J’ai porté des femmes dans mes bras, je n’ai pas été porté par elles. Je n’ai pas enlacé un ami. Je ne me suis pas promené main dans la main avec un ami. Je n’ai pas porté les vêtements d’un ami. Je n’ai pas vu le corps d’un ami mort. J’ai vu les corps morts de ma grand-mère et de mon oncle. Je n’ai pas embrassé de garçon. J’avais des relations avec des femmes de mon âge, mais, moi vieillissant, elles rajeunissent. Je n’achète pas de chaussures d’occasion. J’ai eu l’idée d’une musique Amish-Punk. J’ai été une seule fois le premier à vivre dans un appartement. J’ai eu un accident de moto qui aurait pu me coûter la vie, mais je n’en garde aucun mauvais souvenir. Le présent m’intéresse plus que le passé, et moins que le futur. Je n’ai rien à avouer. J’ai du mal à croire que la France puisse être en guerre de mon vivant. J’aime remercier. Je ne perçois pas le délai des miroirs. Je n’aime pas plus le cinéma narratif que le roman. « Je n’aime pas le roman » ne signifie pas que je n’aime pas la littérature, « je n’aime pas le cinéma narratif » ne signifie pas que je n’aime pas le cinéma. Les arts qui se déploient dans le temps me plaisent moins que ceux qui l’arrêtent. À la deuxième promenade sur un même parcours, je regarde moins le paysage et je marche plus vite. Je laisse le téléphone sonner jusqu’à ce que le répondeur filtre l’appel. Je parle deux heures avec un ami, mais cinq minutes me suffisent pour mettre fin à une conversation avec un autre ami. Au téléphone, je ne fais pas d’efforts faciaux. Si je retarde un coup de téléphone dans lequel il y a un fort enjeu, l’attente devient plus pénible que l’appel. Je suis impatient lorsque j’attends un appel téléphonique, mais pas lorsque je dois en passer un. J’ai plus de bons que de mauvais souvenirs. J’achète les vêtements dont je suis sûr en plusieurs exemplaires. Je ne veux pas briller. À seize ans, j’ai acheté un Teddy, buste en laine bleu marine, manches en cuir beige, je ne l’ai porté que deux fois, j’avais, à tort, l’impression que tout le monde me regardait. J’ai lu La Critique du jugement esthétique. Je fabriquais les châssis des tableaux que je peignais. J’ai laissé plusieurs amis copier sur moi en classe. À treize ans, aux Galeries Lafayette, j’ai volé plusieurs disques, je les ai pris sous le bras, je me suis nonchalamment promené au rayon lingerie féminine où je les ai glissés dans mon sac, sorti du magasin, on a agrippé mon écharpe par-derrière, je me suis retourné, c’était une inspectrice de cinquante ans, elle m’a conduit dans un bureau éclairé au néon, m’a menacé d’appeler la police, j’ai exagérément pleuré, j’ai dit que mes parents étaient au chômage et s’apprêtaient à divorcer, ce qui était faux, elle m’a laissé partir avec un air embarrassé, presque coupable, depuis, j’ai volé une fois des livres, une fois des agrafes, sans vraiment savoir pourquoi. Je m’enthousiasme à l’idée de lire la biographie d’un auteur que j’aime, et je déchante en passant à l’acte. Je n’ai lu jusqu’au bout que quatre biographies, Raymond Roussel par François Caradec, Blue Monk par Jacques Ponzio et François Postif, La Vie douloureuse de Charles Baudelaire par François Porché, et Kerouac, A Biography par Ann Charters. Je passe beaucoup de temps à lire, mais je ne crois pas être un « grand lecteur ». Je relis. Je compte dans ma bibliothèque autant de livres lus qu’inachevés. Dans le décompte des livres que j’ai lus, je triche en comptant les livres inachevés. Je ne saurai jamais vraiment combien de livres j’ai lus. Raymond Roussel, Charles Baudelaire, Marcel Proust, Alain Robbe-Grillet, Antonio Tabucchi, André Breton, Olivier Cadiot, Jorge Luis Borges, Andy Warhol, Gertrude Stein, Ghérasim Luca, Georges Perec, Jacques Roubaud, Joe Brainard, Roberto Juarroz, Guy Debord, Fernando Pessoa, Jack Kerouac, La Rochefoucauld, Baltasar Gracián, Roland Barthes, Walt Whitman, Nathalie Quintane, la Bible et Bret Easton Ellis m’importent. J’ai moins lu la Bible que Marcel Proust. Je préfère Nathalie Quintane à Baltasar Gracián. Guy Debord m’importe autant que Roland Barthes. Roberto Juarroz me fait moins rire qu’Andy Warhol. Jack Kerouac me donne plus envie de vivre que Charles Baudelaire. La Rochefoucauld me déprime moins que Bret Easton Ellis. Olivier Cadiot me rend plus joyeux qu’André Breton. Joe Brainard est moins positif que Walt Whitman. Raymond Roussel m’étonne plus que Baltasar Gracián, mais Baltasar Gracián me rend plus intelligent. Gertrude Stein écrit des textes plus insensés que Jorge Luis Borges. Je lis plus facilement Bret Easton Ellis en train que Raymond Roussel. Je connais moins Jacques Roubaud que Georges Perec. Ghérasim Luca est le plus désespéré. Je ne vois pas de rapport entre Alain Robbe-Grillet et Antonio Tabucchi. Quand je fais des listes de noms, je redoute les oublis. Je lis une demi-heure avant d’éteindre. Je lis plus le matin et le soir que l’après-midi. Je lis sans lunettes. Je lis à trente centimètres de mes yeux. Je commence à bien lire après la cinquième minute. Je lis mieux sans chaussures ni pantalon. Les soirs de pleine lune, je suis euphorique sans raison. Je ne lis pas sur la plage. Sur la plage, je commence par m’ennuyer, puis je m’habitue, et je n’arrive plus à partir. Sur la plage, les filles suscitent moins mon désir que dans une bibliothèque. J’aime les musées, notamment parce qu’ils me fatiguent. Je ne prédis pas. Je préfère, dans l’ordre, nager dans la mer, dans un lac, dans une rivière, dans une piscine. J’ai nagé dans le canyon du Gardon, près de Collias, des rochers plats et lisses entourent la rivière qui coule doucement à une température indolore, j’ai remonté sur trois cents mètres son lit, et je suis revenu sans faire plus d’effort qu’à l’aller, c’était comme dans un rêve, le soleil éclairait une paroi de rochers orange, la vue portait loin, l’écho répétait mes paroles. Je ne pense pas à aller au cinéma. J’ai fait l’amour debout sur le toit du château de Tarascon pendant le vernissage d’une exposition d’André-Pierre Arnal. J’ai fait l’amour sur le toit du trentième étage d’un building à Hong Kong. J’ai fait l’amour de jour dans un jardin public à Hong Kong. J’ai fait l’amour dans les toilettes du TGV Paris-Lyon. J’ai fait l’amour devant des amis à l’issue d’un dîner très arrosé. J’ai fait l’amour dans un escalier avenue Georges-Mandel. J’ai fait l’amour avec une fille dans une fête à six heures du matin, cinq minutes après lui avoir demandé sans préambule si elle voulait. J’ai fait l’amour debout, assis, couché, à genoux, allongé sur l’un ou l’autre côté. J’ai fait l’amour à deux, à trois, à plus. J’ai fumé du haschisch et de l’opium, j’ai humé du poppers, j’ai sniffé de la cocaïne. Je suis plus drogué par le plein air que par les drogues. J’ai fumé mon premier joint à quatorze ans à Ségovie, avec un ami nous avons acheté du « chocolate » à un garde de la police militaire, j’ai eu une crise de rire et j’ai mangé les feuilles d’un olivier. J’ai fumé plusieurs joints dans l’enceinte du collège Stanislas quand j’avais quinze ans. À dix-sept ans, j’ai conduit à Paris sans permis la voiture de mes parents pour raccompagner chez elle la fille qui venait de passer une partie de la nuit avec moi. La fille que j’aimais le plus m’a quitté. Je porte des chemises noires. À dix ans, je me suis coupé le doigt dans une meule à blé. À six ans j’ai eu le nez cassé en étant renversé par une voiture. À quinze ans, j’ai eu la peau de la hanche et du coude arrachée en tombant de mobylette, j’avais décidé de défier la route en lâchant les deux mains et en regardant derrière moi. Je me suis cassé un pouce à ski, après un vol plané de dix mètres et une réception sur la tête, je me suis relevé et j’ai vu, comme dans les dessins animés, des cercles de bougies d’anniversaire tournoyer dans l’air avant de tomber évanoui. Je n’ai pas fait l’amour avec la femme d’un ami. Avec Internet, je deviens télépathe. Je n’aime pas le son d’une famille dans un train. Je me sens mal dans les pièces à petites fenêtres. Je me demande comment deux obèses font l’amour. Je me sens immédiatement bien en haut d’un gratte-ciel. Je ne pourrais pas vivre dans un rez-de-chaussée ou dans un entresol. À mesure que les étages s’élèvent, je vis mieux. Il m’arrive de prendre conscience que ce que je suis en train de dire est ennuyeux, alors, je m’arrête soudain de parler. Je croyais travailler mieux la nuit que le jour, jusqu’au jour où j’ai acheté des rideaux noirs. J’utilise la première moule pour décortiquer les suivantes. La télévision m’est dispensable. Dire « pupull » au lieu de « pull » m’enchante. Je me demande ce qui m’inquiète le plus, un comédien qui devient homme politique, Ronald Reagan, ou un homme politique qui devient comédien, Bernard Tapie. J’ai eu l’idée d’un accrochage qui commencerait quatre jours après le vernissage, au cours duquel tous les gens qui viendraient seraient photographiés, et deviendraient les sujets de l’exposition. Lorsque j’ai mal dormi, je respire irrégulièrement. Je crois que les gens qui font le monde sont ceux qui ne croient pas en la réalité, par exemple, pendant des siècles, les chrétiens. Que je ne veuille pas changer les choses ne signifie pas que je sois conservateur, j’aime que les choses changent, sans rien avoir à faire. Je ne sais pas si mes fantasmes s’accordent à mes capacités. J’ai passé deux étés dans une camionnette rouge. La virtuosité me déplaît, elle confond l’art et la prouesse. J’ai pensé en même temps : « Il faudrait que j’apprenne le trombone » et « une charogne de fourmi ». Si je me lève tôt, la journée me paraît plus longue que si je me lève tard, bien que je ne reste pas éveillé plus longtemps. Fumer prend trop de temps. Boire m’aide à m’endormir, mais m’empêche de dormir longtemps. Boire me donne mal aux cheveux le lendemain matin. Je préfère les films en costumes du futur qu’en costumes du passé. Mes idées font plus mon style que mes mots. En voiture, je regarde ce qui apparaît dans le pare-brise comme un travelling cinématographique. J’écris peut-être ce livre pour ne plus avoir à parler. J’ai acheté un appartement à un escroc souriant. Je n’explique pas. Je ne justifie pas. Je ne classe pas. Je vais vite. Je ne nomme pas les gens dont je parle à quelqu’un qui ne les connaît pas, j’utilise, malgré la difficulté, des périphrases abstraites du genre « l’ami dont le parachute s’est emmêlé à un autre parachute en sautant ». Le matin, je reste une demi-heure couché dans le noir après que le réveil a sonné. Je préfère me coucher que me réveiller, mais je préfère vivre que mourir. Je ne réponds pas aux remarques déplaisantes, mais je ne les oublie pas. Certaines personnes me fatiguent en quelques instants car je sais qu’elles vont m’ennuyer. À Versailles, dans l’État de New York, j’ai photographié un homme de soixante-quinze ans qui portait des lunettes noires, une casquette, un tee-shirt blanc taché sous une chemise en chambray à manches retroussées de la marque Dickie’s, un jean usé et des chaussures montantes noires, il était triste et beau, je me suis aperçu ensuite qu’il s’appelait Edward Lee, presque comme moi. J’ai cru voir en conduisant sur la route un signe routier indiquant « La clinique du fromage », je me suis demandé si on y soignait le fromage, ou par le fromage. Sur la route, je peux être rattrapé, ou doublé, par l’ombre des nuages. Je regarde les corrections de goudron disparaître sous le capot de la voiture comme des serpentins de réglisse. Je trouve que les maigres font jeunes. Je me sens plutôt agressé par la musique contemporaine, non parce qu’elle est contemporaine, mais parce qu’elle est agressive. Certaines musiques non agressives de Ligeti, Cage, Messiaen, Lutosławski, Penderecki, Adams me conviennent. J’aime les conversations que l’on peut interrompre sans impolitesse : conversations téléphoniques, conversations avec des voisins sur le palier, conversations avec des piliers de bistrot, conversations avec des inconnus. Ma grand-mère a été présentée à mon grand-père parce qu’ils aimaient tous les deux les courants d’air. Un de mes oncles a répondu à une annonce d’un planteur sud-africain qui cherchait un exploitant pour ses oranges en ces termes : « Je ne connais rien à l’agriculture mais je suis très intelligent », et a été recruté. En Afrique du Sud, une de mes tantes avait un boy qui s’appelait Coca-Cola, et un autre Shell. Avec un de mes cousins, nous jouions aux écureuils le matin dans un grand lit, nous nous cachions sous les couvertures, il disait : « A touino touine, touine, touine, touine, a touino touine, touinoldin », et claquait de la langue. Dans la Creuse, avec un de mes cousins, nous jouions au fermier et au petit veau, le veau en slip se roulait dans une gadoue faite d’un trou d’eau dans la terre, le fermier regardait en jouant vaguement avec un bâton, en général, il était le veau, j’étais le fermier. En Corse, je jouais aux Gloups. En Normandie, je jouais aux Action Men. J’ai changé au moins une roue de voiture. J’ai eu une R5 blanche, une Fiat Uno grise, une BMW 316 grise, une Volkswagen Polo Movie grise, un Transporter Volkswagen rouge. Je roule à moto vêtu d’un épais blouson en cuir noir Vanson, même en été. Je roule à vélo à Paris. Je ne me déplace pas en roller skates. J’ai un double menton. Je ne porte pas de chaussettes noires avec un short. Je n’enfile pas un pull en laine si ma nuque est humide. Je ferai un stage de parapente. J’oublie de regarder la télévision. Je n’ai pas d’arbre préféré, de chanteur préféré, d’ami préféré, de pantalon préféré, de dessert préféré. Je porte des vêtements de travailleur manuel. Si je me penche au-dessus du balcon avec l’envie de me suicider, le vertige me sauve. J’aime regarder n’importe quel film super 8, malgré le bon goût attendu que cela suppose. Je n’ai pas de penchant pédophile. L’urine ne m’excite pas, les chiens non plus. Je respire bien bouche ouverte. Si cela ne me donnait pas l’air abruti, je resterais souvent bouche ouverte. L’aviation ne m’intéresse pas. Mon frère croyait que sa tortue s’était sauvée, elle se desséchait sous un radiateur. J’ai du mal à me souvenir de moments vraiment heureux. J’aimerais me faire hypnotiser par ma femme, mais je ne suis pas marié. En me contredisant, j’éprouve deux plaisirs : me trahir, et avoir une nouvelle opinion. Je fais mieux les choses par plaisir et sans effort. Quand j’urine dans des toilettes publiques, je mets mon nez en apnée et je respire par la bouche, bien que celle-ci soit plus près de la source malodorante que mes narines. Dans les urinoirs publics, la présence d’un voisin retarde ma miction. Dans le salon de la maison de campagne de mes parents sont entrés ma marraine de substitution, ses trois enfants, et l’amie d’un de ses fils, dont la beauté m’a stupéfait au point que j’ai oublié de saluer ma marraine, lorsqu’elle m’a signalé mon oubli, je suis allé vers elle et lui ai tendu la main au lieu de l’embrasser. J’aime le crissement du parquet. J’ai les pieds plats. Le froid du carrelage se transmet par mes pieds nus jusqu’à mes tympans, qui en bourdonnent. Les fruits de mer ne m’enchantent pas. Tout m’intéresse a priori, mais pas a posteriori. Je ne pense pas que les morts soient méchants, puisque ce sont des vieux au carré, et que les vieux sont moins méchants que les non-vieux. La virtuosité m’ennuie aussi en matière routière : l’autoroute est parfaite, et m’ennuie parfaitement. Si, en roulant vite, je n’utilise pas les essuie-glaces, la taille des gouttes de pluie diminue par évaporation. Je pourrais créer une collection de guides touristiques thématiques pervers, dont les sujets seraient : pavillons arrogants, feux de circulation dangereux, prétendus musées, endroits où il n’y a rien de particulier à voir, lieux où a peut-être dormi un archevêque. En passant seul en voiture sur un pont surplombé par des rails bleu ciel, j’ai poussé des cris de joie injustifiés et hurlé des mots incompréhensibles. Écouter de la musique joyeuse est comme passer du temps avec des gens qui ne me ressemblent pas. Je n’ai pas assisté à un enterrement nudiste. J’accepte le progrès. Je désire moins les objets achetés au rabais. Je me méfie des raccourcis, qui mettent en question l’itinéraire normal. Une main qui écrase la mienne pour me saluer est un aussi mauvais présage qu’une main molle ou humide. Lorsque je ris, j’utilise moins de muscles faciaux que lorsque je ne ris pas, pour reposer mon visage, je devrais rire. En voiture, le parfum m’écœure. Quand j’ai faim, j’ai l’impression d’être maigre. J’aimais bien Jimmy Carter. Je me demande si j’admire la foi, où les gens qui ont la foi. Si, sur l’autoroute, plusieurs voitures sont en excès de vitesse, je les suis pour diviser le risque d’amende. J’ai quitté une femme parce qu’elle m’avait reproché de ne pas avoir fait les courses. À l’étranger, les mots ou expressions qui ne figurent pas dans mon dictionnaire de poche acquièrent une aura que ne démentira pas leur traduction ultérieure. Je suis plus excité par le visage que par les seins que par le sexe que par les fesses que par les jambes d’une femme. L’obésité me fascine parce qu’elle efface le sexe et l’âge. Je me tiens plus droit en marchant avec un sac à dos que sans. Mon buste est trop grand pour que je sois à mon aise dans une voiture. Je redoute de faire pire en voulant faire mieux. Les brushings sont une inépuisable source de ricanement, même lorsque je suis seul. J’ai l’intuition que mes enfants m’ennuieraient moins que les enfants des autres. Je ne dors pas dans des draps de satin. Je me demande comment j’arrive à dire spontanément : « Oh là là ! » Le problème des parcs d’attractions est la foule : vides, je les trouve beaux. J’ai fumé jusqu’à l’écœurement. Je peux admirer des gens qui m’admirent. Je n’embellis ni l’enlaidis les choses. J’aime la musique en spirale jusqu’au moment où, soudain, je ne la supporte plus. Écouter de la musique en voiture est une manière de passer le temps, donc de réduire la durée de ma vie. Mes voitures ont toujours porté à droite. Les mauvaises nouvelles me déplaisent, mais réjouissent ma paranoïa. Beaucoup de mon corps est dans mes yeux. Ma mère m’a sauvé la vie en me la donnant. Quand j’ai fini d’utiliser un objet, je ne le lance pas, je le pose. La tarte Louis-Philippe me met plus en appétit que la bouillabaisse qui me dépayse plus qu’une montre à quartz qui m’est plus utile qu’un livre d’histoires drôles qui me fait moins rire que mon cousin Cyrille. Je n’aime pas l’accordéon, mais j’aime le bandonéon. Je préfère le violoncelle au violon. J’empaquette méticuleusement. Je me passe du journal pendant des mois. Je fais régulièrement le tour des galeries. Je ne peux pas voir trop d’art d’un coup. Je n’ai pas de plaisir dans les foires d’art contemporain. Je reviens d’une foire d’art contemporain comme d’un salon du livre : désabusé. J’ai trop le sens de l’absurde pour prendre l’accent des langues étrangères que je parle. Pour supporter l’après-midi, je le transforme en nuit froide : volets clos, rideaux tirés. J’écris au lit. Dans une piscine au bord de la route, je transformais en vagues le bruit des voitures. Il ne semble pas que je ronfle. Avoir la chair de poule me rappelle que je fus un animal il y a des générations. Je ne perdrai pas la vue, je ne perdrai pas l’ouïe, je n’urinerai pas dans mon slip, je n’oublierai pas qui je suis, je serai mort avant. J’essuie la table avant et après avoir mangé. Je ne me souviens pas avoir été puni par mes parents. J’ai appris seul à dactylographier. J’ai appris seul ce que je sais des ordinateurs. Je joue n’importe quoi au piano avec plaisir tant que personne n’écoute. Je ne dis pas « Quitte ou double », « Chiche », ou « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». J’ai porté pendant plusieurs années Pour Monsieur de Chanel, puis White de Comme des Garçons, puis Philosykos de Diptyque. Je suis contre le crépi. Je n’aime pas plus les pierres apparentes que les poutres apparentes. À plusieurs, j’ai moins de culpabilité dans la transgression. Je n’ai pas prédit que Mick Jagger mourrait d’un cancer de la prostate. J’ai un goût pour les formulations négatives, les contre-formes, les réformes et les déformations. Quand j’attends à ne rien faire, les idées viennent. Quand j’entends « god », je pense à la fois à Dieu et à un godemiché. Quand je veux faire rire un ami, je dis à tors et à travers : « C’est immoral. » Pendant un film comique, les rires par anticipation des autres spectateurs m’empêchent de rire. À un dîner, une amie m’a embrassé, s’est déshabillée, et tout a basculé pour la moitié des convives, parmi lesquels figuraient trois de mes anciennes amantes. Au ping-pong, le bruit de la balle m’aide plus que sa couleur. J’aime habiter dans une maison chargée par l’histoire des autres, j’aime aussi dormir dans les hôtels anonymes. J’ai quitté une femme parce que je ne l’aimais plus et que je ne m’aimais pas étant avec elle. J’éprouve une appréhension pour les conversations à durée obligée : déjeuners, dîners, entretiens. Au-delà de six personnes autour d’une table, je me perds dans la multiplicité des conversations. J’ai une préférence pour les conversations à deux. Je préfère dîner avec une qu’avec plusieurs personnes. Nager est une sorte de sommeil : je passe facilement du lit au lac. Si je nage une demi-heure le matin, je suis bien toute la journée. Lorsque je me relâche complètement dans une piscine, je finis dans la même position, voûté dos au ciel, corps à 45o, tête sous l’eau, bras en avant qui semblent attraper le vide. Je ne suis jamais entré dans un club de strip-tease. J’ai couché avec une quinzaine de prostituées de diverses origines : française, indienne, africaine, roumaine, arabe, italienne, albanaise. Louis de Funès me déprime. J’ai une collection d’une vingtaine de bluejeans. J’ai une collection de paires de chaussures de ville en cuir noir. J’ai une collection de chemises noires. J’ai une collection de blousons en cuir noir. J’ai une collection de chaussettes noires. J’ai une collection de slips noirs. J’ai une collection de blousons en jean. Les gens qui me connaissent mal pensent que je porte toujours la même chemise et le même jean. Je n’ai pas envisagé de coucher avec une bonne sœur. C’est quand s’achève le ronronnement d’une machinerie que je m’aperçois qu’elle me gênait. Je n’ai pas l’intention de me venger. J’ai toujours un mouchoir en papier dans une poche et des clés dans l’autre. Je ne suis pas sûr d’être psychanalysable. Acheter des vêtements est une épreuve, les porter un plaisir. Je suis favorable au mariage des homosexuels. Je suis favorable à l’adoption d’enfants par les homosexuels. J’aime faire deux fois la même chose, mais à la troisième, vient la tristesse. Je renifle le livre que je lis. J’éternue trois fois de suite. Je ne montre pas mon sexe en public. Je regarde les annonces immobilières dans les vitrines sans intention d’acheter. Quand je regarde une vitrine, je regarde aussi les reflets. Je préfère regarder les objets derrière une vitrine que sur un étalage. Je préfère regarder un vêtement plié sur une étagère que suspendu à un cintre. J’appuie mon doigt sur le mastic mou. Bruno Gibert et Cyrille Casmèze sont les gens qui me font le plus rire. Je ne mâche pas de chewing-gum. Je suis enchanté par des nouveaux vêtements comme par une nouvelle identité. Je regrette de ne pas avoir eu une adolescence militante. Je pourrais m’engager politiquement en faveur d’un parti écologiste. Adolescent, le nazisme me paraissait appartenir à un autre temps, mais plus je vieillis, plus ce temps semble proche. J’ai du mal à m’expliquer pourquoi nous avons cinq doigts. Après un bain trop long, mes doigts sont fripés. Je perçois seulement mes os douloureux. Mes musiciens préférés sont Bach et Debussy. Je ne siffle pas en travaillant. Quand je siffle, je m’essouffle. Entendre quelqu’un siffler m’énerve, surtout avec du vibrato. J’éprouve un malaise à entendre quelqu’un chanter a cappella en me regardant dans les yeux, ce qui, par chance, n’arrive qu’à la télévision. Je ne sais pas quoi dire pour tester l’écho, alors je dis « Ooohhh ». L’air conditionné me semble parfumé à la poussière et aux microbes. Je n’ai pas la nostalgie de mon enfance, de mon adolescence, ni de la suite. J’ai la tentation de faire des listes exhaustives, et je m’arrête en cours. Je ne suis pas lyrique. J’aime voyager pour m’arrêter ailleurs. La vie me semble interminable comme un dimanche après-midi d’enfance. Jeudi est le meilleur soir. Il n’y a pas de « meilleure » semaine. Je n’ai pas le souvenir d’avoir été blessé par des femmes, mais par des hommes. Lorsqu’elle s’ennuie, une de mes amies s’habille et se maquille comme si elle allait sortir, et ne sort pas. Lorsqu’il est à l’étranger, le soir, un de mes amis suit les gens qui lui plaisent dans la rue pour trouver des fêtes. Je dis tout. Je n’ai jamais gagné beaucoup d’argent, mais ça ne m’a pas gêné. Je possède mon appartement. Je préfère peut-être un de mes parents mais j’aime mieux ne pas y penser. Je peux me passer de musique, d’art, d’architecture, de danse, de théâtre, de cinéma, je me passe difficilement de photographie, je ne me passe pas de littérature. Creuser un trou me fait du bien. Le bruit de l’eau me dérange. Je regrette peu. Je ne cherche pas la nouveauté, mais la justesse. J’ai pleuré en lisant Perfecto de Thierry Fourreau. Toutes les musiques de Daniel Darc, Durutti Column, Portishead, des Doors et de Dominique A me conviennent. J’ai le fantasme d’écouter en cachette ce qui se dit dans le cabinet d’un notaire pendant une semaine. Je n’ai pas le fantasme de faire la même chose dans le cabinet d’un analyste. Pour avoir à marcher, je gare ma moto à distance du lieu de rendez-vous. À l’étranger, tout est plus ou moins irréel, ce qui pourrait me donner envie d’y vivre, à condition de changer de pays lorsque ce ne sera plus « l’étranger ». Je regrette d’avoir parlé, mais pas de m’être tu. Je multiplie les petits ouvrages plutôt que d’en entreprendre un grand. Je ne porte pas de tee-shirts avec des images ou du texte. Je me sens bien si j’ai bien travaillé, mais je n’ai pas besoin de me sentir bien pour bien travailler. Je ne peux pas obtenir de satisfaction. Marcher me prépare à travailler. En marchant, je n’ai pas d’idées, je me prépare à en avoir quand je serai assis. J’ai ri seul en ayant l’idée d’un livre que j’intitulerais « Mes théories du complot ». Je pense que Carine Charaire a raison d’être autant Carine Charaire. J’ai soixante pantalons, quarante chemises, dix-huit blousons ou vestes et vingt-cinq paires de chaussures, soit un million quatre-vingt mille façons de m’habiller. Je n’aime ni la fantaisie ni le mot fantaisie. Je suis hostile au concept d’apéritif. Un de mes amis n’aime pas les femmes qui aiment les hommes. Quel que soit leur âge, je nomme « filles » les femmes qui m’attirent. Lorsque je suis fatigué, je ressens un mal-être physique aux pieds, en bas et en haut du dos, à la nuque et aux tempes. Je ne souffre pas du froid. Je ne connais pas la faim. Je n’ai pas été dans l’armée. Je n’ai pas dirigé mon couteau vers quelqu’un. Je n’ai pas tenu de mitraillette. J’ai tiré au revolver. J’ai tiré au fusil. J’ai tiré à l’arc. J’ai attrapé des papillons. J’ai observé des lapins. J’ai mangé des faisans. Je reconnais l’odeur du tigre. J’ai touché la tête sèche d’une tortue et la peau dure d’un éléphant. J’ai surpris une troupe de sangliers un matin dans une forêt normande. Je monte à cheval. Je ne trouve pas toujours les belles femmes excitantes, ni belles celles qui m’excitent. Je ne me repose que contraint. Je n’ai pas de guide et je ne suis le guide de personne. Je me ressers à table tant qu’il en reste. Aux frontières, je me sens aussi bien que si j’étais nulle part. Je dors au centre du lit. Je pense les objets par leurs bords. J’utilise des sacs mous plutôt que des valises dures. Je préférerais vivre dans une ville portuaire. Je n’ai pas le fantasme de vivre sur une île déserte. M’extirper une épine me procure un plaisir acide. Lorsque j’arrache un pansement, je suis excité par l’effet de surprise : la croûte viendra-t-elle ? Plus vite j’arrache un pansement, moins les poils souffrent. Je rencontre peu d’opposition. J’aimerais moins sourire. Je souhaite qu’un jour mes amis viennent s’asseoir sous ma vigne et mon figuier. Je suis impitoyable avec les méchants. Je suis défavorable à la peine de mort. Je m’étonne qu’il n’y ait pas un mot pour nommer l’illusion du déjà-vu. J’ai été enfermé dans une cave. Je n’ai pas été battu. Je n’ai pas été insulté. On n’a pas abusé de moi. Je lis parfois les textes à l’envers. Je n’en aurai jamais fini avec la littérature. Je n’utilise pas d’expressions idiomatiques. Je ne fais pas d’imitations en public. Je devrais inventer une gymnastique à faire sur un lit. Je souhaite être enterré dans une tombe individuelle au cimetière du Montparnasse. Je souhaite demander une aide au ministère de la Culture pour construire ma tombe future comme une œuvre d’art, portant ma date de naissance, et une date de mort par anticipation, 31 décembre 2050. Je ne me souviens plus du nombre exact de pays sur terre, je crois que c’est un peu plus de deux cents. J’affûte les couteaux. Je lave la vaisselle. Je nettoie la table. Je passe l’aspirateur. Je lave les vitres. Je récure les surfaces émaillées. Mes températures idéales sont vingt degrés à l’extérieur, vingt-quatre à l’intérieur. Au début de la pluie, je sens mieux les odeurs. Le ronronnement des machineries m’endort. La fin du ronronnement d’une machine peut me réveiller. J’ai tenté de rédiger des testaments quand j’avais envie de me suicider, mais je me suis arrêté en cours. Je suis un bon écouteur. Je ne pense pas que les choses étaient mieux avant, ni qu’elles seront mieux plus tard. Un de mes amis est mort. Aucune de mes amies n’est morte. Marc-Ernest Fourneau m’a vu faire ce que peu d’hommes m’ont vu faire. J’ai « chanté » sous la direction d’Arnaud Labelle-Rojoux et de Guy Scarpetta. J’ai scénographié un défilé de Gaspard Yurkievich. Je saute de joie mais je ne m’effondre pas de tristesse. Je fuis les mots rares. Retourner sur les lieux d’une scène vécue il y a vingt ans m’est plus étrange que fumer du haschisch. Dans les lieux publics, la musique me nuit. Je suis attiré par la brièveté de la langue anglaise, plus courte que la langue française. J’ai eu le projet d’un livre dont les chapitres seraient des anagrammes de mon nom : « L’ode au verde », « Rêve de l’ado U », « Élevé au Drod », « Rue de Lovade », « Ed roule Dave ». Sans mes lunettes, bras tendus, je ne vois pas nettement mes doigts. À table, la glace ou les bulles rendent l’eau moins ennuyeuse, mais j’aime l’ennui de l’eau. Je crois difficilement les hommes qui disent n’avoir jamais couché avec une prostituée. Le vin m’empoisonne, la cigarette me tue, la drogue m’ennuie. Je ne nomme pas un centième des composants de mon corps. Mes ongles poussent inutilement. L’empreinte de la chaise en été sur la peau de mon dos fait agréablement mal. À Joyce qui écrit des choses banales avec des mots extraordinaires, je préfère Raymond Roussel qui écrit des choses invraisemblables avec des mots communs. Quand je veux voir du théâtre, je vais à la messe. J’aime l’imprévisibilité du blue-jean : comment, après lavage, il rétrécit, vieillit, pâlit. Je suis contre la révérence. Enfant, je regardais un tapis comme, adulte, je regarde une peinture abstraite. Enfant, je n’aimais, des jeux collectifs, que ceux qui se déroulaient en extérieur, sans accessoires et sans scores : chat sans but ou dix doigts. J’ai gâché du temps à essayer d’être bon en mathématiques. Je suis pour une orthographe simplifiée. J’ai appris seul ce qui m’importe le plus : écrire et photographier. Raisonner ne me convainc pas, mais me rassure. Je souhaite qu’à ma mort aucune cérémonie religieuse ne soit célébrée. Dans ma bouche, le dur devient mou et le mou liquide. Je me suis évanoui trois fois, au cours d’accidents à ski ou à moto. Je suis indisposé par un homme qui parle trop près, et me suit quand je recule. Rapprocher deux objets sans rapport me donne une idée. Près du sol, mes souvenirs d’enfance reviennent. Je joue au squash et au ping-pong. Quand je m’allonge après avoir bu de l’eau, mon estomac fait des bruits de waterbed. Je traverse certaines rues en apnée pour éviter les gaz polluants. Je ne suis pas pour ou contre la peinture, ce serait comme être pour ou contre le pinceau. Quand je suis heureux, j’ai peur de mourir, quand je suis malheureux, j’ai peur de ne pas mourir. Si ce que je vois me déplaît, je ferme les yeux, mais si ce que j’entends me dérange, je ne peux pas fermer les oreilles. Je ne sais pas prévoir mes maux de tête. Je vide ma mémoire. Essorer une éponge me procure un plaisir de chewing-gum. Il m’arrive de ruminer pendant une journée une phrase qui m’est venue je ne sais comment et dont je ne comprends pas le sens, par exemple : « La dernière fois que c’était hier. » Si je considère que c’est une performance, faire ma valise devient une joie. Je fais des enregistrements modifiés de Wagner où je ne garde que les parties qui me conviennent, lentes, tristes et sans voix. Je suis souvent victime de troubles du sommeil. J’ai cessé de faire des cauchemars à l’adolescence, ou plutôt : je continue à rêver de choses terrifiantes, mais sans en être terrorisé. J’écris de moins en moins au stylo, de plus en plus à l’ordinateur. J’achetais plus de disques à vingt ans que je n’en achète à quarante. Je porte des jeans Levi’s 501 depuis l’âge de quatorze ans, l’idée m’en est venue à l’âge de dix ans chez ma grand-mère en regardant une bande dessinée avec un cow-boy, mais il m’a fallu attendre quatre ans pour trouver un jean similaire. J’ai eu beaucoup de mal à dire à ma mère que je l’aimais, j’ai attendu d’avoir trente-cinq ans. Ma mère m’a dit qu’elle m’aimait lorsque j’avais trente-neuf ans, ou elle me l’a dit avant mais j’ai oublié. J’ai dit à mon père que je l’aimais lorsque j’étais déprimé, à trente-cinq ans, je songeais à me suicider, je trouvais dommage de mourir sans le lui avoir dit. Je n’ai pas dit à mon frère que je l’aimais. Je n’ai pas dit à ma grand-mère que je l’aimais. J’ai dit à cinq femmes que je les aimais, ce qui était vrai pour quatre d’entre elles. Il m’est arrivé de faire l’amour avec une femme en pensant à une autre femme. Je parle couramment français, je parle bien anglais, je parle mal espagnol, je comprends vaguement des fragments d’italien. J’ai appris le latin à l’école, il me reste en mémoire une déclinaison. Je ne vois pas l’intérêt de conserver mes anciennes brosses à dents. Mes mois préférés sont septembre et avril, septembre pour la reprise de l’activité sociale, avril pour l’arrivée de la belle saison et le dénudement progressif des femmes. Je ne suis spécialiste de rien. J’ai d’autres sujets de conversation que moi-même. Je formule peu de jugements tranchés sur la politique, l’économie, et la vie des affaires internationales. Je n’aime pas les bananes. L’actualité internationale, même dramatique, me laisse pratiquement indifférent, ce dont je me sens coupable. Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai vu un personnage mourir dans un film ou dans un livre, mais je me souviens de la première fois où j’ai vu un homme mort, plus précisément, j’ai vu la jambe d’un homme émerger du coffre d’une voiture noire boulevard Berthier, je me souviens de ce détail : il ne portait pas de chaussure, et sa chaussette était violette. J’ai toujours chaud aux pieds, les sandales me sauveraient, mais elles sont trop laides. Je porte rarement des chaussures de sport, elles tiennent trop chaud et donnent aux pieds une mauvaise odeur. Je pourrais suggérer aux autorités compétentes de remplacer les magasins de chasse par des clubs échangistes. L’accent américain me fascine et me révulse à la fois : effet comique des syllabes mangées, effroi devant une parole dominante. Je préfère le français parlé par un Italien à l’italien parlé par un Français. J’aime imiter l’accent d’un Allemand d’origine vietnamienne s’efforçant de parler anglais. L’accent russe me fait froid dans le dos. L’accent cantonais m’enchante moins que l’accent indien. L’accent anglo-indien m’est immédiatement sympathique. Ma mère s’est arrêtée de faire des albums de famille à mon adolescence. Je ne fais pas d’albums photographiques. Je prends peu de photographies de mes amis. J’ai pris plus de photographies de moi-même que de mes amis. J’ai presque réalisé un projet photographique que j’ai décrit dans Œuvres sous le titre L’Année faciale, dans lequel je proposais de prendre une photo de mon visage chaque jour et d’en faire un film en trois cent soixante-cinq images, j’écris « presque » car le film compte deux cents photographies prises pendant un an et demi. J’ai commencé un projet photographique consistant à photographier les quarante et un lieux où Charles Baudelaire a vécu à Paris, mais quatre ans plus tard je ne l’avais toujours pas achevé, chaque fois que j’envisage de le reprendre, je suis découragé à l’idée qu’il faudrait recommencer depuis le début pour harmoniser les prises de vue. Un jour j’ai décidé de classer les photographies « non classées » que j’avais prises au cours des quinze dernières années, pour m’apercevoir qu’elles tenaient en moins de dix catégories, parmi lesquelles amis, amantes, famille, passants, murs, vitrines, objets, fenêtres, portes, je pensais qu’il me faudrait des jours pour réaliser ce classement, en trois heures il était terminé. Je ne prends plus de photographies de tourisme depuis que j’ai constaté que je ne les regardais qu’une fois, distraitement, au retour du laboratoire, pour juger qu’elles n’avaient pas plus d’intérêt que ce qu’elles étaient : des photographies de voyage. En voyage, j’ai toujours la tentation, malgré ce que je pense des photographies de tourisme, de photographier les beaux paysages, les inconnus dans la rue, ou les objets incongrus que je remarque dans les vitrines des magasins, je ne cède pas à cette tentation parce que j’ai perdu l’habitude d’emporter avec moi un appareil photo lors de mes visites. Je crois que les touristes ne regardent pas leurs photographies de voyage, et s’ils les regardent, je crois qu’ils n’en pensent rien. J’aurais pu être journaliste ou reporter, musicien ou danseur. Je peux marcher pendant des heures sans avoir d’ampoules aux pieds. Dans une maison, je n’aime pas les murs verts, qu’ils soient peints, tendus de tissu ou couverts de papier peint, le vert me rappelle l’hôpital ou la végétation luxuriante, je ne veux être ni malade ni au milieu de la nature. Il y a des périodes de ma vie où je fais un usage immodéré de la formule : « Tout ça m’a l’air bien compliqué. » J’ai visité Chinatown à New York, j’ai marché dans Mott Street, Mulberry Street, Canal Street et Bayard Street, je n’ai vu que des restaurants, des magasins de gadgets, bibelots et bijoux, sans parvenir à les distinguer les uns des autres, j’ai été étourdi par l’opacité de ces quelques rues, il m’a été possible d’y pénétrer physiquement, mais pas mentalement, mon esprit est resté sur le seuil, je n’ai rien vu à Chinatown, mais j’y ai acheté une paire de gants en laine acrylique noire pour cinq dollars à un vieux Chinois nerveux. J’ai besoin de faire de la gymnastique pendant au moins un quart d’heure le matin, sinon je suis tendu jusqu’au soir, je travaille mal et je suis irritable. Je fume rarement plus de dix cigarettes par jour, ma gorge a une jauge naturelle qui fait qu’au-delà je suis écœuré. Il m’arrive de ne pas fumer pendant plusieurs jours. J’ai arrêté de fumer plusieurs fois par accident, toujours de la même manière : à l’occasion d’une angine, je ne fume plus et, guéri, j’oublie de reprendre. Je fume des cigarettes roulées car elles se consument à la vitesse à laquelle je tire dessus, si elles s’éteignent, je les rallume, les cigarettes toutes faites se consument seules et m’imposent un rythme dont je ne veux pas être tributaire. J’ai un ami qui estime que c’est à trois heures de l’après-midi que le métro est le plus vide, et qu’en conséquence il faudrait toujours le prendre à ce moment. Il m’arrive d’écrire à l’ordinateur les yeux fermés et de me réjouir à l’idée des fautes de frappe que me révélera la lecture. J’ignore plus de choses que je n’en sais sur mon corps. Je sais que j’ai une tête, un cerveau droit et un cerveau gauche, deux yeux, deux narines, des dents, une lèvre inférieure et une lèvre supérieure, je sais que j’ai dix doigts au bout de deux mains au bout de deux bras reliés à mon buste par mes épaules, je sais que j’ai du poil sur le torse, un cou, deux tétons, des côtes dont le nombre m’échappe, un pénis, deux testicules, deux fesses, deux cuisses, deux jambes et deux pieds, je sais que j’ai un estomac, un cœur, un gros intestin et un intestin grêle, un foie, une trachée-artère, du sang, une gorge, une langue, des cordes vocales et deux oreilles, je ne sais pas combien j’ai de muscles, quel poids pèsent mes os, combien j’ai de neurones ni à quelle vitesse ils se renouvellent, je ne connais pas le volume de mon sang, je n’ai vu aucun de mes organes internes, je n’ai vu certaines parties de mon corps que par l’entremise d’un miroir, je n’ai pas vu certaines parties de mon corps, y compris par l’entremise d’un miroir, mais je suis incapable de dire lesquelles. Je suis les fous dans la rue. Je ne suis pas anarchiste. Je ne suis pas communiste. Je ne suis pas socialiste. Je ne suis pas de droite. Je suis démocrate. J’accorde de l’importance aux questions d’écologie. J’ai voté écologiste à toutes les élections. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, j’ai passé l’essentiel de mes week-ends dans une maison de campagne où je crois, rétrospectivement, m’être beaucoup ennuyé bien qu’à l’époque je n’en aie pas eu conscience. En poésie, je n’aime pas le travail sur la langue, j’aime les faits et les idées. Je suis plus intéressé par la neutralité et l’anonymat de la langue commune que par les tentatives des poètes de créer leur propre langue, le compte rendu factuel me semble être la plus belle poésie non poétique qui soit. J’utilise souvent le mot souvent. Quand j’écris, j’utilise souvent le mot beaucoup, mais je l’élimine à la relecture. Je rêve d’une écriture blanche, mais elle n’existe pas. Je ne sais pas combien de mots je connais. Je me demande si, avec l’âge, j’oublie des mots, et comme j’en apprends moins que par le passé, cela signifierait que le nombre de mots que j’utilise diminue. J’ai souvent peur de décevoir mes interlocuteurs. Je suis mal à l’aise pour parler en public d’autres sujets que de moi-même. Je suis intarissable sur mon propre sujet. Comme j’aime écouter les autres me parler d’eux-mêmes, je n’ai aucun scrupule à parler de moi. Je pose de nombreuses questions sur la vie privée de mes interlocuteurs, surtout si je ne les connais pas. Je préfère que l’on me raconte une exposition plutôt que de la voir de mes propres yeux. Je ne mens pas. Je crois que je ne crois plus en Dieu, mais de temps à autre, le soir, je me demande si vraiment je n’y crois plus. Je ne me souviens plus à quel âge j’ai commencé à croire en Dieu. J’estime qu’avant l’âge de quatorze ans je croyais en Dieu par imitation, entre quatorze et vingt et un ans j’ai eu la foi, puis j’ai progressivement cessé d’y croire, pour m’apercevoir un jour que je n’y croyais plus. Lorsque j’y croyais, je me représentais Dieu comme un grand-père en tunique et barbe blanches, il m’apparaissait en contre-plongée, comme dans une fresque. Je n’aime pas les rendez-vous professionnels au cours desquels je montre mon travail à des gens qui me reçoivent par courtoisie plutôt que par désir, surtout s’ils feuillettent trop vite mes livres de photographies, quant aux rendez-vous professionnels qui se passent bien, ils ne me font pas toujours plaisir, surtout s’ils débouchent sur une commande à laquelle je crois à moitié tout en faisant mine d’être enthousiaste. Lorsque je dors bien, j’imagine ce projet : passer des jours sans dormir, pour vivre avec l’impression d’être sous l’effet d’une drogue naturelle. Lorsque je dors mal, j’imagine ce projet : dormir pendant quarante-huit heures, pour vivre ensuite avec l’impression d’être sous l’effet d’une drogue naturelle. À l’étranger, manger semble un problème, les menus sont incompréhensibles, je choisis les plats au hasard et j’ai en général de bonnes surprises, bien que, ou parce que, la nature des plats est imprévisible, et leur ordre contre nature. Je suis autant touché par une bonne qu’une mauvaise nouvelle, du coup une mauvaise nouvelle peut être bonne, la vraie mauvaise nouvelle serait qu’il n’y ait aucune nouvelle. Dans la rue, j’ai regardé l’heure alors que je tenais une canette de Coca dans la main gauche, j’en ai renversé une partie sur mon pantalon, par chance personne ne m’avait vu, je ne l’ai jamais raconté. Je n’ai pas lu Platon, mais j’ai lu de nombreux articles y faisant référence, j’ai donc l’impression trompeuse de le connaître, comme ces livres que je possède depuis longtemps sans les avoir ouverts. Pour ne pas être pris en défaut, j’évite de citer Platon au cours d’une conversation. Je trouve risqué d’évoquer la pensée d’un auteur que je connais partiellement, or je n’en connais aucun intégralement. L’orage m’exalte comme un ennemi. Je peux boire trois grandes tasses de café à l’américaine sans être écœuré, mais pas plus d’un expresso français, et aucun expresso italien. À l’étranger, uriner et déféquer est un problème mais pas plus que hors de chez moi dans mon propre pays. Je n’ai pas conduit de camion, d’avion, d’hélicoptère ou de fusée, je conduis des voitures, des motos de toutes cylindrées, des bateaux et des vélos. Je sais faire du ski alpin, du ski nautique, du skateboard, du rollerskate, du windsurf, mais je ne sais pas faire de surf ni de snow-board. Si quelqu’un dit « Monsieur Paul » plutôt que « Paul », je dois surmonter une appréhension pour continuer à parler avec lui sans ricaner intérieurement et m’en sentir coupable. Je ne porte pas de cols roulés, ils irritent mon cou. J’évite les pulls en shetland car ils me grattent et dégagent une odeur qui me rappelle les irritations que j’eus, enfant, lorsqu’on m’obligeait à en porter. Je n’aime pas enfiler un pull à col étroit alors que mes cheveux sont encore humides. J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu. J’ai vu trop de morts télévisés grimaçants. Je collectionne les cartons d’invitation à des expositions en vue d’en dresser l’inventaire dans deux ou trois dizaines d’années, mais je jette l’ensemble tous les quatre ans à cause de la place, et, plus tard, je recommence. J’aimerais conserver toutes les cartes postales que je reçois mais je finis par les jeter au bout de quelques années, sauf celles de mes meilleurs amis. Je me demande si mes amis jettent les cartes postales très travaillées que je leur envoie. Je peux répéter à l’identique des phrases ou des opinions que j’ai entendues, seulement parce que je les trouve justes et que je ne vois pas de raison de les modifier pour me les approprier. Je ne suis pas certain de pouvoir servir d’exemple à la jeunesse. À dix ans, j’ai mangé un sandwich au jambon, soudain, j’ai senti une odeur de tabac alors que personne ne fumait autour de moi, à l’odeur s’ajoutait un goût âcre dans ma bouche, il y avait un mégot de cigarette brune dans la baguette, je venais de croquer dedans. À la différence d’un ami d’ami, je n’ai pas trouvé de têtard dans un petit-suisse. Lorsqu’en hiver un soleil intense n’est obscurci par aucun nuage et que la lumière froide découpe sèchement les ombres, je pourrais photographier n’importe quoi et n’importe qui. Dans les toilettes publiques, je tire la chasse d’eau en me protégeant les doigts avec du papier hygiénique, je dispose du papier sur le siège avant de m’asseoir, je me lave les mains avant de sortir, mais parfois aussi en entrant. Il ne m’est pas arrivé d’attendre un train ou un avion qui n’arrive jamais, mais des gens, si. Il est rare que je devienne ami avec quelqu’un qui ne vient pas à un rendez-vous sans prévenir. Je ne courtise pas une femme capricieuse. Pour me rassurer, si je suis perdu dans une ville étrangère, je vais au supermarché, c’est un endroit familier, pourtant, à y regarder de près, aucun produit n’est similaire à ceux que je connais, par exemple, je peux être complètement perdu au rayon yaourts. Je suis attiré par les femmes généreuses en temps, en sourires, en conversations, en affection et en désir physique. Je préfère être en haut d’une montagne qu’en bas. Je descends les escaliers marche par marche et je les monte par paires. Je suis allé à la pêche moins de cinq fois, et pas depuis l’âge de quinze ans. J’ai tiré à la carabine sur un faisan, et je l’ai tué. J’ai tiré à la carabine sur un merle, et je l’ai raté. J’ai arraché les ailes d’une trentaine de mouches, j’ai ôté les pattes arrière d’un nombre similaire de sauterelles. J’ai écrasé cent soldats sur un tilleul dans la Beauce. J’ai détruit à coups de pied une fourmilière. J’ai profondément aimé un chien que mes parents firent piquer parce qu’il était devenu fou, ce fut ma première expérience de la mort. J’étais assis à une terrasse de café dans une rue près de la Bastille, le sac qui contenait mon luxueux appareil photo pendu à la chaise qui bordait la chaussée, un adolescent a pris le sac et s’est enfui en courant, je l’ai immédiatement vu, mais il m’a fallu quelques secondes pour accepter l’idée qu’on était en train de me voler, je me suis alors levé et j’ai couru, lorsque j’ai compris que je ne le rattraperais pas, j’ai crié sans y croire : « Au voleur, au voleur », il a immédiatement lâché le sac. Je ne me souviens pas si j’ai pleuré lorsque, à mon retour des sports d’hiver, mes parents m’ont annoncé que Pirouette, mon hamster, était mort en mon absence. Mon père m’a offert une carabine 22 long rifle pour mes treize ans, ce qui a effrayé le reste de la famille. J’aimais l’odeur des cartouches de ma carabine. J’aimais la forme de ma carabine, mais je déplorais qu’elle ne tire qu’un coup, et j’imaginais qu’en cas d’attaque de la maison je devrais faire preuve de ruse pour faire croire aux assaillants qu’elle était à répétition. Ma carabine tirait des plombs, et non des cartouches, ce qui la rendait peu offensive à l’égard des êtres humains, dont les assassins potentiels. Bien que je ne chasse pas, mon père m’a donné le fusil de chasse de mon grand-père, avec lequel j’ai parfois songé à me suicider. Je fais plus de choses lorsque j’ai peu de temps que lorsque j’en ai beaucoup. J’ai rêvé qu’avec mon père, qui était aussi Raphaël Ibanez, nous nous promenions dans un lycée fréquenté exclusivement par de grandes jeunes filles blondes en Converse, puis nous nous baignions dans une rivière sucrée dont le lit conduisait à une grotte tapissée de cresson que nous mangions à même la paroi avant de retourner au lycée, pleins de désirs. Passager en voiture, je regarde les fils monter et descendre en haut des poteaux électriques comme de la guimauve dans un magasin de bonbons. Je trouve la nature moins hospitalière que la ville. Je peux être plus intéressé par une maison en construction que par une sculpture minimaliste, parce que, l’intérêt de la première étant accidentel, je me sens plus auteur que spectateur de l’« œuvre ». Un de mes amis chantait les premières paroles d’un refrain en anglais, et poursuivait par une série d’onomatopées car sa compréhension s’arrêtait là. Enfant, je faisais régulièrement ce cauchemar : la pesanteur ayant disparu, l’humanité se disperse, mes proches s’éloignent de moi sans espoir de retour, chacun est le centre d’un monde en expansion infinie. Même si c’est un drôle de cadeau, je remercie mon père et ma mère de m’avoir donné la vie. Lorsque je m’allonge sur l’herbe, je me souviens du vertige que j’ai éprouvé à l’âge de six ans quand, allongé sur l’herbe, je pensais que si la pesanteur cessait, je tomberais dans le ciel. J’ai fait mes études primaires et secondaires dans un collège en béton armé que je nommais avec mes amis « Le Blockhaus », ce qui explique qu’il m’ait fallu attendre des années pour être capable de regarder avec plaisir une construction faite dans ce matériau. J’ai un couple d’amis qui, au lit, jouent à inventer des noms vraisemblables d’acteurs et d’actrices hollywoodiens, je ne sais pas quelles sont les récompenses ou les punitions. Je dessine mieux les yeux fermés que les yeux ouverts. Dans le train, j’ai regardé les cheveux blancs d’un passager devant moi, ils dépassaient de l’appuie-tête comme une boule de fourrure abstraite. Lorsque le soleil se couche dans la mer, j’évite de regarder la bande de reflets qui me relie à lui. Je suis rarement monté sur des bateaux à moteur de loisir. Je n’ai pas fait de jet-ski. Je sais skipper un dériveur ou un catamaran. J’ai fait une croisière de quinze jours en bateau avec des amis en Bretagne, j’en garde le souvenir de journées longues et sans ennui, bien que nous ne fassions rien d’autre qu’attendre la prochaine étape. Je ne suis pas adapté à la taille des sièges publics, trop petits pour moi, ce qui gêne mon plaisir au cinéma et au théâtre, et me rend le voyage inconfortable. J’aimerais communiquer sans utiliser la parole ou les gestes, et percevoir d’un coup le contenu du cerveau de mes interlocuteurs, comme une photographie. En voyant Harlem depuis un train, m’est venue cette phrase : « Ce n’est pas la terre promise. » Je n’ai ni permis de chasse ni permis de port d’armes. Bien que la nourriture y soit plate et plus chère qu’ailleurs, je déjeune dans les cafétérias des centres d’art, leur décor minimal, leur luminosité et le souvenir immédiat des œuvres compensent l’anonymat des lieux. J’ai trente-neuf ans au moment où j’écris ces mots. J’ai vu un tableau de Damien Hirst intitulé Armaggedon, fait de milliers de mouches collées sur une toile de plusieurs mètres carrés. Je bois plus de bière à l’étranger qu’en France. J’ai un buste plus long que la moyenne. J’ai des jambes puissantes. J’ai les doigts minces mais forts. Je sais claquer des doigts, mais aussi des doigts de pied. Depuis l’âge de quinze ans, je mesure la même taille mais je ne pèse pas le même poids. J’ai les yeux bleus, les cheveux blond vénitien, mes poils de barbe, de torse et de pubis sont roux. En été, mes taches de rousseur prolifèrent, se superposent et donnent l’illusion que je suis bronzé. Je ne me ronge pas les ongles, je les coupe une fois par semaine. Je ne porte pas de chemises roses. Je ne bois pas de whisky. Il m’arrive de boire de la vodka, sans plaisir. Je bois du calvados. Je bois un mélange de calvados et de liqueur de cassis, recette héritée d’un grand-père que je n’ai pas connu. Je n’ai pas suivi les cours suivants, décrits dans la brochure américaine The Learning Annex : Réussir à Hollywood, Devenir l’assistant personnel d’une célébrité en gagnant beaucoup d’argent et en voyageant autour du monde avec des gens riches et puissants, Parler de n’importe quoi à n’importe qui, Gagner de l’argent dans les événements spéciaux et dans le domaine du mariage, Ouvrir son propre pressing, Utiliser l’hypnose pour augmenter ses ventes, Devenir un faiseur de pluie superstar, Dessiner avec la partie droite du cerveau, Préparer en un soir des plats diététiques et économiques pour quinze jours, Apprendre à lire la musique en une nuit, Inverser le processus de vieillissement par l’accupression, Parler à son chat, Acquérir une mémoire photographique en une nuit, Surpasser la procrastination dès maintenant, Recevoir des messages de l’Au-delà. Je me dis parfois que si je mentais, les choses seraient plus simples, et pas seulement pour moi. Je n’utilise pratiquement pas d’allumettes, même pour allumer le gaz, je préfère les briquets. Je n’aurais pas pu travailler dans la finance, la comptabilité, l’informatique, la recherche scientifique, mais j’aurais pu travailler pour un parti écologiste, dans une association humanitaire, une maison d’édition ou une institution artistique. Je regarde des cartes géographiques pour le plaisir, mais je me passerais de regarder des cartes routières pour préparer un itinéraire. Dans les cartes géographiques, je commence par regarder les bords de mer, où les noms sont plus faciles à lire, puis je m’enfonce dans les terres, sans suivre d’itinéraire précis, seulement guidé par le mouvement capricieux de mes yeux. Je porte des pulls à fermeture éclair que je peux ouvrir ou fermer en fonction de la température. Enfant, j’étais persuadé d’avoir un double sur cette terre, il avait le même âge, le même corps, les mêmes sentiments que moi, mais pas les mêmes parents ni la même histoire, comme il habitait de l’autre côté de la planète, je savais que j’aurais peu de chances de le rencontrer, mais je croyais quand même au miracle. Je me suis brouillé avec un ami très cher parce qu’il refusait de venir m’aider avant plusieurs jours pour faire fonctionner l’ordinateur qu’il m’avait vendu. Je ne juge pas un pays d’après la qualité de ses programmes télévisés. Prendre des vacances à New York m’a plus fatigué que travailler à San Francisco. Les premières peintures que j’ai exposées consistaient en de grandes toiles sur lesquelles je faisais couler de la peinture de bas en haut, et en des formes géométriques simples faites d’un mélange de peinture et de sable dans des couleurs de terre ou de métaux oxydés, cette exposition eut lieu dans la galerie de mon oncle pendant trois jours en juillet 1993, j’ai vendu l’essentiel de ce qui était présenté, j’ai détruit ce qui restait, faute de place. J’ai exercé la peinture de 1991 à 1996. J’ai fait cinq cents peintures, j’en ai vendu une soixantaine, une centaine sont stockées dans les communs d’une maison dans la Creuse, j’ai brûlé le reste. Que ce soit par lassitude de les voir ou par manque de place, j’éprouvais un grand soulagement lorsque je brûlais mes peintures. Le principe de plaisir guide plus ma vie que le principe de réalité, bien que je sois plus souvent confronté à la réalité qu’au plaisir. Être artiste et écrivain me permettrait de devenir fou sans m’en apercevoir : on sollicite mes excentricités, comme je travaille seul, personne ne vérifie ce que je fais, il faudrait un certain temps pour que mon entourage comprenne que je suis passé de l’autre côté, et, occasionnellement, me le signale. Je me demande parfois si je fais de l’art ou seulement de l’art thérapie. Vers l’âge de quinze ans, j’ai acheté deux ouvrages de la collection « Que Sais-je ? », l’un sur l’art, l’autre sur la folie, ce sont encore les sujets qui me troublent le plus. J’ai commencé six fois à lire L’Interprétation des rêves, je ne sais pas pourquoi j’ai arrêté. Enfant, je jouais à m’effrayer en imaginant qu’on me forçait (mais qui ?) à passer mes ongles le long de la carrosserie de la voiture de mon père. Je suis euphorisé par la perspective d’une longue promenade à pied dans la montagne un jour de soleil. Je pardonne, et je peux aller jusqu’à oublier les torts que l’on m’a faits, mais je pardonne difficilement qu’on ne me pardonne pas. Je comprends mieux la punition que la vengeance. Je suis concerné par les questions de morale. Je ne comprends pas que l’on écarte les questions de morale par dandysme ou par une supposée largeur d’esprit, pourtant, les moralistes me semblent tristes ou réactionnaires. Je suis allé dans vingt-deux pays : France, Angleterre, Suisse, Allemagne, Espagne, Italie, États-Unis, Portugal, Thaïlande, Chine, Russie, Finlande, Hollande, Grèce, Luxembourg, Belgique, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Hong Kong, Macao, Inde. Les pays qui m’ont le plus impressionné sont l’Inde, où j’ai voyagé dans l’irréel, et les États-Unis, où j’ai voyagé dans des films. Je n’ai pas mis les pieds sur les continents australien et africain. Dans un dîner, je ne suis pas acteur, il ne faut pas compter sur moi pour occuper le centre des conversations, mais je fais un bon spectateur, je ris, je m’étonne, je pose des questions. À un déjeuner, je peux être acteur si je suis avec une ou deux personnes, c’est mon public maximum. Au petit-déjeuner, je suis seul, même si je suis avec quelqu’un. Le matin, je dois attendre deux heures après mon réveil pour que mon cerveau fonctionne normalement. Je me couche vers une heure du matin, je m’endors vers deux heures. Je me lève entre huit et neuf heures le matin. Je me sens bien, c’est-à-dire prêt à travailler, entre onze heures et demie et une heure et demie, puis de cinq heures l’après-midi jusqu’au moment où je me couche. Je suis né à trois heures dix l’après-midi, c’est une heure qui m’est pénible, chaque jour, je suis désœuvré jusqu’à cinq heures. Le Nord m’attriste, l’Est me fait peur, l’Ouest m’intimide, le Sud me réjouit. Jouer avec le reflet du soleil sur un miroir de poche me donne un sentiment de pouvoir. J’aime l’accent canadien, bien que je ne le trouve pas sexy pour les femmes. Je me demande toujours si les numéros de téléphone des annonces sexuelles dans les toilettes publiques sont vrais, il suffirait de les essayer pour savoir, je ne l’ai jamais fait. Je ne me sens pas coupable d’un excès de vin, comme si c’était une boisson aristocratique, c’est tout le contraire avec la bière, qui a pourtant moins d’effets secondaires. Je me plains, et je me plains de me plaindre. Je ris, et je ris de rire. Je pleure, et je ne pleure pas de pleurer, au contraire, la conscience que j’ai de pleurer me fait cesser immédiatement. Je mange peu de soupe, et encore moins de potage. La soupe au potimarron est la seule que j’aie envie de préparer et de manger. À Paris, je ne me déplace pas à vélo seulement par plaisir, il me faut un but fonctionnel. Je suis mal à l’aise avec les nouvelles technologies, mais je finis par m’y mettre. Un ami astrologue m’a dit un jour que, selon mon thème astral, mes deux points pathologiques étaient le dos et les oreilles. Je ne peux pas dire que je crois à l’astrologie, mais je ne peux pas dire que je n’y crois pas. J’aimerais croire aux fantômes. J’aimerais chantonner dans la rue comme si j’étais seul. Les boîtes de nuit sont des lieux de spectacles, je ne m’y produis pas, j’observe. Les restaurants bruyants m’empêchent de converser avec mes amis, or je dîne pour parler. Il m’arrive d’avoir une idée de livre, et de découvrir que c’est une pièce noire et étroite dont je ne peux sortir, à l’inverse, il m’arrive de découvrir que c’est une maison lumineuse aux ramifications infinies, dans laquelle je circule vite et à l’aise. Je m’étonne que mon écriture manuscrite se soit figée à un certain âge, seize ans je crois, et que depuis, elle n’évolue plus. Je me suis inventé une signature à l’âge de treize ans, sans penser que j’aurais la même toute ma vie. Je me demande comment font les Russes pour être si russes. Au café, je m’assieds à table plutôt que je ne me tiens au comptoir. Je ne vais pas au café pour engager la conversation avec mes voisins de comptoir, sauf lorsque je suis à l’étranger, que je parle la langue du pays, et qu’il y a des cafés avec des comptoirs à l’intérieur, c’est seulement en Espagne que ces conditions se trouvent réunies. Une télévision allumée dans un café peut me faire ressortir aussitôt. Je me demande si le paysage est façonné par la route, ou la route par le paysage. J’ai acheté mon premier jean Levi’s 501 brut à quatorze ans au Bon Fermier à Vernon, j’étais fasciné par le coton bleu-gris cartonné et la braguette à boutons, en l’enfilant, je sautais dans le temps. Je n’ai pas fait l’amour avec un homme. Lorsque je marche dans la rue, je ne regarde pas mes pieds, je ne regarde pas la surface sur laquelle je marche, je regarde les façades que je longe, les étages qui me surplombent, la rue qui me précède. Si je suis pressé, lorsque je marche dans la rue, je ne vois pas ce que je regarde, les lieux, les personnes et les objets sont des masses abstraites et colorées que je dépasse avec indifférence. Deux hommes politiques m’ont inspiré confiance, Michel Rocard et François Bayrou, mais ils n’appartenaient pas au parti pour lequel je souhaitais voter. Je vote pour les écologistes, bien qu’ils présentent rarement des candidats qui me plaisent. Je n’ai qu’une vague idée des programmes politiques des écologistes, je ne suis pas sûr qu’ils aient les idées plus claires que moi. Je n’envisage pas de faire l’amour avec un animal. La veille du départ pour un long voyage, l’exaltation se mélange à l’angoisse, mais le jour même, tout n’est qu’euphorie du passage à l’acte, l’angoisse revient au milieu du séjour, lors d’un moment creux, quand l’exotisme des débuts n’a pas encore cédé la place à celui du retour. Dans les cassettes enregistrées au dictaphone il y a quelques instants, je n’écoute pas le contenu des mots, mais le son de ma voix : le trouble vient moins du dédoublement que de la disparition du sens. Ma voix enregistrée il y a une minute sur un dictaphone à cassettes a l’air plus ancienne que ma voix enregistrée numériquement il y a cinq ans. Mon visage filmé il y a quinze jours en super 8 a l’air plus ancien que mon visage filmé il y a dix ans avec une caméra numérique. J’ai plusieurs fois fait l’amour avec deux femmes. Je suis allé dans des clubs échangistes et j’ai participé. En matière de décoration, je n’aime pas les couleurs orange, jaune, vert, violet et bleu, seuls le blanc, le gris, le marron et le rouge me conviennent. Lorsque je voyage dans un pays où mon téléphone portable ne marche pas, il me faut deux jours pour m’habituer à son absence. Lorsque je voyage dans un pays où mon téléphone portable ne marche pas, je dois porter une montre pour connaître l’heure, il me faut deux jours pour m’y réhabituer puisque je n’en porte plus depuis que j’ai un téléphone portable. Lorsque je reviens d’un long voyage dans un pays où mon téléphone portable ne marchait pas, il me faut seulement quelques minutes pour m’y réhabituer. Je connais rarement la politique intérieure des pays où je voyage. Le seul pays dont je connaisse la politique intérieure est le mien. Je ne connais rien à la politique extérieure de la plupart des pays, sauf les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Je connais le nom de cinq ou six présidents ou Premiers ministres actuels de pays étrangers. Si je dessinais le monde de mémoire, je me demande combien de pays j’oublierais. Je n’aime pas ce qu’on m’impose, pourtant je n’imagine pas vraiment de porter un autre nom que le mien. Sur une carte, je sais mieux situer les États américains que les pays africains. J’ai fait l’amour avec une cinquantaine de femmes, je me demande si c’est peu ou beaucoup. J’ai aimé six femmes, je l’ai dit à quatre d’entre elles. Il m’est arrivé de tricher au cours d’examens scolaires. Je suis allé une fois dans un night-club homosexuel, dont j’ai arpenté les backrooms avec une inlassable curiosité. Je vais à la piscine dans mon quartier, je n’y vais pas lorsque je suis hors de ma ville. J’ai hérité de nombreux meubles que je n’ai pas gardés, je les ai vendus, j’ai acheté un canapé, j’ai récupéré des chaises d’école à la Cité internationale un soir avec Yan Toma, j’ai construit une table, j’en ai acheté une autre, j’en ai trouvé une troisième dans la rue, j’ai remplacé mon lit par un matelas posé au sol. Je n’ai gardé, des objets que m’ont donnés mes parents, que quelques portraits de famille, des tableaux, une tête de mort, des animaux empaillés, des sculptures, un pilier en bois, un fusil de chasse, de la vaisselle, des verres, de l’argenterie et quelques bibelots, je ne les ai pas chez moi, la plupart sont dans une cave, ils ne me manqueraient que si je savais qu’ils ne m’appartiennent plus. Je peux me souvenir, des années après, du visage de quelqu’un que j’ai croisé une fois, ce qui peut m’embarrasser, si l’autre se souvient moins de moi que moi de lui. Il m’arrive de poser plusieurs fois la même question à quelqu’un, si la réponse ne m’a pas assez intéressé pour que je m’en souvienne, c’est au moment où j’entends la réponse que je me souviens avoir déjà posé la question. Au téléphone, le silence me gêne. Je souhaite qu’on grave sur ma tombe cette épitaphe : « À bientôt. » La dernière fois que j’ai appris par cœur quelque chose, c’était pour le tournage d’un film, et avant, d’une vidéo, mais avant cela, je n’avais pas appris par cœur quoi que ce fût depuis le collège. J’écris moins bien assis à une table ronde, où mes coudes reposent dans le vide, qu’à une table rectangulaire, sur laquelle ils prennent appui. Pendant deux ans, j’ai peint des tableaux ronds que je n’ai pas exposés, peu après j’ai abandonné la peinture, depuis, regarder des tableaux ronds me rend triste. Je ne fais pas de photographies de famille, bien que j’aime regarder les albums qu’a faits ma mère lorsque j’étais enfant. Je n’achète pas de cahiers à spirale parce qu’il est difficile d’écrire sur la page gauche, surtout quand la main s’approche du métal. Enfant, j’ai agité ma cuillère dans un yaourt jusqu’à le faire gicler sur les murs, ma grand-mère, pourtant si douce, m’a donné une gifle qui m’a stupéfié. Enfant, ma mère me surnommait parfois Édouard le bâton, parce que je passais mes journées à la campagne avec un morceau de bois, plus tard, lorsque je suis devenu turbulent, elle m’a appelé le Bâton merdeux, puis, plus simplement, la Merde. J’écris mieux le soir que la journée, jusqu’à ce que soudain, je me rende compte que c’est fini, la fatigue m’a vaincu, j’éteins l’ordinateur et je me couche. Je me lie facilement avec les femmes, je mets plus de temps avec les hommes. Mes meilleurs amis hommes ont quelque chose de féminin. Je conduis une moto mais je n’ai pas l’esprit « biker ». Je m’ennuie immédiatement lorsqu’un motard me parle de questions techniques concernant le moteur, les cylindrées, les performances de vitesse ou d’endurance. Je suis égoïste malgré moi, je n’ai même pas l’idée d’être altruiste. Mon frère a deux amis d’enfance qu’il a connus vers cinq ans, il les a rejoints à l’âge de quarante-cinq ans à Nice, où ils vivent maintenant tous les trois. Je n’ai pas d’ami d’enfance. Enfant, puis adolescent, j’avais un meilleur ami pendant deux ou trois ans, puis un autre, et ainsi de suite, je n’ai pas gardé de meilleur ami plus de quatre ans, ce n’est que vers vingt ans que j’ai eu des amis de plus longue durée, et vers trente ans j’ai connu mes meilleurs amis actuels. J’ai été plus fidèle en amitié qu’en amour, ce qui ne veut pas dire que je trompais les femmes avec qui j’étais, mais que mes relations duraient moins longtemps avec elles qu’avec mes amis. Dans un ami, je cherche un frère. Je n’ai pas trouvé un ami en mon frère, mais je n’ai, hélas, pas fait l’effort de chercher. Mon frère était trop âgé pour que nous puissions être amis. Mon frère et moi, nous sommes comme le jour et la nuit, je suis peut-être la nuit. J’ai souvent pensé que l’éducation avait peu de pouvoir sur les individus, puisque mon frère et moi avons été élevés de la même manière, et nous avons pris des directions opposées. J’aime bien mon frère, c’est probablement réciproque, j’écris « probablement » car nous n’en avons jamais parlé. Voir des photographies de mon frère petit m’émeut, je vois que nous avons la même peau, les mêmes yeux, les mêmes cheveux, mais je sais que ces enveloppes similaires contiennent des esprits qui ne se sont pas rencontrés. Le soir, quelques pas discrets sur le plancher de l’appartement du dessus me rassurent. Je ne mange pas de bonbons, ils m’écœurent. Dans une ville étrangère, j’ai toujours envie d’aller au zoo, bien qu’un zoo étranger ne soit pas plus exotique qu’un zoo français. Je commence par chercher une information précise dans le dictionnaire des noms propres, et je finis par le feuilleter au hasard pendant une durée bien plus longue. Je préfère, dans l’ordre, feuilleter une encyclopédie, un dictionnaire des noms propres, un dictionnaire des noms communs, un dictionnaire français-anglais, un dictionnaire français-espagnol, un dictionnaire français-latin. Je feuillette parfois l’annuaire téléphonique sans but précis. Je lis des résumés de films dans le programme sans intention d’aller les voir. Je ne lis pas les programmes de télévision, je regarde au hasard et découvre ce qui est diffusé en zappant. Je regarde des films à la télévision sans l’avoir prévu, il est donc exceptionnel que je voie un film en entier. Je ne crois pas au cinéma de fiction, seuls quatre films m’ont marqué, La Vie à l’envers d’Alain Jessua, Le Diable probablement de Robert Bresson, La Maman et la Putain et Une sale histoire de Jean Eustache, certains autres films m’ont distrait ou ému, mais je ne leur accorde pas de crédit. Je vis dans un sentiment d’échec permanent, alors que je ne rate pas spécialement ce que j’entreprends. Je n’utilise pas de parapluie. Je jouis peu du succès, l’échec m’est indifférent, mais j’enrage, le cas échéant, de n’avoir pas entrepris. Je ne vais pas au cinéma pour apprendre, mais pour me distraire. Je ne trouve pas que le cinéma soit stupide, seulement, je n’en attends rien. Je crois plus en la littérature, même mineure, que dans le cinéma, même majeur. Je n’ai pas le temps de raconter des histoires longues. Je mets du temps à me rendre compte que certaines personnes m’ennuient, comme ces gens qui ont de l’esprit mais racontent lentement, avec de nombreux détails inutiles, je commence par admirer la précision de leur mémoire, puis je m’en lasse, et je finis par ne plus supporter d’attendre quinze minutes la chute d’une histoire que j’en mettrais une à raconter. J’ai été à Bordeaux pour la première fois à vingt-cinq ans, j’ai découvert en y retournant à trente-huit ans que je n’en avais gardé aucun souvenir : ni rue, ni musée, ni café, ni fleuve, rien. Il y a des périodes où je me souviens de tout, et d’autres où ma mémoire défaille, je ne me souviens pas de choses que je connais parfaitement, le nom de la place Vendôme ne me revient pas, ni celui d’un roman de Stendhal. Je pense que les orteils sont voués à disparaître. Je me sens mal sur une chaise haute, il me faut des sièges bas pour pouvoir me tenir droit sans effort. Je suis mieux assis dans une chaise dure que dans une chaise molle. Je ne range pas mes vêtements dans une commode, mais sur des étagères ouvertes, pour voir l’ensemble d’un coup d’œil. Il m’est arrivé deux fois d’être courtisé par des homosexuels, ils savaient que je ne l’étais pas, je ne leur ai pas donné satisfaction. Je n’ai jamais été attiré par un homme, c’est dommage, le mode de vie gay me va bien. À ma connaissance, je n’ai pas d’enfant. J’ai mis enceinte une femme, nous avons décidé qu’elle avorterait, ce fut douloureux pour elle comme pour moi, elle m’a affirmé que ça l’était plus pour elle, en me laissant entendre que je ne pouvais pas comprendre. La première fois où j’ai fait l’amour avec une femme, c’était la première fois pour elle aussi, mais elle avait l’air de naturellement savoir. En art contemporain, j’aurais tendance à aller vers les gens gentils, le problème est que les gens gentils sont gentils avec tout le monde, ils aiment tout, ce qui diminue la valeur de leur avis. Sur le boulevard Saint-Michel, j’ai croisé un homme plus grand que les autres, sa tête, qui dépassait, ne ressemblait pas à un visage humain, il avait quelques touffes de cheveux, deux trous à la place du nez, ni oreilles ni lèvres, des morceaux de dents émergeaient d’un gouffre en rictus, son visage était de travers, sa peau brûlée sur toute la face, seuls ses deux yeux avaient une forme normale, mais son regard était effaré, comme si la foule qu’il croisait le regardait en se moquant de lui, c’était il y a vingt-cinq ans, je m’en souviens comme si je venais de le croiser. Certains sacs à dos, trop courts, me font mal aux dos, d’autres, mieux conçus, me font du bien. Dans les draps des hôtels bon marché, il m’arrive de trouver des poils de clients précédents. Dans les hôtels bon marché, les zones de propreté douteuse dont je me méfie le plus sont la moquette, les draps et les taies d’oreiller, la cuvette des toilettes et la télécommande de télévision. Je dors parfois dans des hôtels qui me déplaisent, mais il n’y en a pas d’autre avant des kilomètres, je ne connais pas leur adresse et la nuit est avancée. Un jour, dans un motel américain, j’ai lu les tarifs suivants : chambre double soixante dollars, chambre simple cinquante-cinq dollars, trois heures trente-huit dollars. Je n’ai pas souvenir d’une messe qui ne m’ait ennuyé. Jusqu’à l’âge de douze ans, je croyais être doué du pouvoir de faire advenir les choses, mais ce pouvoir m’étouffait, il se manifestait sous la forme de menaces, je devais faire tant de pas pour arriver au bout du trottoir sinon mes parents mourraient dans un accident de voiture, je devais fermer la porte en pensant à une chose favorable, par exemple réussir un examen, sinon j’échouerais, je devais éteindre la lumière en ne pensant pas que ma mère se ferait violer sinon cela adviendrait, un jour je n’ai plus supporté de devoir fermer la porte cent fois avant de parvenir à penser à une bonne chose, ou de mettre un quart d’heure pour éteindre correctement la lumière, j’ai décidé que ça suffisait, tout pouvait s’effondrer, je ne voulais plus me consacrer à sauver les autres, le soir même je me suis couché en pensant que le lendemain serait une apocalypse, il ne s’est rien produit, j’ai été soulagé, mais un peu déçu de découvrir que je n’avais aucun pouvoir. Au karaté, je m’euphorise en combattant des ennemis invisibles. J’ai été avec une femme qui, de temps en temps, menaçait de me quitter pour que je lui dise que je l’aimais, il suffisait que je m’énerve et que je finisse par dire « Je t’aime » pour qu’elle devienne instantanément mielleuse. J’aimerais aller au Japon avant de mourir, mais quelque chose me dit que je ne le ferai pas. Je serais très ému qu’un ami me dise qu’il m’aime, y compris si c’est par amour plutôt que par amitié. Enfant, je ne rêvais pas d’être pompier, mais vétérinaire, je n’en avais pas eu l’idée moi-même, j’imitais mon cousin. J’ai joué au papa et à la maman avec ma cousine, mais il y avait des variantes, cela pouvait s’appeler le docteur (inspection formelle des parties sexuelles), ou le voyou et la bourgeoise (mini-scenario de viol). Lorsque nous jouions au voyou et à la bourgeoise, ma cousine passait devant la balançoire sur laquelle j’étais assis, à l’écart de la maison familiale, je l’interpellais d’un air mauvais, elle ne répondait pas mais faisait semblant d’être affolée, elle commençait à courir, je la rattrapais et la conduisais de force dans la petite cabane, je fermais le verrou, je tirais les rideaux, elle essayait vaguement de s’enfuir, je la déshabillais, et simulais l’acte sexuel pendant qu’elle poussait des cris dont je n’ai jamais compris s’ils mimaient l’horreur ou le plaisir, j’ai oublié comment nous finissions. Je m’efforce d’être un spécialiste de moi-même. Si je n’en suis pas victime, la suspicion des autres me fait rire. Pour soigner mon mal de dos lorsque je conduis trop longtemps une voiture, je m’allonge sur un sol dur, bras en croix, jambes légèrement écartées. En Thaïlande, dans le compartiment d’un train à destination de Chiang Maï, je me suis endormi assis, j’ai été réveillé par mon propre ronflement, en voyant les sourires des amis qui m’accompagnaient, j’ai eu honte des bruits que j’avais pu faire, mais je ne saurai jamais lesquels. J’ai passé quelques jours inactifs sur une plage en Thaïlande, au soleil, au bord d’une plage de sable blanc, l’eau était turquoise, je dormais dans une cabane en paille, je mangeais des poissons au soleil, je ne faisais rien, je profitais simplement d’une extase béate. Dans la Creuse, à Bost-Boussac, dans la grande maison isolée de ma grand-mère, il était trois heures par un grand soleil d’août, avec un ami nous regardions le paysage, ahuris par le long déjeuner et le vin de Bordeaux, un couple a remonté le chemin qui conduit à la maison, un noir quinquagénaire en chemise haïtienne, pantalon gris et chapeau de cow-boy, suivi par une femme timorée d’une soixantaine d’années, robe noire et grosses lunettes, l’homme a souri de bas en haut du chemin, la femme peinait en soufflant derrière lui, il a retiré son chapeau, m’a tendu la main en disant : « Bonjour, je suis monsieur Macabre, mais je suis bien vivant », et il a éclaté de rire, avant de poursuivre : « Messieurs, que pensez-vous de Dieu ? », il était témoin de Jéhovah. Je croyais connaître peu de faits me concernant. Devant une fenêtre à petits carreaux, mon œil voit plus la structure en bois que le paysage. Devant une baie vitrée, mon œil ne voit que le paysage. En Corse, avec un ami, nous avons joué au jeu oulipien S+7, qui consiste à remplacer les substantifs d’un texte par ceux qui leur succèdent, sept places plus loin dans le dictionnaire, j’avais choisi une notice d’utilisation de machine à laver, nous avons commencé au milieu de l’après-midi, et vers minuit sous la lune, nous riions encore à gorge déployée en nous répétant cette phrase : « Positionner le rhume sur la touche étoile afin que le kinésithérapeute combine bien sur la vahiné. » J’ai les pieds plats. Mon coccyx dépasse un peu trop à mon goût, si je reste longtemps assis dans certaine position, il me fait mal comme une queue inutile. Avoir les pieds plats me gêne pour deux choses : je ne peux pas porter de chaussures avec une semelle renflée à hauteur de la voûte plantaire, et si je marche sur un sol brûlant, tout mon pied souffre, plutôt que les extrémités sur lesquelles il repose. J’ai un jour dit à mon analyste : « Je ne jouis pas de ce que je possède », et j’ai pleuré. À la radio, j’ai capté une émission où une femme pleine d’esprit racontait des anecdotes désuètes, ce n’est que lorsque l’interviewer a nommé son interlocuteur que j’ai compris qu’il s’agissait de Jean d’Ormesson. J’ai vu une émission télévisée dans laquelle Frédéric Beigbeider invitait des écrivains nus sur le plateau, mais ils étaient placés de sorte qu’on ne voie pas leur sexe. Je n’ai vu qu’une fois Charles Bukowski à la télévision, dans cet extrait célèbre d’« Apostrophes » où il quitte le plateau, ivre. J’ai découvert le visage de Ray Bradbury sur l’écran d’une télévision dans un motel près de Stockholm dans le New Jersey, il portait une chemise bleue à col blanc, cravate marron et bretelles beiges, mais ses jambes étaient nues, il était en short et en chaussures de sport, ses vieux cheveux blancs étaient rabattus vers l’avant pour cacher sa calvitie, un de ses yeux était perpétuellement fermé, et l’autre paraissait lointain derrière le verre correcteur de ses épaisses lunettes, au début j’ai été effaré par l’apparence du vieil homme et sa voix caverneuse, je me suis demandé si à sa place j’apparaîtrais à la télévision, puis j’ai admiré cette manière américaine d’assumer sa décrépitude. Lorsque, à l’étranger, je suis en train d’écrire le soir dans une chambre d’hôtel et que je dois sortir pour dîner, je sais qu’à mon retour je ne reprendrai pas le travail, mais je me convaincs toujours du contraire, pour manger sans culpabilité. Je me demande pourquoi le papier peint est, en général, plutôt laid. Je me méfie de la moquette, qui retient les poussières et les taches, surtout dans les hôtels où j’imagine une prolifération de miasmes des clients précédents, sans bien savoir ce que j’entends par « miasmes ». J’ai acheté une revue pornographique dans une épicerie, à la caisse j’ai été moins embarrassé que je ne le prévoyais, le responsable, un Indien, l’a saisie en la pliant de sorte que les autres clients dans la queue ne l’identifient pas, il l’a enveloppée dans un sac en papier kraft, je n’ai rien pu lire dans son regard, ni complicité ni reproche. Lorsque je conduis en voiture plus d’une heure plusieurs jours de suite, j’ai mal au bas du dos, ce qui ne m’arrive pas à moto. À moto, je roule plus vite qu’en voiture, surtout sur l’autoroute, pour tuer l’ennui. À moto, sur l’autoroute, lorsque les vibrations et la fatigue rendent hypnotique le défilé du bitume, le temps ne compte plus et l’ennui, qui n’est que mesure, disparaît. Je trouve certaines ethnies plus belles que d’autres. Je n’écris pas le matin, mon cerveau n’est pas encore en état, je n’écris pas l’après-midi, je suis trop triste, j’écris à partir de cinq heures, il me faut avoir été longtemps éveillé pour commencer, corps détendu par la fatigue du jour. Si, par un jour ensoleillé, j’arpente du matin au soir les routes à la recherche de sujets photographiques, le soir venu, je rentre harassé par une bonne fatigue, les yeux endoloris par l’excès de lumière, je me couche fourbu, dans le noir, les images de la journée défilent comme un diaporama aléatoire jusqu’à ce que le sommeil m’assomme, le lendemain je me réveille avec des cernes sous les yeux, comme si j’étais puni par les organes dont j’ai abusé. Quand je suis les indications d’un guide de voyage, je les compare avec la réalité, j’ai des chances d’être déçu, puisqu’elles sont élogieuses, sinon elles n’y figureraient pas. Les jours où je fais du sport, je n’éprouve pas de sentiment de culpabilité, même dans les domaines qui n’ont rien à voir avec le corps. Bien que j’écrive essentiellement à l’ordinateur depuis plusieurs années, mon majeur droit a toujours un durillon à l’endroit où je tiens les stylos. Bien que j’aie publié chez lui deux livres, mon éditeur continue à me présenter comme un artiste, si j’étais comptable, en plus d’être écrivain, je me demande s’il me présenterait comme un comptable. Parmi les histoires drôles que j’entendais à l’école, dans celles où plusieurs nationalités étaient en compétition, le français avait toujours la voiture la plus lente, la fusée qui ne décollait pas ou le slip qui sentait le plus mauvais. En Espagne il y a vingt ans, j’ai été invité par un ami d’ami avec qui je voyageais à passer une soirée chez un homme de soixante-dix ans d’origine allemande, la conversation était familière et spirituelle, j’étais en bonne disposition, c’était l’été, j’étais en vacances, nous buvions du bon vin, des plats épicés étaient servis sur une terrasse avec vue sur la mer, la conversation a pris une tournure inattendue quand cet homme se mit à tenir des propos de plus en plus réactionnaires sur un ton délicieux, il souriait en me regardant dans les yeux pour chercher mon approbation, les socialo-communistes, les cheveux longs, les juifs, les chômeurs, les homosexuels, tout y est passé, il voulait me prendre en otage avec son hospitalité, je fus plus pervers que lui, je souriais pour qu’il se dévoile, ce qu’il fit plus que de raison, en sortant de table, il me fit visiter la chambre de son fils, au mur était punaisé un drapeau nazi, il a désigné avec admiration certains livres sur les étagères, dont Mein Kampf, j’ai été rétrospectivement stupéfait que l’ami d’ami, qui savait à qui il avait affaire, un ancien SS, ait accepté cette invitation. Je ne raconte pas d’histoires drôles. Il n’y a pas de mot, mais des périphrases, pour décrire une situation dans laquelle je me suis trouvé : la femme avec qui j’étais est tombée enceinte de moi, puis elle a avorté, mais moi, je n’étais pas enceint, j’étais avec une femme enceinte de moi, puis je n’ai pas avorté, mais j’ai été « celui qui est avec une femme qui a avorté de l’enfant qu’elle portait de lui » : un mot pour elle, une lourde formule pour moi. Je multiplie les débuts. À treize ans, en colonie de vacances à Val-d’Isère, je suis revenu au chalet pour chercher mes lunettes de soleil au milieu de la matinée, j’ai retiré mes chaussures de ski, je suis entré dans le dortoir en chaussettes, sans faire de bruit, j’y ai surpris un moniteur quadragénaire en train de masturber un garçon de dix ans resté au lit à cause de sa jambe cassée, la main du moniteur s’est aussitôt retirée pour rabattre le drap, le soir même, lorsqu’il est passé entre les lits pour l’extinction des feux, j’ai crié à travers le dortoir : « Je suis sûr qu’il n’a pas de slip sous son jogging », au moment où il passait à ma hauteur et j’ai baissé son pantalon, il était nu, il a rougi et s’est enfui sans rien me dire, pendant le reste du séjour il a déployé des trésors d’imagination pour éviter que nos chemins ou nos regards ne se croisent. Je ne saurais dire si je préfère qu’on m’ampute le bras gauche où la jambe droite. Lorsque je lis des manuels de psychiatrie, je me trouve souvent un symptôme des maladies décrites, parfois plus, parfois tous. Je n’écris pas pour donner du plaisir à celui qui me lit, mais il ne me déplairait pas qu’il en éprouve. Je peux déchirer une feuille de papier de format A4 pliée en deux, en quatre, en huit, en seize, en trente-deux, en soixante-quatre, mais pas au-delà. Pour lire, mes positions préférées sont, dans l’ordre : allongé, assis sur un fauteuil, assis sur un canapé, assis à une table, debout. Souvent, je pense ne rien savoir de moi. Je n’arrive pas à détester Jacques Chirac. J’aime regarder un sac en plastique voler entre des buildings, surtout quand je ne sais pas s’il monte ou s’il descend. Lorsque je demande des indications pour trouver ma route, je crains de ne pas mémoriser ce que l’on me dit, je redoute particulièrement les indications inutiles qui consistent à dire : « À ce moment, il y a une pizzeria, eh bien, ce n’est pas là. » Je suis toujours étonné que les indications que l’on me donne me permettent de trouver mon chemin : des mots deviennent de la route. Le ralenti me plaît car il rapproche le cinéma de la photographie. Je m’entends bien avec les personnes âgées. Je n’ai pas rencontré de vieillard qui écoute encore du rock, pourtant j’en ai rencontré qui, jeunes, en écoutaient. Éprouver de la pitié me rend triste, mais être l’objet de la pitié de quelqu’un me rendrait encore plus triste. J’ai raté deux rendez-vous importants pour la même raison, l’un avec le ministre polonais de la Culture que je devais interviewer, l’autre avec un juge américain que je devais photographier, je suis arrivé en retard par négligence. Lorsque j’avais dix-huit ans, je suis arrivé en retard à un cours d’histoire, le professeur ne m’a rien reproché directement, mais a dit ce verdict à l’ensemble de la classe : « Les gens qui arrivent en retard dans leur jeunesse arrivent en retard toute leur vie. » En voyage, je plie les vêtements sales pour qu’ils occupent moins de place. Je ne pourrais pas être la même personne dans un autre corps. Je n’arrive pas à penser la mort d’un être aimé, lorsqu’il meurt, je suis deux fois démuni : il est mort, et l’impensable s’est produit. Je me souviens mieux de mes rêves lorsqu’ils sont utiles pour mon travail. J’aime me remémorer mes rêves, quel qu’en soit le contenu. Mes rêves sont à ce point structurés comme des souvenirs de choses vécues que je me demande parfois si je ne les ai pas vraiment vécus. Si je dors mal, je rêve plus, ou je me souviens mieux de mes rêves. Je n’interprète pas les rêves. Mes rêves me sont aussi étrangers que ceux des autres. Les récits de rêves me font rire. Sur plusieurs tables du lycée, j’ai lu ces phrases inscrites l’une au-dessus de l’autre : « Dieu est mort. (Nietzsche.) Nietzsche est mort. (Dieu.) » Je ne dors pas sous une couette, mais sous des couvertures, que je superpose en fonction du froid, une couette produit rarement la bonne température. J’ai insulté une seule personne, le conseiller culturel du consulat où je faisais mon service militaire. Ma mémoire embellit. Je m’excuse souvent, je pense chaque fois que je ne devrais pas le faire, ni avoir à le faire. Un même été, j’ai attrapé six tiques, ce n’est que quatre ans plus tard que j’ai été persuadé d’être atteint de la maladie de Lyme, après avoir lu sur un site Web la liste des symptômes. Il m’est arrivé de tricher à l’école, mais pas au jeu. Je dîne seul au restaurant si je n’ai pas d’autre choix, ce qui ne m’arrive qu’en voyage. Dîner seul au restaurant me semble paradoxal : le restaurant est une sortie festive, la fête est collective. Pour savoir si j’étais homosexuel, j’ai tenté de me masturber en pensant à des hommes, ça n’a pas marché. En regardant « Très Chasse », j’ai l’impression que les chasseurs n’éprouvent pas de culpabilité après l’orgasme du tir. Je remercie facilement. Depuis que j’ai vu Les Dents de la mer, je ne peux nager dans la mer sans penser aux requins qui sont peut-être en train de remonter vers moi. Un été sec et chaud, ma mère m’a lu tous les soirs après le dîner un extrait du livre Les Survivants, où il était question d’un avion écrasé dans la Cordillère des Andes, les rescapés mangeaient le corps des autres pour survivre, j’avais onze ans, je ne sais pas pourquoi ma mère m’a lu cette histoire. J’ai vu plusieurs films de la série vendredi 13, après l’épisode intitulé vendredi 13, le chapitre final, dans lequel Jason, le tueur en série, meurt, je croyais que c’en était fini, mais un nouvel épisode est sorti, vendredi 13, un nouveau commencement. Je cherche à écrire dans une langue que n’altéreraient ni la traduction ni le passage du temps. J’aime achever une tâche à l’heure, c’est-à-dire lorsque la grande aiguille de la montre est sur douze. Je ne crois pas avoir inspiré la pitié. À Vieux-Boucau, j’ai tenté de faire du surf un après-midi, sans succès, je n’ai eu aucune intuition de ce qu’il fallait faire, ni du plaisir que je pourrais éprouver si je réussissais. J’ai croisé au mois de juillet à Paris un homme dont le visage ressemblait à celui d’Elephant Man, j’étais à vélo, je roulais vite, j’ai cru avoir une hallucination, j’ai fait demi-tour pour le rattraper, je ne m’étais pas trompé, mais quand je vois quelque chose d’exceptionnel, je crois pendant les premiers instants qu’il s’agit d’une illusion. Les seins d’une femme peuvent capter mon attention au point que je n’entende plus ce qu’elle me dit. Je regrette de ne pas être chanteur d’un groupe de rock. Je ne regrette pas de ne pas être présentateur de télévision. J’accepte par curiosité la première invitation à dîner chez des gens dont je sais par avance qu’ils m’ennuieront, mais je décline les suivantes. Lorsqu’une chose merveilleuse advient par surprise, je cherche à reproduire les circonstances de son apparition pour qu’elle se manifeste à nouveau, mais c’est confondre la chose et la grâce de l’accident. Une amie d’amie prétendait pouvoir poursuivre un rêve interrompu par le réveil en se rendormant, elle prétendait aussi pouvoir intervenir consciemment, dans son sommeil, sur le contenu de son rêve, et en revivre ses moments préférés. Je ne pense pas toujours à choisir le bon moment pour dire au revoir dans un lieu public à quelqu’un qui est occupé par autre chose, parfois, cette personne ne m’entend pas, alors je recommence, en espérant que personne autour n’a remarqué. Je parlais avec une amie, très belle mais distante, lorsqu’une crotte de nez s’est mise à dépasser de sa narine, depuis cet événement anodin, je la trouve plus proche, bien qu’elle n’ait pas modifié son comportement. Il m’arrive encore de regarder sous le lit avant de me coucher. Je regrette de ne pas être né en 1945, j’aurais eu vingt-trois ans en 1968, j’aurais vécu la révolution sexuelle et cru en certaines utopies dans les années 1970, j’aurais gagné beaucoup d’argent dans les années 1980, dont j’aurais profité dans les années 1990, et j’aurais fini par prendre une retraite confortable et pleine de bons souvenirs dans les années 2000, malheureusement je suis né en 1965 et j’ai eu vingt ans dans les années 1980, sans doute les plus laides années depuis la Seconde Guerre mondiale. Lorsque je marche dans la rue, les inscriptions des affiches et des vitrines se mélangent en moi en slogans absurdes. Je pardonnerais à une femme de m’avoir trompé si l’autre est mieux que moi. J’aime l’odeur de mes cheveux, même sales. Je suis émerveillé de pouvoir lever un bras sans comprendre comment mon cerveau transmet l’ordre. Je me dis régulièrement que je dois écrire des choses positives, j’y arrive, mais c’est plus dur que d’écrire des choses négatives. Dans un sandwich, je ne vois pas ce que je mange, je l’imagine. Devant la télévision, je ne profite pas de ce que je mange, parce que je ne le regarde pas. Même très fatigué, je peux regarder la télévision pendant plusieurs heures. J’ai eu l’idée d’une mauvaise vidéo : ridiculiser une dinde en la promenant dans des lieux publics vêtue d’un tee-shirt à l’effigie de Jacques Chirac. À l’étranger, je fais des choses que je n’ose pas dans mon propre pays, parce que tout semble fictif. Depuis que j’écris à l’ordinateur, je conserve tout ce que j’écris à la main. Je ne rêve pas de voler. Au milieu de l’été, un jour de pluie me réjouit comme un jour de soleil au milieu de l’hiver. Dans un pays étranger, je suis plus attentif à ce qui est moyen qu’à ce qui est exceptionnel, je préfère voyager dans des petites villes sans rien de remarquable que dans des capitales regorgeant de curiosités. Je n’ai pas enfilé de bottes en caoutchouc depuis au moins trois ans. Je supprime le superflu. Je suis plus beau avec une canne. Je n’ai pas besoin de parler beaucoup. J’ai besoin de peu parler. Je ne crie pas. Je mange trois fois par jour. Je ne mange pas entre les repas. Je bois deux litres de thé par jour. Je dois sortir au moins une fois par jour. À six ans, je remontais en courant le boulevard du Montparnasse, je faisais la course avec mon cousin, nous rejoignions le collège chacun sur un des trottoirs, j’ai traversé sans regarder, une voiture m’a renversé, j’ai volé deux mètres et je suis tombé sur la tête, nez cassé, visage ensanglanté, la voiture s’est enfuie, quelqu’un a relevé le numéro d’immatriculation, la conductrice était une infirmière étudiante, mon père est allé la voir, il avait décidé de ne pas porter plainte pour ne pas ruiner sa future carrière, elle ne l’a pas reçu, elle vivait chez sa mère qui a entrouvert pour dire : « Si vous venez pour nous faire du chantage, vous pouvez repartir », avant de claquer la porte. Je me suis fait recoller les oreilles à quatorze ans, sur une proposition de mon père, qui se les était fait recoller à dix-huit ans. Lorsque j’avais douze ans, j’avais des verrues sur le talon gauche, plusieurs traitements n’ont pas abouti, ma mère a décidé de les faire retirer au thermocautère, opération très douloureuse que mon frère devait subir plusieurs années auparavant, mais la veille de l’opération, la terreur qu’elle lui inspirait avait littéralement fait disparaître les verrues, j’espérais qu’il en serait de même pour moi, ce ne fut pas le cas, la dermatologue s’est acharnée sur mon pied pendant une heure, lorsque nous sommes sortis de son cabinet, ma mère, qui avait assisté à l’opération, m’a dit : « Je crois que j’ai souffert plus que toi », deux mois après, les verrues étaient revenues, un an plus tard, un autre dermatologue, qui m’a inspiré immédiatement confiance par la douceur de ses traits, les a fait disparaître en quatre séances en appliquant une crème marron indolore de sa propre confection, j’ai appris dix ans plus tard qu’il était mort du sida. J’ai des amis asiatiques. Je ne mange pas de glaces. Je n’emplis pas ma maison de butins. Dans les restaurants dépeuplés, je compte le nombre de gens et je m’apitoie sur le sort des restaurateurs. Je n’arrive pas à lire la langue vernaculaire traduite de l’anglais vers le français, les effets de style, souvent déplacés, proviennent de l’ancienne jeunesse du traducteur où de ce qu’il croit être la langue populaire. Je me réjouis de la simplicité du décor dans les temples protestants. J’admire les cérémonies religieuses américaines où les pasteurs se lancent dans des prêches proches du chant et de la transe, la vie semble enfin entrer dans cet événement morbide et sans désir : la messe. Dans mes périodes de dépression, je visualise l’enterrement consécutif à mon suicide, il y a beaucoup d’amis, de tristesse et de beauté, l’événement est si émouvant que j’ai envie de le vivre, donc de vivre. Je ne sais pas partir avec naturel. J’ai envie de rire avec des gens vulgaires et tatoués, gros, torse nu dans un camping, qui font beaucoup de bruit et se lancent des plaisanteries grossières. Je me rase avec un rasoir électrique, plus rapide et moins douloureux qu’un rasoir manuel. Je pense souvent à ce que disent les gens de moi lorsque je viens de les quitter, peut-être qu’ils ne disent rien. J’ai eu quatre motos : une Kawasaki Zephyr 750, une Yamaha SR 125, une Honda CB 500, une Kawazaki ER 500. Je n’écris pas de récits. Je n’écris pas de romans. Je n’écris pas de nouvelles. Je n’écris pas de pièces de théâtre. Je n’écris pas de poèmes. Je n’écris pas d’histoires policières. Je n’écris pas de science-fiction. J’écris des fragments. Je ne raconte pas les histoires que j’ai lues ou les films que j’ai vus, je décris des impressions, je formule des jugements. Il est vain de me demander de raconter un fait d’actualité, même survenu il y a quelques semaines. Je n’apprends pas par cœur le nom des ministres. J’ai appris le peu que je sais de la politique agricole commune en classe préparatoire. Je visite de nombreux bâtiments sans avoir aucune connaissance technique en architecture, je suis émerveillé que l’on puisse construire une voûte, un plafond à vingt mètres de haut, un tunnel, un gratte-ciel, je ne cherche pas à en savoir plus par crainte du désenchantement. Je ne connais rien en mécanique automobile, mais je ne m’émerveille pas qu’une voiture roule. J’aimerais me faire à l’idée d’un amour dépassionné. Le sport télévisé m’ennuie. Les concerts télévisés m’ennuient. Je trouve les concertistes mal habillés et mal coiffés. Je ne vais pas au concert. J’ai un cauchemar récurrent : dans un appartement où je vis depuis plusieurs années, je découvre un trou dans une pièce où je me rends rarement, ce trou est accessible de l’extérieur, depuis tout ce temps n’importe qui aurait pu rentrer chez moi à mon insu, et l’a peut-être fait. Je préfère les lampes à abat-jour aux lampes halogènes. La scie musicale me déprime plus que l’accordéon, mais moins que les clowns. Le cirque traditionnel me révulse plus que le patinage artistique. J’arrive à ricaner de la nage synchronisée, mais pas du patinage artistique. Au curling, le balayeur me fait rire. J’éprouve de la pitié pour les comédiens reconvertis en troubadours de sons et lumières, surtout s’ils prennent leur métier au sérieux. J’ai assisté à une compétition d’air guitar. Je trouve les imitateurs réactionnaires. Je préfère encore les mauvais imitateurs, qui croient imiter des célébrités, mais ne font qu’imiter d’autres imitateurs. Dans les usines désaffectées et les granges abandonnées, je ressens des émotions esthétiques (beauté définie par la fonction), nostalgiques (lieux de production qui ne produisent plus rien), érotiques (souvenirs de jeux d’enfants), de la vacuité bienfaisante, du calme, qui se combinent de manière palpitante avec des sentiments de mort, de peur (lieu idéal pour un crime), et d’interdit (personne ne m’a autorisé à m’immiscer dans cette propriété privée). Je regrette toujours d’avoir pris une douche le soir, l’eau chaude m’énerve et m’empêche de m’endormir. Je suis contrarié et poisseux si je ne me lave pas le matin. Mon plus ancien souvenir est une crique en Espagne, bordée par une falaise, je porte un chapeau blanc et je ne sais pas nager, d’après ma mère j’ai moins de deux ans. Le tic-tac du réveil et le goutte à goutte des radiateurs m’empêchent de dormir. Je dors mieux dans le noir absolu. J’ai la peau sèche. Étant hypocondriaque, je me réjouis de méconnaître l’existence de la plupart des maladies. Je bois de l’eau. Je ne bois pas de limonade. Je bois du Coca-Cola. Je ne bois pas de bière. Je bois du vin rouge en mangeant, et des vins blancs doux sans manger. Je me souviens souvent d’avoir oublié quelque chose, mais quoi ? Je préfère les débuts aux fins. Je ne méprise pas l’enseignement de ma mère. Je ne parviens pas à décrire la douleur d’une forte décharge électrique. Je m’étonne qu’il y ait des adorateurs de Satan, ce nom évoque plus la profanation que le culte. J’ai pris sans succès Prozac, Lysanxia, Athymil, Lexomil et Temesta. J’ai volé chez des commerçants, mais pas chez des gens. Je n’ai escroqué personne. Je n’éprouve pas de joie à faire le mal. J’ai vu un fou remonter en chaussettes le boulevard Beaumarchais au milieu de la chaussée, et provoquer un bouchon qui avançait à sa vitesse, il était habillé en blanc et regardait vers le ciel, suivi par le cortège furieux et klaxonnant des voitures, ce n’est qu’arrivé place de la République qu’il a daigné remonter sur le trottoir. Lorsque j’habitais rue Legendre, je voyais régulièrement une femme d’une soixantaine d’années bourrée de tics nerveux, je me demandais comment elle arrivait à fumer sans se brûler. Trois choses me rendent la piscine déplaisante : les vestiaires, les néons, l’odeur de Javel. Je n’ai pas de problèmes d’argent. J’attends pour trier mon courrier. Ma vie ne ressemble pas à un marteau. Je préférerais que les bouteilles de vin contiennent un litre. Dans une usine abandonnée, j’ai senti une odeur mélangée de poussière, de cambouis, de vieux parquet, et de sueurs fossiles. Je crois les riches plus méchants que les pauvres. « Je t’aime » peut-être une forme de chantage. Je ne me force pas à être enthousiaste, même avec des gens qui le sont. J’ai parlé à plusieurs Indiens d’Amérique. J’ai parlé à plusieurs centaines d’Indiens d’Inde. J’ai parlé à au moins mille Américains. Je n’ai pas d’ami obèse. Je n’ai pas d’ami anorexique. Je ne peux pas m’intégrer à un groupe d’amis qui se connaissent déjà, je serai toujours postérieur, j’aime les groupes d’amis formés ensemble au même moment. Je ne sais pas ce que j’attends de l’amour. Les déclarations enflammées me rappellent l’hystérie. Un de mes amis constate que les gens sont plus agressifs avec lui lorsqu’il porte son costume rouge. Je raconte l’histoire de Jésus de cette manière : une femme adultérine parvient à faire croire à son mari qu’elle a été fécondée par Dieu, elle rend fou son fils avec cette histoire en laquelle il croit, il part sur les routes annoncer la bonne nouvelle et en meurt. Il m’arrive de penser que tout ce que je sais est contenu dans mon cerveau, je pense alors intensément à ce morceau de chair de poids léger, mais je ressens un vide, cet organe ne m’évoque rien : je ne parviens pas à penser l’organe de ma pensée. Je ne repasse pas mes chemises. Je ne crois pas que ma maison penche vers la mort. Trop de lumière ne me gêne pas dans la journée, mais me donne des névralgies nocturnes. Je n’ai pas de père spirituel. Je ne sais pas vis-à-vis de quels artistes j’ai des dettes. Je ne me sens sous l’influence d’aucun écrivain. Je suis plus invité que je n’invite. Je ne porte pas de pantalons serrés, ils m’empêchent d’écrire. Je n’aurai jamais fini de lire la Bible. Je ne viendrai pas à bout de la Recherche, arrivé à la fin, j’ai oublié le début, recommencer n’y change rien. J’admire Douglas Huebler et Edward Ruscha. J’admire Walker Evans, Diane Arbus, Steven Shore et Joel Sternfeld. Si une œuvre dont j’ai eu l’idée a déjà été réalisée, je n’abandonne pas, l’œuvre n’est pas l’idée. Je n’arrive pas à lire un livre volé. J’aime le style plat des comptes rendus policiers. Je me sens manichéen. Un de mes amis attribue ses tentatives de suicide à son passé d’enfant battu. J’ai perdu tout contact avec des amis qui m’étaient chers, sans savoir pourquoi, je crois qu’eux non plus ne savent pas pourquoi. Dans un magasin de pharmacopée chinoise, j’ai cru lire sur un des bocaux « Perruques de poulpes ». À l’heure de l’apéritif, je bois du thé. Je bois du lapsang-souchong, du yunnan, du keemun, du hojicha. Le matin, je bois un verre de jus d’orange, je mange un yaourt, je bois un demi-litre de thé. Je préfère le nom au goût du darjeeling. Je perçois moins la longueur d’un trajet si je le connais déjà. J’ai vécu 14 370 jours. J’ai vécu 384 875 heures. J’ai vécu 20 640 000 minutes. Je mesure un mètre quatre-vingt-six. Mon œil n’est pas rassasié de voir ni mon oreille d’entendre. L’illusion du déjà-vu me réjouit plus qu’un grand vin. Les échangeurs routiers de banlieue me stressent, bien que j’y perde rarement mon chemin. Je suis fier d’aller à un concert de rock, et un peu honteux d’aller à un concert de musique classique. Le public policé des concerts de jazz m’ennuie. Les vieux jazzmen blancs californiens sont antithétiques avec l’idée que je me fais du jazz. J’ai un fantasme avec les étudiantes en école d’art. Je n’ai pas été étudiant dans une école d’art. J’ai appris seul tout ce que je sais en art. Je ne me lasse pas de photographier. Je n’écoute pas d’opéra. Je préfère la musique de chambre à la musique symphonique. Mon instrument préféré est le violoncelle, dont je déplore qu’il existe peu de partitions solo. Je joue du piano. Je me mettrai peut-être un jour au trampoline. J’ai sauté une fois en parachute, en parler m’a pris plus de temps que le faire. La fumée d’une cigarette blonde recrachée par une voisine sur une pelouse en été m’enchante. Je photographie plus les vieillards que les enfants, ce qui est contraire à la norme des albums de famille. J’ai eu plusieurs voitures, sans jamais me soucier de leurs performances techniques. Je n’ai acheté que des voitures d’occasion. L’amour ne me distingue pas. Je n’aime pas l’odeur qui remonte de la moleskine des sièges de voiture lorsqu’il pleut. J’ai acheté une seule fois un véhicule neuf : une moto, Kawasaki ER 500. Je n’écris pas moins de cartes postales depuis l’apparition du web. J’écris ce livre à l’ordinateur, il n’en restera pas de manuscrit. J’ai l’air trop gentil pour plaire aux filles méchantes. Il m’arrive de prendre des photos dont je sais à l’avance qu’elles seront mauvaises. J’écoute mieux la musique au casque qu’en concert. Je vois mieux un film au cinéma qu’à la télévision. Je suis plus attentif au texte d’une pièce en le lisant qu’en assistant à sa représentation. Je suis allé une seule fois à l’opéra, c’était une fois de trop, par la suite, j’ai refusé la proposition de généreux amis qui m’invitaient à assister à une représentation de Madame Buterfly dans les arènes de Vérone, en répondant seulement : « Je n’aime pas l’opéra. » Allongé, je ne peux pas lire de gros ouvrages : ils fatiguent mes bras et écrasent mon ventre. Le soir, je mange trop. J’ai plus souvent l’impression d’avoir trop mangé que pas assez. Je ne regrette jamais de ne pas avoir dîné. En voiture, je préfère entrer dans un tunnel qu’en sortir, à moto c’est le contraire. J’ai mis longtemps à aimer les meubles en plastique. Je n’aime pas attirer l’attention. Je ne monopolise pas la parole. Je soupire intérieurement quand quelqu’un commence à raconter une histoire drôle. Il ne me vient pas à l’esprit d’aller au cinéma pour voir une comédie. Je ne vais pas voir de films d’action. Je ne regarde pas de westerns. J’aime l’idée de la science-fiction, mais pas ses productions littéraires ni cinématographiques. Je serais curieux de voir un film pornographique de science-fiction. Je serais curieux de voir une pièce de Shakespeare jouée par des patineurs artistiques. Je serais curieux de voir un film tragique joué par des acteurs comiques. Je serais curieux de voir un spectacle de danse joué par des personnes n’ayant pas des corps de danseurs. Je serais curieux de voir une exposition de peintures réalisées par des célébrités qui croient savoir peindre. Je passais devant une galerie dont je ne savais pas qu’elle avait fait faillite, depuis le trottoir j’ai vu une installation qui m’a immédiatement donné envie d’entrer, un mannequin de vitrine grossièrement transformé en évangéliste prodiguait la bonne parole à d’autres mannequins habillés en tenues supposées contemporaines, autour, il y avait, on ne sait pourquoi, une charrue, un coucou, et un poster de la Jamaïque, ce n’est qu’une fois entré que j’ai compris que la galerie avait été remplacée par un centre mormon, et que l’« installation » n’était pas une parodie. Heureusement, je ne sais pas ce que j’attends de la vie. Je crains le regard des hypnotiseurs, y compris sur les photographies. Il m’arrive de croiser des gens auxquels j’attribue des pouvoirs hypnotiques, je dois alors effectuer un rituel pour échapper à leurs maléfices : cligner des yeux en reculant le cou. Les mots français prononcés par des Américains me font rire. Les pauvres ne me font pas peur. Mes parents ne m’écrasent pas. Les pommes de terre m’endorment. Un ami américain possède un disque vinyle intitulé Music to Help You Stop Smoking, parmi les morceaux figure un medley Tchaïkovski-Chopin. J’ai eu le projet de faire mon Autoportrait au bonbon, dans lequel ma lèvre supérieure serait enflée par la sucrerie qu’elle recouvre. Si, allongés, je regarde le visage de ma compagne à l’envers, son menton devient un nez monstrueux, et sa bouche celle d’une infirme, lorsqu’elle parle, les mouvements inversés de ses lèvres m’empêchent d’être attentif à ce qu’elle dit. Je ne sens pas la même odeur sur une pelouse anglaise ou française. Dans le paysage, ce qui est loin ne me raconte pas d’histoires. Adolescent, j’ai adoré une série de photographies d’un photographe dont j’ignorais alors le nom, l’on voyait Jésus revenir sous la forme d’un hippie et se faire battre à mort, des années plus tard j’ai découvert des photographies de Duane Michals, que j’ai aimées, mais il m’a fallu attendre quelque temps pour découvrir qu’il était aussi l’auteur de cette série intitulée Christ in New York. À l’étranger, la rue est une exposition. Les listes de ce que je dois faire sont trop longues. Lorsque je m’allonge dans un endroit public, parc ou plage, je m’étends de tout mon long, bras en croix, jambes légèrement écartées, j’ai l’air d’un mort ou d’un christ tombé du ciel, il arrive qu’une personne vienne me trouver pour me demander si tout va bien. Tout ce que j’écris est vrai, mais qu’importe ? Au supermarché, à l’étranger, me revient la chanson des Clash, Lost in the Supermarket. Il m’est plus difficile de manger de la mauvaise nourriture que de regarder une mauvaise peinture. Je jouais aux billes. Je jouais aux osselets, je me souviens du grand pont, du petit pont, de la tête de mort, et de nombreuses autres figures dont j’ai oublié les noms. Au Monopoly, je perdais contre mon frère, je croyais que son âge le rendait plus fort, j’ai découvert au bout de quelques années qu’il trichait en tenant la banque. Je jouais aux petits chevaux, au jeu de l’oie, aux Mille Bornes, aux dames, aux échecs, au gin, au poker menteur, au poker déshabilleur, à la bataille, au Monopoly, au Cluedo. Les jeux de société commencent par m’ennuyer et finissent par m’énerver. Je ne me souviens pas d’un jeu de Monopoly qui ait fini autrement que par la lassitude des participants. J’ai fait un voyage de trois mois au cours duquel j’ai beaucoup dormi et travaillé, ce qui m’a sorti d’une dépression d’un an au cours de laquelle je dormais mal et je travaillais peu. Un même dimanche à Syracuse, j’ai rencontré un nombre anormal d’inconnus qui me parlaient trop. Dans la foule, je suis plus seul que seul. Dans une petite ville, je ne peux pas marcher longtemps au hasard. Je ne me promène pas dans la foule pour recruter des modèles photographiques car, bien que l’abondance élargisse le choix, les visages passent trop vite pour que je les désire. Je trouve les vieux, les gros, les pauvres et les infirmes plus photogéniques que les jeunes, les minces, les riches et les bien portants, mais je me méfie de leurs signes distinctifs : je préfère photographier des gens moyens, sur lesquels les marques de la vie sont plus discrètes, à ce titre, il m’intéresse plus de photographier la secrétaire d’un agent d’assurances qu’un obèse borgne et tatoué. Aux États-Unis, de simples formalités me suffiraient pour changer de nom en quelques heures, et mettre en œuvre ce projet impossible à réaliser en France : devenir Anne Onyme. Il ne me déplairait pas de mourir d’ivresse dans une cuve à vin. Dans un de mes cauchemars récurrents, la pesanteur est si lourde que les êtres pseudo-humains et bouffis qui circulent sur la surface vide de la terre marchent au ralenti dans une nuit lunaire. Lorsque je prévois de la pluie, j’emporte avec moi un chapeau pour protéger mes lunettes. Je mets fin à un voyage à l’étranger lorsque je cesse de regarder les objets usuels comme des curiosités. Je pense que dimanche est un vieux jour. Je ne compte pas les calories. Je suis inattentif aux qualités diététiques des aliments, je ne me fie qu’à mon goût et à mon appétit. Je ne suis pas de régime alimentaire. Je me méfie des chauffeurs qui gardent leur casquette au volant. Enfant, j’avais peur des rapts. La purée me frustre parce qu’elle n’est pas croquante. J’ignore la prudence. Les sensations intenses me lassent plus vite que les sensations légères. La vie des célébrités m’intéresse moins que celle des inconnus. Je ne crois pas avoir été envoûté. Quand je conduis sur l’autoroute, je regarde trop les rainures. Je recueille, plus que je ne cueille. Je n’ai pas souffert à la cutiréaction. Je me méfie des bancs. Je ne me « débarbouille » pas, je me lave. Je ne dis pas « auto » mais « voiture ». Je n’ai pas besoin de faire reconnaître une relation sentimentale par des tiers. Je n’imagine pas mon mariage. Je préfère le chien au chat. Je n’ai pas de domestique. Je ne dis pas : « C’est exquis. » Je n’aime pas que l’on me rende visite à l’improviste. Le matin, je fais soixante pompes et cent battements de jambes. Je mange les pulpes du raisin, je recrache certains grains. Le coton à la surface de la pêche crisse contre mes dents. Je ne compte pas le nombre de cerises que je mange. La fête est parfois une épreuve. Le mot « machination » active ma paranoïa. Je ne hais pas. La grivoiserie des inconnus m’enchante. J’admire l’ingéniosité des pièges. Les drogueries n’ont pas perdu leur attrait malin lorsque j’ai compris qu’on n’y vendait pas de drogue. Les échancrures m’excitent. Toutes catégories confondues, mon titre préféré est Menace de mort et son orchestre de Xavier Boussiron. Je me sens plus beau après la plage qu’avant. Après le shampoing, je joue de la musique crânienne en crissant des doigts sur mes cheveux humides. Allongé par terre, je regarde la maison à l’envers. La recherche du prestige m’inspire de la pitié. J’apprécie les magiciens de table silencieux. Je cède la priorité. Je me fie à ma première impression. Mon inconscient est plus rapide et plus juste que ma conscience. Je ne substantive pas les adjectifs. Je ne me suis pas cassé la jambe. Selon moi, les heures indues sont matinales. Écouter un mythomane me procure un plaisir invisible. Je ne suis pas déprimé en voyage. Accroupi longtemps, redressé soudain, je chancelle. Je n’utilise pas le mot « chandail ». Je ne prends pas le petit déjeuner au lit. Le beurre de cacahuètes et les chips chinoises dessèchent ma bouche. J’évite les abréviations. Je me penche au balcon pour regarder les gens du dessus mais je ne sais pas où me pencher pour les voir du dessous. Je n’ai pas caressé de panthère. J’avais une panoplie de Mexicain. Je rends hommage à Suzanne Salmet. Je cuisine au basilic, à l’estragon, à la coriandre. Je suis mince. Je transpire peu. Plus j’en sais sur un auteur, moins je le mythifie. La paume de ma main vieillit moins vite que mon visage. Je pénètre une femme plus rapidement que je ne m’en retire. Si j’embrasse longtemps, j’ai mal au muscle sous la langue. Je ne me suis pas fait sodomiser. Une femme m’a donné une claque. Je n’ai pas reçu de coup de poing. Je dors sur le côté. Je me réveille parfois dans la même position que celle où je me suis endormi. Je me demande par où je mourrai. Au bord d’un précipice, je jouis de l’espace et je frémis du vide. Quand j’ai le vertige, je tombe mentalement. Mes lettres recommandées contiennent de mauvaises nouvelles. Je n’ai pas de présages. Je ne me mutile pas. Je n’aime pas le music-hall. Il ne me viendrait pas à l’idée de faire des claquettes. Je vivrais bien la même vie une deuxième fois, mais pas une troisième. Le premier jour de neige est une fête. Le lac m’attire, la mare me repousse, l’étang m’indiffère. Je ne porte pas plus de deux couleurs. Le cumin me rappelle les aisselles. Sans l’odeur, vomir me déplairait à peine. Je suis bavard le premier quart d’heure. Je ne sais pas nommer la couleur que je vois à travers mes paupières fermées. Je croirais plus en Dieu si c’était une Déesse. Je n’ai rien à dire sur les citernes. Les clins d’œil me troublent. J’aime le son du vent et le bruit de la pluie. Ma voix porte moins sous la neige. Je sais jusqu’où je suis vu, mais pas jusqu’où je suis entendu. À part une dizaine de pays, j’ignore les littératures nationales, je ne sais rien, par exemple, de la littérature du Honduras, d’Angola, du Pakistan ou des Philippines. Je regarde le ciel dans une flaque d’eau. Skateboard, trampoline, surf et parapente me font rêver. Football, athlétisme, tennis et golf m’ennuient. Enfant, je ne choisissais pas ce que je mangeais. Les flamants roses me semblent irréels. Certains amis me jugent obsessionnel. Je me méfie des textes intraduisibles. Les intempéries me réjouissent. Je ne cherche pas à être le premier. Si j’écris à l’encre et que mon carnet tombe à l’eau, tout s’efface. Je ris encore de cette contrepèterie publicitaire accidentelle : « Mammouth écrase les prix. » Je suis favorable à l’interdiction des 4 × 4 en ville. L’angine et la grippe m’aident à écrire. Ginette, musette, fillette, trompette, m’évoquent un univers commun. Je n’ai pas reçu de fessée. Je suis vulnérable au fouet de la langue. En vieillissant, je deviens bref. Pour regarder l’envers, il ne m’est pas toujours nécessaire d’avoir regardé l’endroit. Je couds à la main et à la machine. Je ne tricote pas. Mes parents avaient décidé de choisir mon prénom parmi ceux d’un des trois enfants représentés sur des petits médaillons de nos ancêtres, Armand est mort fou à Charenton, Adrien est devenu peintre, par prémonition ils ont voulu éviter que je ne devienne fou ou peintre, et ont choisi Édouard, j’ai démenti au moins une de leurs superstitions. Je travaille peu au flash car je n’aime pas les interruptions. J’admire l’intelligence des solutions écologiques. Les paquebots ne me font pas rêver. Je n’utilise pas les expressions suivantes : « Ça me parle », « À plus », « Il y a du désir », « Ça le fait », « C’est tip-top ». Je ne dis pas à quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps : « Alors, qu’est-ce que tu racontes ? » Lorsque quelqu’un me parle de ses « énergies », je pressens un arrêt prochain de la conversation. Je crains de finir clochard. J’ai peur qu’on me vole mon ordinateur et mes négatifs. Je ne discerne pas ce qui, en moi, est inné. Je n’ai pas le sens des affaires. Je ne varie pas les plats lorsque j’organise des dîners. Il m’est arrivé de marcher sur un râteau et de recevoir le manche sur le visage. Je ne suis pas les conseils des guides de voyage, je me fie au hasard, à mon intuition et aux conseils des autochtones. La devise du collège Stanislas, où j’ai passé quinze ans, est : « Français sans peur, chrétien sans reproche. » J’ai fréquenté quatre psychiatres, un psychologue, une psychothérapeute et cinq psychanalystes. J’ai séjourné quinze jours dans un hôpital psychiatrique et je suis allé chaque semaine pendant des mois dans un autre hôpital psychiatrique. Je cherche les choses simples que je ne vois plus. Je ne me confesse pas. Les jambes entrouvertes m’excitent plus que les jambes grandes ouvertes. J’ai du mal à interdire. Je ne suis pas mûr. L’Australie ne m’attire ni plus ni moins que le Canada. J’aimais les pétards, les canifs, les bâtons, les surplus de l’armée. Les coups de soleil me donnent chaud en surface, et froid à l’intérieur. Je me méfie des films adaptés de romans, et des romans adaptés de films. Je ne jouis pas de posséder. Je ne me souviens pas de ce que j’ai vu lorsque s’est ouverte la porte du ventre. Le sergent Garcia m’a rendu comiques tous les sergents. Pendant un an, j’ai dépéri faute de voyage. J’apprécie la simplicité de la langue biblique. Je vote. Je vis mieux dans deux maisons que dans une. J’apprécie les boîtes de nuit échangistes, qui poussent la logique du night-club jusqu’à sa conclusion naturelle. J’avais cinq ans lorsque le clown a dit : « Et maintenant je vais demander à un petit garçon de venir au milieu de la piste », un roulement de tambour a accompagné le spot qui s’est arrêté sur moi, lorsque le clown s’est avancé, j’ai pleuré si méchamment qu’il s’est tourné vers un autre enfant. J’ai eu la rougeole, les oreillons, la varicelle. J’ai vu un aigle. J’ai vu des étoiles de mer. J’ai appris à dessiner en copiant des photos pornographiques. J’ai une perception assez vague de l’Histoire, et des histoires en général, la chronologie m’ennuie. Je ne souffre pas de l’absence de ceux que j’aime. Je préfère le désir au plaisir. Ma mort ne changera rien. J’aimerais écrire dans une langue qui ne me soit pas propre. Je consens à m’émouvoir des couchers de soleil. L’abondance m’affole. Je n’admire aucun âge. Je me passe des intermèdes, mais j’apprécie les préliminaires. Je trouve le pourboire humiliant pour celui qui le donne et pour celui qui le reçoit. Après m’être coupé les cheveux, ils sont trop courts. La vitesse du guépard m’étonne encore. J’aime avoir des habitudes, et les changer soudain. Je n’arrive pas en avance car je n’aime pas attendre. Attendre ne me dérange pas si je l’ai prévu, mais ce n’est plus vraiment de l’attente. Je n’aime ni commander ni être commandé. Je fais des commentaires. Je passe à autre chose. Enfant, je ne racontais pas de charades. J’ignore combien d’animaux je peux reconnaître à leur odeur. Pour supporter une épreuve, je la découpe en intervalles. Je ne me souviens pas avoir parlé à un Néo-Zélandais. Je n’improvise qu’au piano. Malgré moi, je détourne le regard lorsque je croise un nain. Le mot « merveilleux » m’émerveille. Je n’utilise pas le mot « gamin ». À ma connaissance, une seule femme a été enceinte de moi. Emprunter est une épreuve. On m’a retiré quatre dents de sagesse, à moins que ça ne soit que deux. À cause de leurs noms, certains actes me semblent tombés en désuétude, par exemple verser des « arrhes ». Les amygdales m’évoquaient les mygales. J’ai joui dans des bouches. J’ai joui sur des visages. J’ai joui dans des sexes. J’ai joui sur des seins. J’ai joui dans des mains. J’ai joui sur des poils. J’ai joui sur des ventres. J’ai joui sur et dans des fesses. J’ai joui sur des dos. J’ai joui dans des cheveux. J’ai joui sur des cuisses. Sur l’instant, je souffre moins d’un gros que d’un petit choc. Il y a des mots que j’utilise toujours accompagnés d’un autre, par exemple « escient ». Je ne remarque les boucles d’oreille, les colliers, les bagues et les bracelets que pour les déplorer. Diamants et manteaux de fourrure m’indisposent. Je demande plusieurs devis. Je ne regrette pas de ne pas avoir dévoilé. Je peux donner des étrennes mais je refuse le calendrier. Je suis prêt à payer les musiciens de restaurant pour qu’ils arrêtent de jouer. Je n’attends pas les soldes pour acheter. Le mot « friandise » m’évoque quelque chose de pédophile. Quand je regarde une fraise, je pense à une langue, quand je la lèche, à un baiser. Je conçois que le goutte à goutte puisse être une torture. Une brûlure sur ma langue a du goût. Mes souvenirs, bons ou mauvais, sont tristes comme des choses mortes. Je peux être déçu par un ami, mais pas par un ennemi. Je demande le prix avant d’acheter. Je ne vais nulle part les yeux fermés. Enfant, j’avais mauvais goût en musique. Faire du sport m’ennuie au bout d’une heure. Rire me désérotise. Souvent, j’aimerais être demain. Ma mémoire est structurée comme une boule disco. Je me demande s’il se trouve encore des parents pour effrayer leurs enfants avec un martinet. La voix, les textes et la tête de Daniel Darc m’ont rendu audible le rock français. Mes plus belles conversations remontent à mon adolescence, avec un ami chez qui nous buvions des cocktails que nous concevions en mélangeant au hasard les alcools de sa mère, nous parlions jusqu’au lever du soleil dans le salon de cette grande maison qu’avait fréquentée Mallarmé, au cours de ces nuits, j’ai formulé des discours sur l’amour, la politique, Dieu et la mort dont je ne retire aucun mot, même si je les ai parfois conçus en me roulant à terre, des années plus tard, cet ami a dit à sa femme qu’il avait oublié quelque chose dans la maison au moment où ils partaient jouer au tennis, il est descendu à la cave et s’est tiré une balle dans la tête avec le fusil qu’il avait soigneusement préparé. J’ai des souvenirs de comètes aux faisceaux poudroyants. Je lis le dictionnaire. Je suis entré dans un labyrinthe de verre nommé le Palais des Glaces. Je me demande où partent les rêves dont je ne me souviens pas. Je ne sais pas quoi faire de mes mains lorsqu’elles n’ont rien à faire. Bien que ce ne soit jamais pour moi, je me retourne lorsque quelqu’un siffle dans la rue. Les animaux dangereux ne m’effraient pas. J’ai vu la foudre. Je regrette qu’il n’y ait pas de toboggans pour adultes. J’ai lu plus de tomes I que de tomes II. La date de naissance qu’indique ma carte d’identité est fausse. Je ne sais pas sur qui j’ai de l’influence. Je parle à mes objets lorsqu’ils sont tristes. Je ne sais pas pourquoi j’écris. Je préfère la ruine au monument. Je suis calme dans les retrouvailles. Je n’ai rien contre le réveillon. Quinze ans est le milieu de ma vie, quelle que soit la date de ma mort. Je crois qu’il y a une vie après la vie, mais pas une mort après la mort. Je ne demande pas si on m’aime. Je ne pourrai dire qu’une fois sans mentir : « Je meurs. » Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé.