CHAPITRE CINQ

 

D’AUSSI LOIN QUE JE ME SOUVIENNE, maman me disait : on s’habitue à tout.

Depuis tout aussi longtemps, je lui répétais que je ne voulais pas vivre dans la même maison qu’un homme qui ne m’a jamais parlé et qui a pourtant comblé d’amour mes deux sœurs. Et pourquoi tu ne pars pas, maman ? Toi et moi on pourrait aller vivre près de la ville, tu n’as qu’à emmener Mata et Wiki. On pourra revenir ici les week-ends pour jouer.

Où est-ce que je travaillerais ? Il n’y a pas beaucoup de choses que ta mère puisse faire, rien que du travail d’usine, et le salaire est trop bas pour que je puisse, à moi seule, faire vivre une famille. En plus, nous menons simplement des vies séparées sous un même toit. Tu devrais être heureux qu’il ne nous ait pas jetés dehors.

Henry avait l’habitude de se lever de bonne heure pour allumer la cuisinière à charbon ; il aimait avoir la cuisine pour lui tout seul et préparer le petit-déjeuner pour tout le monde, y compris pour moi. Comme il mangeait beaucoup le matin, il faisait parfois un rôti de mouton et toute la famille se régalait de tranches de viande chaude avec des pommes de terre au four et du pain blanc. Je ne m’asseyais pas à table en même temps que lui, et donc, le matin, ma mère se séparait des autres pour manger avec moi tandis qu’Henry restait avec ses deux filles et, plus tard, avec Manu quand il a été assez grand. Si c’était un rôti de mouton, nous avions la permission de prendre ce que nous voulions, mais pas le jarret : ça, c’était pour lui.

Un homme obstiné et orgueilleux contre un enfant innocent – je n’ai jamais cessé de bouillir intérieurement.

Le soir, comme il rentrait tard, vers huit ou neuf heures, et toujours à moitié ou totalement soûl, c’était avant son retour qu’à la table du dîner nous formions le groupe familial. Nous parlions, riions et plaisantions comme une famille normale. Je ne peux donc pas dire que j’étais isolé sur ma petite île solitaire. Mais quand même, ça me faisait toujours mal. Maman se trompait, on ne s’y habitue pas.

Chaque matin, Henry montait jusqu’à la rangée de bassins en ciment pour prendre un bain. Notre maison possédait une baignoire, mais nous ne nous en servions jamais parce qu’à quelques mètres à peine de chez nous se trouvaient des bains naturels, Falls Bath, qui tiraient leur nom des chutes qui se déversaient d’un grand bassin naturel d’eau chaude. Le week-end, quel que soit le temps, Henry et les filles se rendaient dans les bassins du haut où se baignaient aussi la plupart des habitants de notre communauté.

Combien je l’enviais, autrefois, ce trio qui, dans l’obscurité des matins d’hiver, se blottissait sous deux grands parapluies. Je les regardais tous les trois par la fenêtre de la chambre et je souffrais de ne pas être avec eux. J’avais alors le sentiment d’avoir été prédestiné à connaître une autre vie que celle de mes sœurs. Et je souhaitais de toutes mes forces qu’Henry me parle. Il n’était même pas obligé de me traiter comme un fils, mais qu’il dise au moins quelque chose de normal. N’importe quoi. Une embrassade n’aurait pas été de trop non plus, je dois l’admettre.

Maman disait que ça lui passerait, un jour. Mais ça ne lui a jamais passé. Les années de silence entre nous s’ajoutaient simplement les unes aux autres. J’ai appris à rester seul, à partir dans mon imaginaire, à découvrir mes inclinations musicales ; j’essayais des pas de danse réglés sur la musique de la radio ou celle qui me passait par la tête. La danse me venait naturellement. Je pouvais rester en conversation avec moi-même pendant des heures en jouant divers rôles et en essayant différentes façons de parler – celle des femmes qui travaillaient comme guides, celle de touristes américains –, mais aussi en prenant la voix et l’attitude de garçons plus âgés. Je vivais là où Henry ne pouvait pas me blesser par sa façon de faire comme si je n’existais pas : dans ma tête. Ou alors dans l’amour inconditionnel de ma mère.

Maman et moi prenions notre petit-déjeuner pendant qu’Henry était au bain. Maman n’était pas une grande mangeuse et disait que dans son peuple on mangeait beaucoup trop.

L’hiver, la chaleur de la cuisinière à charbon nous attirait dans la cuisine. Notre salon possédait une cheminée, mais si Henry s’y trouvait, j’allais ailleurs dans la maison. Nos chambres étaient glaciales. Je me glissais sous les couvertures et me perdais dans des paysages et des décors imaginaires. Parfois, maman et moi allions nous tremper à Falls Bath et, tout en transpirant dans la chaleur humide, nous savourions l’air froid. Henry et Barney avaient construit un abri qui permettait aux baigneurs de se changer et de garder leurs vêtements au sec. C’étaient deux camarades de guerre. Henry était très protecteur à son égard : aucun gamin n’aurait osé se moquer de Barney.

Si j’entrais dans le salon ou la cuisine au moment où Henry était en train de rire ou de discuter avec mes sœurs, mon arrivée provoquait soudain un silence gêné. Mata regardait droit devant elle et se mettait à parler de n’importe quoi pour meubler le silence. Wiki baissait la tête et ne disait plus rien, un peu comme ces enfants qui ferment les yeux pour faire disparaître les gens. Manu était trop petit pour comprendre. Oh, bon sang, comme j’ai détesté ces moments !

Il partait avant que nous allions en classe et, comme le savait ma famille, je me détendais alors et retrouvais mon insolence naturelle ; j’adorais jouer des tours à mes sœurs, ou bien, si je me sentais méditatif, me plonger dans un livre et ne plus rien dire jusqu’à ce que nous nous rendions à pied à l’école.

Chud m’attendait tous les matins, aussi bien les jours d’école que le week-end. Il portait souvent des traces de coups, mais nous avions appris à n’en rien dire. Chud aimait bien parler de tout sauf de lui et de ses horribles parents. Si mes sœurs faisaient le chemin avec leurs copines, il arrivait que Chud et moi évoquions ce qu’il subissait chez lui, mais jamais bien longtemps. Nous préférions imaginer comment nous nous vengerions quand nous serions adultes : nous les pousserions malencontreusement dans une mare bouillante ou nous empoisonnerions leur nourriture avec une plante spéciale – la vieille Merita nous aurait expliqué où la trouver dans la forêt du mont Totara et la manière de la préparer. Mais, en général, nous étions simplement des garçons plongés dans leur vie d’enfants.

Pour ce qui était des brimades, personne, pas même des garçons nettement plus âgés, n’osait porter la main sur Chud : il était mauvais et aurait utilisé n’importe quelle arme pour se défendre. Il avait aussi fait savoir qu’il était également interdit de me toucher.

L’école, c’était une autre histoire. Chud ne s’y intéressait pas alors que je la trouvais passionnante et stimulante. Les enseignants aimaient m’avoir dans leur classe. Je rapportais à la maison des livres de la bibliothèque. Je n’étais pas un rat de bibliothèque, mais j’aimais les mots et ce que l’imagination pouvait produire. Ce que Chud aimait par-dessus tout, c’était jouer avec un ballon de rugby, le lancer à la main ou au pied ; il plaquait de jeunes troncs d’arbre, me plaquait aussi par-derrière si nous marchions sur de l’herbe et, en riant, me passait dessus à quatre pattes comme un gros félin. Il me répétait : Un jour, je serai une star du rugby.

Les soirées nous appartenaient, autour de la radio, d’un jeu de cartes ou d’autre chose. Nous pouvions alors être nous-mêmes car nous savions qu’Henry avait l’habitude d’aller boire avec son patron et leurs copains après le travail. Ils se rendaient souvent à des soirées qui se terminaient après notre coucher. Il était rare que maman soit invitée à sortir quelque part avec lui.

Lors des fêtes que nous improvisions dans notre salon, maman dansait au son de diverses chansons. Elle nous enseignait des pas de valse, de jitterbug, de tango. Mata l’avertissait : T’as intérêt à ce que monsieur ne t’attrape pas à nous montrer des danses de la guerre. Sous-entendu, qu’un certain Américain lui aurait apprises. Nous reprenions tous les chansons qui passaient régulièrement à la radio. Mata avait une excellente mémoire des paroles, et elle savait chanter. Comme son père. Ma famille m’encourageait aussi à chanter ; quand j’ai été un peu plus grand, ma voix m’a permis de faire de bonnes imitations. Maman me promettait que le meilleur des changements viendrait à la puberté. Je mourais d’impatience. Et il y avait d’autres changements que je n’en pouvais plus d’attendre : j’ai même songé à m’enfuir de la maison.

Peut-être Henry tomberait-il malade et mourrait-il. Pourtant, cette idée me rendait triste et parfois même m’accablait. Peut-être que je l’aimais, même s’il ne m’avait jamais aimé, lui.

Deux ou trois fois par an, Henry rentrait à la maison avec une mission : ma mère. La punir du crime qu’elle avait commis en me mettant au monde et, comme je l’ai compris plus tard, la punir de l’acte lui-même. Car il y a, dans l’acte sexuel, quelque chose qui dérange les hommes. Tous les hommes, selon Merita. Non que la vieille dame l’eût ainsi nommé : elle appelait ça le machin.

Henry en reparlait même devant nous si nous étions là. Il demandait à ma mère s’il lui manquait. Sans préciser de qui il parlait. On savait. Nous tentions alors de nous éclipser aussi vite que possible, mais nous avions peur d’attirer son attention, surtout moi qui étais la preuve vivante de la faute de Mme la pécheresse et qui, en plus, résidais chez la victime.

Notre mère avait elle aussi sa façon de réagir : elle soupirait et détournait les yeux, puis regardait de nouveau Henry et disait : Combien de fois dois-je te répéter que je ne pense jamais au passé ? C’est derrière nous.

Henry répondait : Oh, bien sûr, tu n’y penses plus. Parce qu’il est mort, c’est tout. Mais s’il était vivant ?

Eh bien, Henry, s’il entrait dans cette maison, je lui dirais de partir. Il est mort et je voudrais que ce sujet le soit aussi. Tu vas m’en vouloir combien de temps encore ? Est-ce que tu n’as couché avec personne, quand tu étais là-bas ?

Il disait : Tu étais une femme mariée. Comment as-tu pu faire une chose pareille ?

Elle disait : Arrêtons la discussion, d’accord ? Tu n’as qu’à me frapper directement.

Henry s’avançait alors sur elle en grinçant des dents, les poings serrés. Tu m’as humilié. Je suis un homme respecté, et toi tu m’as humilié.

Je t’ai dit et répété que je le regrettais. Vas-y, tape, Henry. Mais pas devant les gosses. Je t’en prie.

Il enfonçait son doigt dans la poitrine de ma mère. T’as fait tes trucs de pute pendant que ton propre enfant était ici, que tes parents s’en occupaient. Tu pensais à ma fille, à ce moment-là ?

Les enfants, allez vous coucher.

Mata implorait son père : Je t’en prie, papa. Je t’en prie, ne fais pas mal à maman. Je t’aime, papa.

Allez vous coucher, j’ai dit.

On entendait Henry beugler. Et les coups sourds quand il la frappait, qu’il la balançait contre le mur. On entendait qu’elle lui criait les noms de Mata et de Wiki. Mais jamais le mien. J’aurais voulu qu’on dise mon nom, aussi, pour sentir que j’existais, que je respirais et que je parlais moi aussi. Mais maman ne lançait jamais mon nom à Henry, et il ne le prononçait pas, lui non plus. Je me sentais coupable quand il battait maman : c’était ma faute. Je pleurais en cachette, parce qu’il est honteux pour un garçon de pleurer devant quelqu’un. Je pleurais, coupable parce que mon existence même était la raison incessante du mal qu’on faisait à ma mère.

Mais quand j’ai appris à voir les choses de manière plus objective, j’ai compris qu’Henry était surtout un homme passif qui aimait réellement ses filles. Il jouissait d’une grande popularité dans le village et les gens l’admiraient. Je me demandais pourquoi il ne nous chassait pas, maman et moi, pourquoi il ne prenait pas une autre femme et ne se débarrassait pas de moi.

Je l’entendais dire à maman : Il n’y a pas un seul jour de ma vie où ne me revienne ce que tu as fait avec cette merde de Yankee – et son gosse qui vit avec nous !

J’avais envie de me précipiter et de dire : Mon père n’est pas une merde, c’est toi qui en es une. Et où est-ce que maman et moi allons vivre ? Dans une grotte ?

J’avais entendu maman dire à Mata – elle était plus grande – qu’Henry se torturait à cause de ce qui s’était passé. Mata avait répondu : Ça, tu l’as dit. Et il nous torture nous, en même temps. J’en peux plus, maman. T’as tué personne. T’as donné la vie à mon frère.

Un frère qui avait aimé entendre ces paroles. Et qui aimait Mata, aussi.

Henry travaillait beaucoup pour le village, bénévolement. Il disait que les anciens l’avaient chargé d’une responsabilité et qu’il se devait d’être à la hauteur. Je me demandais si ça les gênait, les anciens, qu’il frappe ma mère plusieurs fois par an. Sans doute que non, parce qu’ils cognaient probablement aussi sur leurs femmes. Ici, c’était courant. Les habitants du village savaient-ils qu’Henry ne m’adressait jamais la parole ? Ça leur aurait sans doute été égal, c’était leur enfant chéri.

Henry était en conflit permanent avec le conseil municipal ainsi qu’avec l’Etat qui non seulement s’était approprié les terres de Waiwera, mais prélevait la majeure partie des recettes touristiques – ce qui ne faisait qu’ajouter du sel sur la plaie. Il y voyait l’arrogance des Blancs.

A l’hôtel où il travaillait, il intervenait physiquement contre les clients agressifs. On disait qu’il n’avait jamais perdu de bagarre, mais que ce n’était non plus jamais lui qui la cherchait. Du coup j’étais fier de lui, et pourtant il ne m’aimait pas. Quand on est un jeune garçon, on n’est pas insensible à un homme qui ne connaît pas la défaite, même si l’homme et le garçon en question ne se parlent pas.

Maman et Henry ne se parlaient pas beaucoup non plus. Mais, comme disait Mata, puisque Wiki était née, il était évident qu’ils faisaient l’autre chose. Ces mots n’ont pris leur sens que lorsque j’ai découvert ce qu’était cette autre chose. Et ça m’a donné envie de vomir. Quand Manu est né j’avais neuf ans et j’ai eu l’impression qu’une génération nous séparait. J’ai vite été assez grand pour me représenter l’acte qui l’avait créé, et j’en étais écœuré. Comment maman pouvait-elle laisser Henry faire ça ? Ou bien s’imposait-il à elle par la force ?

Pourtant, comparée à celle de Chud, ma vie était un vrai bonheur. Et c’est ce que ma mère n’arrêtait pas de me répéter : quelle que soit ta situation, il y a des gens qui sont plus mal lotis que toi.