CHAPITRE QUATORZE

 

PAUVRES GARÇONS NAÏFS que nous étions, pauvres villageois maoris. L’école secondaire nous a ravi notre innocence. Nous étions à la hauteur physiquement, c’est certain, mais le physique ne comptait pas beaucoup aux yeux de nos camarades blancs. Pas dans la classe de niveau B où l’on m’avait envoyé. Bien que n’étant pas un joueur de rugby, je venais d’un monde rude, d’un monde de plein air, celui de la rivière, des bains, de la montagne, où toute la vie est une aventure et une expérience du corps, et je m’attendais à ce que ce monde dure plus ou moins. Et puis il y a eu le lycée.

Le système de répartition par niveaux a brutalement séparé les amis dès le premier jour. Pas un seul des garçons de Waiwera n’a pu accéder à la classe A. Seul un autre garçon et moi en B. Pour le reste ils se sont presque tous, y compris Chud, retrouvés en H, la catégorie cancre. Les élèves des bas niveaux ont cessé de s’adresser à ceux des niveaux élevés. Soudain, c’était comme si nous parlions des langues différentes. Le lycée nous avait brutalement tirés de notre sommeil et nous nous sommes retrouvés perdus, face à des jeunes dont les pères avaient des professions dont nous n’avions jamais entendu parler. Géomètre. Comptable. Médecin. Avocat. Banquier. Pharmacien. Propriétaire d’immeubles. Pilote. Scientifique. Eleveur de moutons ou de bovins. Producteur de lait. Hommes d’affaires en tout genre. Ingénieurs dans divers domaines. Vendeurs d’une foule inimaginable de services et de produits.

Ce qui faisait mal, c’était de voir la façon de penser qui avait déteint sur leurs enfants, leurs sujets de conversation, la quantité de choses qu’ils connaissaient, leur application dans l’étude, alors que nous, les garçons de Waiwera, nous sentions comme des imbéciles sortis du fin fond de la cambrousse, incapables de nous astreindre au moindre exercice mental. Comme des extraterrestres aux capacités limitées, venus de la planète Waiwera, là-bas, dans l’espace… à une demi-heure de bus du lycée.

Seuls quelques-uns d’entre nous se sont réveillés, et Chud n’a pas été parmi ceux-là. Avec d’autres, il s’est accroché à un mot qui désignait un coupable : le système. C’est-à-dire la suprématie des Blancs et leur comportement anti-maori. Je ne suis pas sûr qu’il se soit agi de cela. Trois garçons de Waiwera ont été exclus pour bagarres. Tout au long de l’année, les Maoris ont été les champions des retenues et des châtiments corporels ; mais peu d’entre eux l’ont été dans les matières scolaires, et même alors ils n’ont pas atteint des sommets. C’était comme si nous étions arrivés pour un match de rugby et que nous avions trouvé des adversaires mieux préparés, plus en forme, plus malins – et qui jouaient un autre jeu. J’avais beau être à cent pour cent de Waiwera, je n’étais pas sourd et aveugle.

J’ai observé ces élèves et je me suis rappelé que j’avais un peu de sang blanc du côté de ma mère, et que j’étais aussi blanc du côté de mon père, avec peut-être un peu de sang espagnol étant donné mon teint cuivré. Si je devais jouer ce jeu, il valait mieux que j’apprenne les règles. La façon tout à fait particulière dont nous étions élevés, nous les garçons de Waiwera, devait bien comporter quelques avantages.

C’était vraiment le moment où j’aurais eu besoin d’un père pour me guider à travers ces obstacles. Je regardais mes copains de Waiwera et je les voyais vaciller : ils étaient de plus en plus nombreux à recourir au coup de poing pour se rattraper. Je savais que, si Henry m’adressait la parole, il me conseillerait d’affronter les jeunes Pakéhas avec mes poings. Mais il ne me parlait pas et je n’étais pas quelqu’un comme ça.

Si je me concentrais sur la musique et si j’arrivais à connaître mon père en lui écrivant, je m’en tirerais peut-être.