CHAPITRE VINGT-NEUF

 
 

LES MOTS DE CE POÈME me sont revenus – comme à tout Noir qui les connaissait – peu après mon retour de la guerre, quand j’ai découvert que c’était comme si nous n’y avions jamais pris part, comme si nous avions servi du côté de l’ennemi.

Comme si nos soldats morts l’avaient été pour rien. Comme si les membres que nous avions perdus, nos yeux, nos oreilles et notre esprit avaient été détruits en vain, comme si chaque infirmité, chaque douleur qui nous harcèlera toujours, n’avait servi à rien.

De retour dans ce Sud haïssable que nous aimons ; de retour à la populace blanche qui nous domine – toujours les mêmes bouffeurs de nègres encore plus déterminés que jamais, pour la plupart, à nous montrer qui commande.

Nous sommes rentrés pour voir d’étranges fruits noirs se balancer encore aux branches des peupliers, pour voir des citoyens blancs de ce pays pour lequel nous nous étions battus pendre des Noirs, y compris des anciens combattants, y compris des femmes. Des hommes qui n’étaient pas allés à la guerre lynchaient de braves hommes qui, eux, y étaient allés.

Que nous étions bêtes, naïfs et idiots de nous attendre à un changement rien que parce que nous avions combattu aux côtés de nos camarades blancs. Et notre hymne national qui prétendait que nous étions au pays des hommes libres. Un mensonge, si on était d’ascendance noire dans cette nation où la moindre goutte de sang noir passait pour une tache.

J’aurais dû savoir, moi comme nous tous, que des attitudes forgées pendant trois siècles ne changeraient pas, même à l’occasion d’une guerre mondiale où nous nous étions engagés prétendument en égaux pour défendre notre patrie et nos croyances. Nous, les Noirs, n’aurions jamais dû nous leurrer, croire que cette guerre pouvait modifier la situation. Pas dans le Sud.

Il nous restait une autre guerre à mener contre un ennemi qui s’appelait la discrimination raciale.

On nous avait attribué les postes subalternes : nous devions nous occuper des sanitaires, nettoyer, faire la plonge, transporter toute la journée de lourdes munitions ; nous écopions de toutes les tâches inférieures dont une armée ne peut se passer mais qu’aucun soldat ne veut accomplir. Mais, bon, nous étions de jeunes Noirs du Sud trop contents d’avoir été appelés sous les drapeaux et de pouvoir ainsi sortir du Mississippi. Se rendre dans d’autres pays était impossible pour des Noirs, à l’exception d’une poignée d’entre eux. Et maintenant nous partions, même si cela allait bientôt être pour la guerre. Nous avions l’impression de vacances tombées du ciel qui nous mèneraient dans des contrées exotiques bien plus que de devoir combattre un autre peuple jusqu’à la mort.

Il aurait dû être très clair pour nous, puisque nous subissions une ségrégation raciale, que, guerre ou pas, le petit Blanc du Sud n’allait jamais, il s’en faudrait de beaucoup, nous considérer comme son égal. Mais nous étions si excités, et tellement habitués, de toute façon, à la seule compagnie d’autres Noirs, que nous n’avons pas réfléchi plus que ça à la ségrégation. Quand on nous a dit que nous partions pour un pays appelé Nouvelle-Zélande, tout en bas du Pacifique sud, aucun de nous n’en avait jamais entendu parler. Nous nous imaginions les Néo-Zélandais comme des indigènes bruns ou noirs avec des pagnes en herbe et des os en travers du nez – et probablement cannibales. Nous aurions supporté n’importe quoi, en fait, juste pour connaître la manière dont vivaient d’autres peuples.

Mais ce que nous avons trouvé, à notre arrivée, était une société moderne qui ressemblait beaucoup à la nôtre, sauf qu’elle avait pas mal d’années de retard. Et la majorité de la population était blanche. Quel pays, quel peuple merveilleux, quelle expérience, malgré ce qui nous paraissait arriéré même à nous, pauvres garçons de couleur venus du Sud : les bars qui fermaient à six heures de l’après-midi, pas une boutique ouverte au-delà de cette heure et absolument rien d’ouvert le week-end. Mais des gens sympathiques, cordiaux, hospitaliers, qui ont donné le plus chaleureux des accueils à leurs alliés.

Y compris, ce qui nous a stupéfiés, aux Noirs.

Cela, nous ne le comprenions pas, du moins au début : que des Blancs puissent nous traiter en égaux et que ceux qui, dans ce pays, étaient de race sombre – les Maoris – aient les mêmes droits que les Blancs, qu’ils pratiquent les sports ensemble, qu’ils se marient entre eux, que les Maoris soient représentés au plan politique, qu’ils aient le droit imprescriptible de devenir ce qu’ils voulaient. Comment pouvait-on permettre à des Noirs de boire dans les mêmes bars que des Blancs ? Chez nous, il y aurait eu une émeute, les flics nous auraient arrêtés, un juge blanc nous aurait jetés en prison.

Bien que nous ayons relevé une différence économique entre les deux races et entendu de temps à autre une remarque désobligeante sur l’infériorité des Maoris, la vaste majorité des Blancs était semblable à ce que nous avions entendu dire de certains Blancs du Nord des Etats-Unis : sans préjugés, insensibles à la couleur. Quelques-uns de ces Blancs étaient même de notre côté, nous avaient expliqué des Noirs vivant dans le Nord.

Nous avons trouvé les Maoris un peu comme nous, mais physiquement plus robustes et plus expressifs dans la musique et dans la danse. Leurs hommes avaient un petit faible pour la bagarre, ce qui a forcé notre admiration parce qu’ils n’avaient peur de personne. Et tous les hommes adorent les femmes. Leur peau est en général brune alors que la nôtre est plutôt noire, et leurs traits ressemblent assez à ceux des Mexicains.

Puis un petit groupe d’entre nous est allé dans ce paradis thermal appelé Waiwera, près de la ville de Two Lakes. Là, j’ai fait la connaissance d’une Maorie, Lena. Chez nous, on l’aurait dite mulâtre, car elle avait plus de sang blanc que noir. Qu’elle ait été mariée n’a pas compté pour moi : j’ai eu le coup de foudre, là, entre les deux yeux.

Deux semaines inoubliables ensemble, puis la guerre m’a appelé pour de bon. On nous a envoyés par milliers à Guadalcanal combattre un ennemi japonais dont la tactique, dans une jungle baignée de vapeur, consistait à agir furtivement, à ruser et à nous surprendre – parfois au moyen d’offensives quasi suicidaires. Nous avons perdu des dizaines de milliers d’hommes. Les Japonais aussi, mais on avait l’impression que ça n’avait pas d’effet sur eux. Ils continuaient à nous attaquer. Des milliers d’entre nous sont ensuite tombés, victimes de maladies tropicales, ou emportés par des blessures qui s’infectaient – même de toutes petites coupures et éraflures pouvaient tuer un homme.

Ce fut le contraire absolu de la guerre glorieuse à laquelle nous avions cru. L’ennemi surgissait de n’importe où avant de disparaître presque aussitôt dans une jungle impénétrable, et nous savions pourtant qu’il épiait nos moindres mouvements et qu’il manœuvrait pour nous frapper à partir d’une autre position que nous n’imaginions pas. Nous subissions ses tirs isolés jusqu’à la toute dernière seconde de couchers de soleil exceptionnellement brillants et, de nouveau, les balles des tireurs crépitaient pour signaler le début d’une aurore aux couleurs splendides. Nous scrutions l’épaisseur de la jungle, nous attendant sans cesse à la voir nous répondre par une balle marquée à notre nom. Les moustiques – l’autre ennemi – n’arrêtaient pas de nous infliger de fortes fièvres et de nous tuer. Des mois, des mois atroces, la réalité de la vraie guerre.

Et dire que j’ai été soulagé d’avoir été suffisamment blessé pour qu’on m’envoie me rétablir à la maison. Peut-être ne serais-je pas obligé de revenir ici. Mais je n’étais pas rentré depuis six mois qu’on m’a jugé apte au service actif, et, cette fois, l’arène serait en Europe. Je n’y voyais aucune objection : je voulais servir mon pays et fournir ma part d’effort pour forcer le respect de nos camarades blancs. Ce furent donc des contrées nouvelles, très différentes des jungles du Pacifique et sans grand-chose de commun avec le Mississippi. Je pensais quand même à Lena de temps à autre.

En Europe, la plupart des Noirs ont trouvé que l’attitude de nos concitoyens blancs s’était remarquablement adoucie. Ce qui venait, nous nous en sommes rendu compte, de l’influence des Blancs du Nord beaucoup plus tolérants, mais aussi du fait de combattre côte à côte et de s’apercevoir que les discriminations raciales étaient tout simplement idiotes. C’est à cause de cette expérience, me semble-t-il, que bon nombre d’entre nous, les Noirs, sommes rentrés en nous attendant à être accueillis en héros et même à connaître un petit changement dans la manière dont nous serions traités. Pourtant, sur le bateau qui nous ramenait, nul n’osait imaginer qu’il ne verrait plus partout les panneaux portant l’inscription “Gens de couleur” ou “Réservé aux Blancs”, ou que l’intégration se réaliserait dans les écoles et d’autres institutions. Même si les Noirs les plus radicaux parlaient de choses carrément impossibles, entre autres de droits civiques et d’égalité pour les Noirs.

Nous n’avons pas été accueillis en héros. Nous, les Noirs, avons été autorisés à marcher en queue de parade dans notre petite ville de Whitecave, Mississippi, où la majorité des citoyens blancs a acclamé joyeusement ses gars et observé un silence remarquable quand ont défilé les couillons de troufions noirs qui venaient en queue.

Quelques semaines plus tard, avec un de mes copains de guerre du nom de Vernon Hill, je suis allé m’inscrire au bureau de vote local pour les élections de l’Etat et du comté. Etant les seuls Noirs dans une salle pleine de fonctionnaires blancs hostiles, il ne nous a pas fallu longtemps pour nous rendre compte que, pour ce qui était du racisme dans le Sud, rien n’avait bougé.

Contre le mur s’étalait un grand drapeau des Etats confédérés, derrière des tables où étaient assis des hommes qui fronçaient les sourcils et qui, pendant une bonne vingtaine de minutes, n’ont absolument pas tenu compte de notre présence. Mais, merde, nous étions déterminés à exercer notre droit de vote et nous étions portés par la conscience de l’avoir gagné à la dure.

Ils ont poussé vers nous deux formulaires. Il était demandé au requérant de lire ou d’interpréter une section de la constitution. Vernon et moi nous avions suivi un enseignement à ce sujet et j’ai écrit selon ce que j’avais appris. L’homme a recueilli nos formulaires, leur a jeté un bref coup d’œil avant de gribouiller dessus “test raté” et de tamponner deux fois : INAPTE À VOTER.

Etant toujours sous l’illusion que la guerre avait changé la donne, j’ai fait remarquer à ce fonctionnaire que nous connaissions par cœur le passage de la constitution qui nous avait été présenté. Comment, dans ces conditions, pouvions-nous être jugés inaptes à voter ? Je lui ai aussi rappelé que nous avions servi le pays dans la guerre.

Il nous a répondu que sa décision était irrévocable et que nous avions intérêt à tirer de là nos culs de nègres avant qu’il appelle le shérif.

Aussi longtemps que je vivrai, je n’oublierai jamais la lame de fond – une vague d’impuissance – qui m’a submergé en écoutant et en regardant cet homme, cet individu ventripotent et quelconque qui avait un tel pouvoir sur moi et sur Vernon. Maintenant, ici, on nous traitait comme des gosses et des vagabonds. J’étais assez fort pour casser cet individu en deux. Vernon, renommé dans notre division d’infanterie pour ses qualités de boxeur, aurait pu tenir tête à plusieurs de ces fonctionnaires. Nous étions des hommes auxquels on manquait totalement de respect et qui ne pouvaient absolument rien y faire.

Là naquit une colère qui, s’étant emparée de moi, me fit plonger dans un abîme pendant un bon nombre d’années.

Quand j’étais entré dans ce bureau de vote, j’étais fier de moi, estimant présenter une figure respectable, celle d’un homme grand et plutôt beau, j’ose le dire, qui se comportait dignement en compagnie de son ami Vernon, lequel avait aussi fière allure. Deux hommes qui s’étaient battus pour la nation, pour cet Etat, pour ce comté du Sud, et qui, estimions-nous, avaient mérité d’être traités comme des égaux. Et je connaissais ce fonctionnaire de vue, comme c’est généralement le cas quand on a grandi dans une petite ville. Je suis sûr qu’il nous connaissait aussi.

Mais le visage qui nous a répondu ne nous reconnaissait ni l’un ni l’autre, sauf comme des nègres indésirables qui avaient intérêt à vite entendre raison. J’étais sur le point de dire quelque chose d’insultant, voire de menacer cet homme de violence physique. Mais le fait d’avoir été entraîné toute ma vie à tenir ma langue de nègre m’a été fort utile, faute de quoi je me serais retrouvé pendant des années derrière les barreaux.

Dans notre humiliation, nous sommes partis et nous avons trouvé un bar – pour gens de couleur, évidemment – et nous nous sommes copieusement soûlés. Sans que je m’en rende compte, quelque chose venait de craquer en moi. En Vernon aussi, et ce fut pour lui encore pire, comme je l’ai découvert plus tard. Il a fini condamné à mort pour avoir tué un couple de Blancs qui l’avaient surpris en train de saccager leur maison. Il se trouve que je savais qu’il manifestait là son sens pervers de la vengeance.

Au cours de l’année suivante, un lynchage de Noirs a eu lieu dans mon comté. Les deux victimes étaient des anciens combattants du Pacifique. J’ai d’abord vu les photos, non pas dans un journal, mais reproduites sur une carte postale qui circulait dans la région, apparemment pour le divertissement de certains Blancs. Une carte postale.

On y voyait deux personnes noires pendues, les yeux fermés et le corps criblé de balles – comme si le lynchage n’avait pas suffi. Deux compagnons de guerre, deux Noirs, mes frères de race, pendillant à un arbre.

Au verso, il y avait l’espace habituel réservé à l’adresse et au message ainsi qu’un rectangle dessiné pour le timbre. La légende décrivant la scène disait simplement : Fruit noir pourri.

Nous n’étions pas des gens qui lisaient – notre poésie, c’était le scat –, mais nous savions qu’il y avait là un jeu de mots grossier sur le poème Strange Fruit.

Ce poème commençait par des vers sur cet étrange fruit du Sud et se poursuivait ainsi :

 
 

Pour inspirer ces paroles, des nègres avaient dû être brûlés et pendus. Mais il avait fallu un Blanc pour les écrire, bien que Billie Holiday soit connue pour les avoir chantées ; les Noirs, trop près de leur douleur, ne pouvaient pas prendre assez de distance. C’est donc un enseignant juif, Abel Meeropol, qui les a composées – et il était d’une race qui avait connu la souffrance. A cause d’Hitler et à une échelle inimaginable, comme le monde le découvrit une fois la guerre finie. Six millions d’entre nous ont bien été exterminés, mais sur trois siècles et moins systématiquement.

 
 

J’avais vu ce fruit étrange de mes propres yeux lors de ma quinzième année, quand j’avais été le témoin d’un lynchage que, depuis, j’avais relégué dans un sombre recoin de mon esprit.

 

J’ai rencontré une fille et me suis marié trop vite : nous avons aussitôt eu deux filles l’une après l’autre, à une époque où j’enchaînais les boulots mal payés. Dans notre petite ville, il n’y avait pas grand choix. Nous sommes donc partis pour Jackson. Là, j’ai vite obtenu un emploi dans une grosse imprimerie – du travail manuel, considéré comme le seul convenant à un Noir, mais j’ai réussi à gravir les échelons et à me retrouver aux commandes d’une machine complexe. J’étais bien parti pour apprendre un nouveau métier et être mieux payé. J’osais même m’imaginer que j’avais un avenir.

Jusqu’à ce que ma femme m’annonce qu’elle repartait avec les enfants pour Biloxi, sa ville natale : elle estimait que nous n’avions rien en commun, la grande ville ne lui plaisait pas, et je crois qu’elle voyait en moi les signes qui annoncent un alcoolique – un faible qui, un jour, succombera à la notion qu’il a de lui-même, à l’idée qu’il est né nègre et qu’il lui est interdit de s’élever, que tout autre destin lui est barré par des lois écrites ainsi que par la tradition, et qu’il est donc fondé à se tourner vers la boisson.

Trop immature pour beaucoup penser à mes filles, trop occupé à me débrouiller dans une ville étrangère où je ne connaissais pratiquement personne, il me semble que je suis resté dans le brouillard pendant plus d’années que je n’ai envie de l’admettre. Je me suis égaré dans la boisson et dans tout ce que je pouvais avaler ou fumer pour me sortir de là ; je prenais aussi le réconfort momentané de toute femme disponible. Je me haïssais d’être nègre. Je me disais que j’avais de bonnes raisons pour ça, des raisons bien trop puissantes pour qu’un nègre puisse les vaincre. Après tout ce que je lui avais donné, mon pays m’avait tourné le dos et m’avait dénié mes droits les plus élémentaires.

Pendant des années, je me suis apitoyé sur mon sort. Jusqu’à ce que je fasse un rêve tout aussi réel que mes doigts tâtonnant à la recherche de Lena – car c’était elle dont j’avais rêvé.