CHAPITRE TRENTE

 

IL M’A FALLU DU TEMPS pour accepter que j’avais été le jouet d’une illusion, que je n’étais pas le fils d’un héros américain blanc. Presque toutes les chansons des disques que Jess m’avait envoyés ont été éliminées de notre répertoire, et, bien entendu, mes potes se sont demandé pourquoi. J’ai menti et j’ai dit que la mode avait changé depuis l’arrivée des Beatles. Les groupes anglais faisaient fureur.

Mais, m’ont-ils répondu, ta voix ne va pas avec le style des groupes anglais. J’ai pensé qu’ils me faisaient un compliment, qu’ils voulaient dire que je chantais plutôt comme un Noir, que j’avais une disposition naturelle pour la musique noire – car c’était ce que j’aimais chanter et écouter, et cela jusqu’à l’obsession.

Au bout de quelques semaines de détresse, j’ai rectifié le tir, descendant de mon trône pour me mêler aux esclaves de ce monde. On aurait dit que ma mère avait tout concocté avec Jess, car il a envoyé un paquet de disques, et même si je l’ai boudé deux ou trois jours avant de l’ouvrir, j’ai découvert là un vrai trésor qui m’attendait. Et ma conscience d’être en partie noir m’a fourni une explication pour tout, y compris pour le fait que je sois tombé éperdument amoureux de la voix angélique de Mahalia Jackson, la chanteuse de gospels. Cette fournée d’artistes venait d’établir, me semblait-il, une nouvelle référence. Et chacun devrait reconnaître ceux qui lui ressemblent.

J’étais donc un descendant d’esclaves – ces gens qu’on mentionne à peine dans les manuels d’histoire, ces pauvres hères entassés dans des galères comme du bétail, transportés d’Afrique en Amérique du Nord et du Sud. Pour une vie d’esclavage.

Je n’étais pas de haute lignée, je ne descendais pas d’un grand chef maori et je n’étais pas le rejeton d’un héros américain bien blanc. Je n’étais pas John Wayne junior. Mais simplement Mark Hines, individu ordinaire de basse extraction, fruit d’un mélange de sangs qui, selon ce qu’auraient pu dire certains, faisait de moi un bâtard.

J’ai fini par présenter mes excuses à mon groupe, puis j’ai remis au programme toutes les chansons déchues. J’en ai même rajouté un bon nombre qui, sans exception, venaient de chanteurs noirs.

J’ai sorti les deux photos de mon père et j’ai dit : Devinez qui c’est.

Tous les trois ont répondu pratiquement en chœur : Ton père ?

Nigel, qui parlait surtout au moyen de son excellente guitare, n’a absolument pas paru surpris. C’est lui qui a dit d’une voix traînante : Ouais, bon, on s’était quand même dit que ta voix pouvait pas juste être une bonne imitation.

Le chef, le roi, le fils d’un cow-boy au flingue infaillible, la copie d’Elvis, le propriétaire d’esclaves, le pharaon, John Wayne junior, était mort. Vive M. Tout-le-monde, descendant d’un esclave noir.

 

Je retrouvais Isobel à mon appartement à peu près une fois par mois ; je m’étais mis d’accord avec mon patron pour commencer une heure plus tôt et prendre une coupure de deux heures au déjeuner. Comme il aimait la musique, il croyait que c’était pour un cours de guitare.

Depuis peu, Isobel se demandait si nous ne devrions pas arrêter, à cause de la différence d’âge et surtout de la présence de son fils dans le groupe.

Mais je ne voulais pas la lâcher. J’avais l’impression de grandir plus vite que la normale ; je me préparais à l’âge adulte en apprenant à comprendre les femmes – oui, au pluriel, parce que j’avais l’intention d’en connaître un bon nombre avant de me ranger et de me marier. Je voudrais aussi des enfants à un moment ou un autre. Quant à ce qu’Isobel retirait de notre relation, elle n’en disait rien. Je supposais que c’était en partie physique et puis il y avait toujours entre nous ce courant qui passait.

Isobel, en tout cas, a été étonnée de découvrir mon ascendance. Tu te rappelles que je croyais que tu avais du sang latin, m’a-t-elle dit. Eh bien, le fait que tu sois en partie noir rend les choses encore plus intéressantes. Et, en parlant de choses intéressantes, il est vrai que nos corps s’accordaient comme ceux de partenaires de danse bien rodés et que nous baisions jusqu’à complète satisfaction.

Je crois que je suis prêt à aller en Amérique pour le rencontrer, ai-je dit à Isobel. Elle a trouvé l’idée bonne et m’a demandé si j’avais assez d’argent. Oui, ai-je répondu, un nouveau mandat est arrivé avec les disques. Mon père doit vraiment avoir les moyens.

L’hiver approchait et nous n’avions pas de concerts prévus : j’aurais la possibilité de partir. J’ai donc décidé de m’informer sur l’endroit où mon père habitait, car les histoires que j’avais entendues sur le Mississippi – avec le Ku Klux Klan et les horreurs qu’il infligeait aux Noirs – n’étaient pas engageantes. Je me demandais avec crainte comment je serais traité.

J’avais passé des heures devant la glace à essayer de voir quel air j’avais pour les autres. Si les musiciens de mon groupe avaient toujours supposé que j’avais du sang noir alors qu’Isobel, amie beaucoup plus intime, n’y avait pas pensé, à quoi est-ce que je ressemblais vraiment ? Si mon origine noire était trop visible, ma visite risquait de ne pas être très prometteuse et peut-être même devrais-je y renoncer.

Un samedi, j’ai fait les six heures de route jusqu’à Auckland pour aller trouver quelqu’un susceptible de me dire immédiatement dans quelle race on me rangerait en général. Mata. (Et aussi pour revoir mon neveu qui, la dernière fois que je l’avais vu, n’était encore qu’un bébé.)

J’avais délibérément omis de prévenir Mata. J’ai tout simplement débarqué : inutile de s’embêter avec les convenances, pas avec ma sœur. Par chance, son compagnon était au rugby.

Ma ? (Le petit nom que je lui donnais en privé.) De quelle race est mon père, à ton avis ?

C’est quoi, ce genre de question ? m’a demandé ma grande sœur. Tu veux vraiment savoir ? Est-ce que je ne te l’ai pas déjà dit quand nous étions gamins ? Je suis sûre de te l’avoir dit.

Pas que je me souvienne.

Si elle disait “noir”, alors il fallait que je me prépare à manger dans des bouis-bouis pour gens de couleur et à endurer d’autres restrictions et préjugés raciaux.

Allez, Ma.

En fait, j’ai l’impression que tu ressembles un peu à papa. Et elle s’est fendue d’un grand sourire.

Je parle sérieusement.

Moi aussi. Tu lui ressembles pas mal, surtout quand il était plus mince.

Comment est-ce que je pourrais lui ressembler ?

Il se peut qu’il ait déteint sur toi. J’en sais rien. Tu as peut-être pris quelques-uns de ses traits. En tout cas, tu chantes comme lui.

La confusion était totale. Est-ce que j’ai l’air d’avoir du sang noir ?

Oui, un peu, aussi. Mata restait parfaitement cool. Mais si tu te mettais à côté d’Henry Takahe, les gens diraient que tu es son fils.

Douze heures de voiture, aller et retour, pour entendre ça. Je ne savais toujours pas avec certitude dans quelle catégorie me mettraient les Blancs du Mississippi. Peut-être n’irais-je pas.