CHAPITRE QUARANTE-SEPT

 

SOUS UNE LOURDE PLUIE, Henry et Manu marchaient, protégés par un parapluie géant, tout souriants de rester au sec. Elle ruisselait à leurs pieds le long de la route asphaltée pourvue de caniveaux et d’évacuations d’eaux pluviales. Henry expliquait comment il avait harcelé le conseil municipal jusqu’à ce qu’il finisse par céder.

On pourrait encore patauger dans la boue et tomber sur des nids-de-poule où on se casserait une cheville, pas vrai, fiston ?

C’est quoi, des nids-de-poule, papa ?

Question qui fit rire son père. Un trou dans une route de terre. Quand on était gosses, on faisait naviguer des petits bateaux dedans. Sortir sous la pluie ne nous embêtait pas. Bon, heureusement, y en a plus, maintenant. Je suppose qu’on aura les bains pour nous tout seuls, ce matin.

Ce fut le cas : ils eurent le choix entre cinq bassins, les canaux ayant été bouchés par les chiffons qu’avait mis Barney. Ce brave Barney, on pouvait compter sur lui, et maintenant il était capable de tenir une conversation, même si par moments il retombait dans le silence traumatique provoqué par un incident dont Henry n’avait jamais rien oublié et dont il pressentait que Barney avait retrouvé le souvenir. Mais quelle importance, à présent ? Tout ça, c’était du passé – ça ne reviendrait jamais.

La pluie fouetta leurs corps nus alors qu’ils sortaient rapidement de l’abri où l’on se changeait, et elle fit disparaître toutes les lumières que l’on aurait pu apercevoir dans les maisons à sept heures du matin en ce dimanche d’hiver. Le soleil n’était pas encore levé et, de toute façon, ne diffuserait guère plus qu’une faible lumière grise pendant la première demi-heure.

Doux choc du contraste. Et moment encore plus doux où le père et le fils sont unis par le même matériau liquide.

Papa, je te lave le dos ?

Henry se tourna et souleva son corps pesant pour permettre à son fils de le savonner en douceur. La pluie tombait à grand bruit. Les cœurs de l’homme et du garçon tambourinaient d’amour. La rivière en contrebas était en crue, boueuse, filant à toute vitesse.

Aucun autre baigneur ne vint. Ils chantèrent. Le père, comme toujours, dit à son fils qu’il avait une belle voix en train de se développer mais que, s’il voulait chanter en harmonie, il devait réduire son volume sonore pour permettre à la voix principale de dominer. Echangeons nos rôles. Et Henry chanta tout en lavant le dos de son fils, ce qui faisait partie du rituel.

Ils repartirent vers la maison. Henry était d’avis que le gigot de mouton serait rôti, juste à point. Manu se demandait s’il devait déclarer ce qu’il avait sur le cœur. Il se décida.

Papa ? Quand j’ai dit aux autres, dans ma classe, qu’on mangeait du rôti au petit-déj’, ils ont tous ri et m’ont dit que personne n’en prend au petit-déj’. On est les seuls à le faire ?

Une question à laquelle Henry avait déjà dû répondre au pied levé quand elle lui avait été posée par Mata et puis par Wiki. Yank aurait certainement voulu la poser aussi, mais étant donné les circonstances…

Henry répondit : Les peuples ont des coutumes différentes. Les Maoris viennent d’une culture qui oscille entre les festins et les famines. Du coup, comme certains chiens, par exemple les labradors, on mange plus que nécessaire quand il y a de la nourriture. Dans le schéma de la nature, il n’était pas prévu que la nourriture reste disponible en abondance. C’est pour ça que je suis gras. Mais d’un gras heureux. Comme tu le sais, les gens d’ici peuvent s’asseoir devant une assiette d’os de porc, de patates et de cresson à cinq heures du matin. On est comme ça.

Toi, t’es comme ça, papa…

Il regarda son fils qui était presque de sa taille et grandissait encore. Je vais manger ta part, alors ?

Pas ce matin. Manu fit un grand sourire et donna un petit coup de hanche à son père. Henry répondit par un autre coup de hanche. Manu poussa une exclamation parce qu’il venait d’être touché par la pluie. Son père le ramena à lui de son bras puissant.

Sans savoir pourquoi, Henry s’entendit dire : Je me demande comment ton frère se débrouille en Amérique. Il vit la surprise sur le visage de Manu, et Manu la cacher.

Il a de la chance.

Oh, ça va pas être tout le temps une partie de plaisir. Pas au Mississippi.

Silence. Côte à côte, ils passèrent devant des trous boueux qui grondaient. On t’a rien appris sur la manière dont on traite les Noirs en Amérique, fiston ?

Juste un peu. L’histoire des Etats-Unis. Surtout la guerre de Sécession, leur constitution et des trucs comme ça. En jetant un coup d’œil méfiant à son père.

Je me demande ce qu’ils penseraient de notre pays, papa.

Henry s’éclaircit la voix et dit : Eh bien, il y en a quelques-uns qui sont venus ici, pendant la guerre… comme on sait. Il se racla de nouveau la gorge. On a de la chance de pouvoir habiter ici.

Manu lança vers son père un autre genre de regard.

Papa ? Est-ce que tu penses beaucoup à Yank ?

De temps à autre. C’est pour ça que j’ai posé la question, sans doute.

Non, je parlais d’une autre façon de penser.

Encore le passé, fiston. Il te roule dessus avant que tu puisses dire ouf, et puis il disparaît comme un bus que t’as raté. Je peux pas changer la manière dont j’ai réagi, si c’est de ça que tu veux parler. Tu penses à ces choses-là ?

Bien obligé. Il s’agit de mon frère. Et pourtant t’es pas –

Son père. Comme s’il y avait un seul jour où je n’y pensais pas.

Mais, papa, ça doit être fini. C’est ce que je me dis.

Sans doute que c’est fini. On se réveille un jour, et on se rend compte que le sujet n’est plus tellement important, peut-être même plus du tout. La maturité, on grandit. Ça et d’autres choses encore.

Pour moi, t’as été un bon père.

Pour Wiki aussi. J’ai essayé avec Mata, mais j’ai raté ses premières années. A ton avis, qu’est-ce que ton grand frère est en train de faire en ce moment ? Je crois qu’il y a dix-huit heures de décalage horaire – là-bas, il est donc une heure de l’après-midi, hier.

Tu le sais ?

Eh bien, si mon fils a un frère dans ce coin-là, oui. Le Mississippi, d’après ce qu’on m’a dit, est en retard dans sa manière de traiter les Noirs. Ici, au moins, les Blancs ont fini par nous respecter et on a les mêmes droits. Je démolirais n’importe quel mec de n’importe quelle race qui me manquerait de respect. J’espère que tu ferais pareil.

Manu, qui ressemblait à son père à bien des égards, répondit oui de la tête, il le ferait. Il lança un sourire entendu à son père et se blottit sous son bras, plus près de lui. Je suppose qu’il se fait une place dans la musique, là-bas, dit-il, peu sûr de lui.

La musique nègre, dit Henry. Aujourd’hui, on dit musique noire. C’est qu’il l’adore, sa musique noire. Déjà quand il était petit garçon, il la cherchait tout le temps à la radio. Je crois qu’en secret il aimait ma façon de chanter et je sais qu’il adorait écouter les anciens combattants. S’il devient célèbre, il se peut qu’il se souvienne de moi, tu crois pas ?

Il s’en souviendra, c’est sûr. Manu souriait, mais cela pouvait signifier bien des choses.