CHAPITRE CINQUANTE ET UN

 

DÉFILER LE LONG de cette foule hostile est devenu une épreuve. Des visages blancs grimacent affreusement, des citoyens de la ville nous hurlent de rentrer chez nous et de nous occuper de nos oignons – ils lancent des jurons, des insultes, des crachats, et leurs yeux injectés de haine semblent avoir été vitrifiés par le feu de leur bigoterie. Depuis les enfants qu’on a formés au racisme jusqu’aux vieillards ignorants qui, tout au long de leur existence confinée, ne se sont jamais posés de question sur eux-mêmes, ils sont tous à hurler qu’ils auront notre peau.

Devant la foule, des flics postés à intervalles réguliers nous lancent eux aussi des regards de haine et des quolibets. Merdes de nègres, on a droit à tous les qualificatifs méprisants pour les nègres dans le vocabulaire limité de cette espèce animale qui, des millions de fois, a tabassé, enfermé et fait passer pour coupables ceux qui avaient la peau sombre et des traits de Noirs.

Les forces de l’ordre. De grands et solides individus ventrus, gonflés de muscles, hérissés d’armes, de bois dur et de menottes d’acier, dont les plaques attestent l’appartenance à un gang doté de pouvoirs spéciaux et exempté de poursuites pour les crimes qu’il commet. Regardez-les : ils débordent de frustration parce qu’ils n’ont pas encore de prétexte pour faire usage de leur force contre ceux qui transgressent leurs croyances immuables.

Nous poursuivons notre marche.

Mon père se comporte dignement, la tête haute et le pas réglé, ne disant pratiquement pas un mot tandis que nous avançons depuis la périphérie de la ville en brandissant des pancartes qui exigent la fin des pratiques discriminatoires et de l’injustice. Nous chantons We Shall Overcome et d’autres chants de protestation symboliques qui me sont inconnus, à moi qui suis probablement le seul étranger ici.

Il faut un courage fou à cette minorité haïe pour protester en public dans une ville tristement connue pour être la capitale occidentale des attentats à la bombe et l’un des derniers bastions de ce Ku Klux Klan qui a fait sauter des églises noires et la maison de plusieurs militants pour les droits civiques comme nous, qui a assassiné des Noirs à sa guise avec le soutien tacite de la mairie et de la police.

Comme à Whitecave, je vois des flèches d’église, des croix, des édifices où les gens se rassemblent et vénèrent Dieu. Je vois Ses fidèles croyants aux yeux exorbités qui veulent infliger une mort horrible à tous ceux d’entre nous qui ne sont pas des leurs.

Nous passons tout près – à portée de main ou de crachat – de membres du Klan que mon père reconnaît et me désigne. Ils ont un air bien à eux, me dit-il, forcé de me parler à l’oreille à cause du vacarme. Ce sont les miroirs de cette communauté, des individus qui grondent et suintent la haine. Les femmes crachent du venin et nous lancent leurs projectiles verbaux. Telles ces fées malfaisantes qui annonçaient la mort, telles des sorcières échappées des ténèbres médiévales, elles nous crient : Crevez, sales négros – crevez !

Crevez, allez pourrir en enfer, noyez-vous dans vos égouts, brûlez dans le feu éternel de Satan, soyez maudits, vous êtes des singes, pas des humains. Sans discontinuer, les insultes et les malédictions pleuvent sur nous comme un exorcisme de leur fabrication censé chasser le mal, sauf que ces gens ont l’impression de faire le bien en exprimant leur profond désir de pureté raciale.

Je n’ai pas besoin de demander ce que je fais ici. C’est simple : je suis un des manifestants. Et ceux qui hurlent contre nous sont dans l’autre camp.

Comme de la mélasse coulant vers un centre tout blanc, crémeux et mousseux, nous nous déversons dans le square principal. Notre colonne, toujours en rang, a reçu l’ordre de ne pas réagir bien qu’elle soit entourée par un maelstrom de Blancs qui beuglent, vocifèrent, crachent en se refermant sur nous comme s’ils voulaient nous écraser par la supériorité de leur masse et l’immensité de leur rage. Tels les anges exterminateurs de Dieu qui vont bientôt nous rayer de la surface de Sa bonne Terre.

La foule retient son souffle au moment où nous arrivons. Puis c’est un grand hurlement, un rire qui éclate comme un gloussement collectif – on dirait des patients qu’on vient de lâcher d’un asile de fous.

Et nous qui sommes dans la colonne en comprenons bientôt la raison : la statue du soldat sudiste sur son socle de marbre est gardée par des hommes en uniforme rayé. Qui brandissent des matraques. Et qui sont noirs comme la quasi-totalité d’entre nous, à part moi et une poignée de Blancs du Nord venus s’associer à ce juste combat.

Allez-y, maintenant, les négros, battez-vous entre vous comme toujours ! Egorgez-vous les uns les autres ! Ça nous facilitera la tâche. Et si vous êtes pas déjà dans vos tombes, vous irez les rejoindre dans pas longtemps !

La rumeur nous parvient en un clin d’œil : on a amené des prisonniers, des détenus noirs du sinistre pénitencier Parchman Farm pour garder le symbole de la suprématie blanche, celle de ce fier soldat sudiste qui s’est battu contre la libération des Noirs et qui, à l’époque où le pays se déchirait en deux à ce sujet, était prêt à mourir pour ne pas voir l’esclavage aboli. On sait que les manifestants ne se dresseront pas contre d’autres Noirs, encore moins si ce sont des détenus, mais on espère pourtant nous voir rompre les rangs et nous lancer dans une guerre civile.

Un fourgon de police arrive et des flics débarquent de l’arrière avec de gros chiens tenus en laisse, ce qui transforme les vociférations de la foule en cris de joie gutturaux. Les clebs aboient et tirent sur les laisses tandis que des êtres humains à la peau pâle leur beuglent de nous dépecer, de nous arracher la gorge, d’avaler nos couilles noires, de se repaître de bidoche nègre. Comme s’ils étaient spécialement entraînés pour n’attaquer que de la peau foncée, les chiens écument et le manque rend leurs yeux fous.

 

Quand mon père m’a demandé si je souhaitais me joindre à une marche de protestation, j’ai eu peur, oui, bien sûr. Et pas seulement peur ; j’étais aussi gêné de soutenir une cause sans avoir gagné mes galons – de ceux qu’on obtient sous les lanières du fouet.

Marion Williams, la femme du pasteur de Piney Woods, a entonné un chant au pied de la statue. Un negro-spiritual, un chant chrétien qui louait Dieu et qu’on pouvait faiblement entendre bien qu’il soit presque noyé dans le tumulte. Il me suffisait de garder les yeux fixés sur la silhouette de la grande femme dressée sur les marches de pierre et de bouger mes lèvres en même temps que les siennes quasiment réduites au silence, pour savoir que nos voix résonnaient comme si elles venaient du haut des montagnes. Voilà comment je sentais les choses.

Voilà comment je me sentais, moi, un Maori qui passait ici pour blanc aux yeux de la plupart des gens. Mais qui était aussi le fils de cet homme près de moi dont le bras entourait mes épaules. Sa voix était également assourdie, mais je pouvais sentir les vibrations de ses cordes vocales entrer dans mon corps et me rendre plus fort. Me soulever.

Elles me disaient aussi : Il se peut que ce soit l’une des dernières fois, mon fils. Alors fais-en un moment de vrai courage. De véritable amour entre nous et pour l’humanité qui souffre.

Tous mes instincts sentaient cela, même si mon esprit refusait de le mettre en mots.

Nous n’avions pourtant pas l’impression que la populace allait nous attaquer. A cause de la présence de la presse nationale et du grand nombre de militaires de la National Guard lourdement armés. A cause aussi du soutien de camarades blancs venus du Nord et qui, poussés par leur culpabilité et leur sens du devoir à l’égard de concitoyens américains, avaient enfin décidé d’agir. J’avais néanmoins l’impression qu’un processus final s’était déclenché et que, comme tout événement inévitable, il s’accomplirait.

C’était peut-être pour ça que je n’arrêtais pas de m’essuyer les yeux alors que je n’avais pas de raison réelle de pleurer, tandis que les autres continuaient à chanter, à sourire et à chalouper joyeusement.

J’ai regardé mon père et j’ai eu le sentiment qu’il s’était un peu éloigné, alors qu’en fait il s’était tellement rapproché de moi que mon bras lui encerclait presque la taille.

Alors qu’il s’était mis à me sourire du haut de l’imposante stature que lui avaient donnée non seulement son expérience du Sud, mais aussi la guerre qu’il avait livrée pour cette nation et sa relation amoureuse avec ma mère. Et, aussi – tout cela débordait de sa personne –, j’ai eu la certitude qu’il était en train de me dire au revoir. Il n’allait pas partir à l’instant même, ni dans la minute ni ce jour-là. Mais dans quelque temps, bientôt.