JE SUPPOSE QUE LE FAIT d’avoir connu Jess a changé ma perception d’Henry. J’ai mesuré à quel point notre lieu de naissance et notre culture nous façonnent.
Henry a changé, lui aussi : il vit désormais selon un code de conduite plus élevé. Nous nous sommes parlé, depuis que ma mère l’a quitté, mais nous ne serons jamais proches ; comment serait-ce possible après toutes ces années où il a gardé le silence ?
Il ne mentionne jamais ma mère. J’apprends pourtant par la bande qu’il s’est rendu à l’idée qu’elle était très différente des villageoises ordinaires de Waiwera et qu’ils n’avaient jamais été faits l’un pour l’autre. Il n’est pas du genre jaloux, en tout cas pas de l’argent de Ralph. Et comme il ne peut pas voir comment ma mère a changé, il ne saura pas à quel point elle est plus heureuse. A mes yeux, elle a toujours été belle, mais je jure que vivre avec Ralph l’a rendue encore plus belle.
Ma sœur Wiki projette d’épouser Chud un de ces jours. Chud est différent – il ressemble davantage au garçon que j’ai bien connu petit, mais c’est désormais un homme. Je ne suis pourtant pas sûr qu’il réussira à vaincre l’influence de ses parents qui, tous deux, restent des ivrognes et sont depuis peu en mauvaise santé. Il me semble que c’est comme être noir aux Etats-Unis : on a tout contre soi. Mais qui sait ? S’il fait assez d’efforts, il pourrait s’en sortir.
Isobel et son mari se sont séparés. Elle est venue me dire au revoir et nous avons fait l’amour une dernière fois. Mais ce n’était plus pareil. Elle est partie s’installer à Auckland. Son fils a quitté notre groupe, et il est allé lui aussi à Auckland où il a créé sa propre formation. Nous évoluons dans des directions différentes et, en tout cas, de nous deux c’est lui le meilleur musicien.
Chaque fois que je suis avec Giselle, je remercie un peu Isobel pour ce qu’elle m’a appris sur la manière de vraiment aimer une femme. J’ai souvent emmené Giselle visiter nos terres couvertes de fumerolles, et j’y découvre toujours quelque chose de nouveau. Une fissure qui s’est élargie, le vieux bassin circulaire où nous nous baignions qui a fini par succomber à un effondrement de terrain pour se transformer en cuvette desséchée. Nous nous arrêtons toujours chez Merita qui a encore assez d’esprit pour assaillir Giselle de questions sur son pays et pour la complimenter sur sa beauté. Elle la compare à ma mère et les met toutes deux à égalité. Elle est ravie, dit-elle, que ma mère soit allée vivre avec Ralph – regarde comme elle a changé. Je suis d’accord avec elle. Ma mère est devenue une autre personne. Ma mère spéciale.
Merita, qui, à plus de quatre-vingts ans, est en grande forme, estime que Lena a enfin réalisé son potentiel. Elle avoue qu’elle avait un peu adouci l’amère potion que nous sert la vie en me faisant croire que mes ancêtres maoris étaient de haute lignée. Maintenant, tu es assez fort pour accepter d’être ordinaire – ce qui n’est pas si mal, pas vrai, Yank ? Merita souligne ce que j’avais déjà remarqué : que Barney, maintenant qu’il a récupéré sa voix, ne veut plus se taire et qu’il est bien trop avide de public. Mais il faut de tout pour faire un village.
Quand je croise Henry à Waiwera, nous bavardons et parfois nous prenons une bière à son hôtel.
J’entends encore Marion chanter Take my Hand, Precious Lord. Dans sa lettre, elle me disait qu’elle l’a chanté quand on a fait descendre le corps de mon père du poteau téléphonique qui avait été sa croix. Comment pourrais-je affirmer que son Dieu n’a pas exaucé sa prière ? Et même si Dieu ne l’a pas écoutée, les gens qui se sont occupés du dernier voyage de mon père se souviendront du courage de cette femme et de son chant d’hommage.
Peut-être, un jour, je poursuivrai mon rêve et j’irai à New York. Et de là à Whitecave où je trouverai l’endroit où mon père est enterré. Je rendrai visite aux braves gens de Piney Woods, en particulier à Marion.
Mon père continue à vivre en moi. Quand j’aurai des enfants, je donnerai au premier le prénom de son grand-père. Si c’est une fille, je l’appellerai Jessie.
De temps à autre, je prêterai l’oreille pour entendre ta berceuse, mon Vieux. Trois cents ans à éclore. Et je suis, moi aussi, très heureux que tu sois entré dans ma vie.
Ton fils, Mark.