INTRODUCTION
Bajazet a été représenté à l'Hôtel de Bourgogne le 5 janvier 1672. La Champmeslé et la d'Ennebaut se partageaient les deux principaux rôles féminins ; mais les témoignages contemporains ne permettent pas de décider sur ce partage. Il est certain, en revanche, que Champmeslé jouait Bajazet, La Fleur Acomat et Hauteroche Osmin. La pièce fut imprimée très vite et parut le 20 février. Son succès fut immédiat. Donneau de Visé, dans le Mercure galant du 9 janvier, est obligé d'en convenir, tout en multipliant les pointes satiriques contre une œuvre trop galante pour évoquer de façon vraisemblable les mœurs de la Turquie. Mme de Sévigné, avant de l'avoir vue, écrit qu'elle « enlève la paille », autrement dit qu'elle est excellente (lettre du 13 janvier) ; après avoir assisté à sa représentation, elle change d'avis : Racine n'égalera jamais Corneille (lettre du 15 janvier). Tout le clan des Cornéliens, et Corneille lui-même, ont exprimé les mêmes réserves sur la nouvelle tragédie de Racine.
L'œuvre n'avait pas pourtant de quoi scandaliser le public ni la critique. D'abord parce qu'elle correspondait à des intérêts actuels : en 1670, Molière avait donné son Bourgeois gentilhomme où était discrètement évoquée la visite en France de l'ambassadeur de Mahomet IV, Soliman Aga. La même année l'Histoire de l'Empire Ottoman de Rycaut (1669) était traduite en français et publiée chez l'éditeur Mabre-Cramoisy. Pour les Français du XVIIe siècle, le monde ottoman est à la fois séduisant et inquiétant. Il apparaît comme l'héritier (par la force) de la civilisation byzantine. Son armée semble pratiquement invincible. Sa civilisation où la femme « enfermée » s'abandonne, croit-on, à des intrigues passionnées et cruelles, est paradoxalement fascinante. On garde encore le souvenir de Soliman le Magnifique, et de son alliance avec François Ier (les « Capitulations » de 1536). On sait bien sûr que la victoire des Espagnols sur les Turcs à Lépante (1571) a été suivie d'une décadence de près d'un siècle. Mais on sait surtout ce qu'a été le redressement de la puissance ottomane sous le cruel mais efficace Mohammed IV, secondé par son cinquième grand vizir Koeprili, les quatre premiers ayant été sacrifiés au caprice du terrible sultan. Quand Racine donne son Bajazet, les Turcs sont encore maîtres d'une grande partie de la Hongrie ; ils viennent de s'emparer de la forteresse Crétoise de Candie. C'est beaucoup plus tard, en 1683, que le roi de Pologne Jean III Sobieski, les arrêtera aux portes de Vienne.
Les dramaturges du XVIIe siècle ont souvent évoqué l'histoire des Turcs. En 1402, le sultan Bajazet Ier était fait prisonnier par Tamerlan : l'épisode, évoqué dans la tragédie de Racine (II, 1, v. 455 et suiv.), avait été porté au théâtre par Jean Magnon (Le Grand Tamerlan et Bajazet, 1648). En 1553, Soliman le Magnifique faisait exécuter le prince Mustafa à l'instigation de la sultane Roxelane : le personnage est nommé par Racine (v. 463 et suiv.) ainsi que celui de Roxelane ; mais il ne parle pas de la mort de Mustafa, qui avait inspiré cependant plusieurs poètes, dont Jean Mairet (Le Grand et dernier Soliman, 1639). En 1622, le sultan Osman était mort étranglé à la suite d'une révolte des janissaires : cet assassinat est rappelé par Racine (v. 487 et suiv.) ; c'était le sujet d'une tragédie de Tristan L'Hermite représentée en 1647.
Les romanciers eux aussi ont volontiers exploité l'histoire turque. Madeleine de Scudéry publiait en 1641 Ibrahim ou l'illustre Bassa, dont son frère Georges tira deux ans plus tard l'inspiration d'une tragi-comédie du même titre : c'est l'histoire d'un généreux renoncement de Soliman en faveur de son grand vizir. En 1656, Segrais publiait un recueil de nouvelles sous le titre général de Divertissements de la Princesse Aurélie. La dernière de ces nouvelles, Floridon ou l'Amour imprudent, était consacrée à l'histoire de Bajazet, contée à partir du témoignage de M. de Césy, ancien ambassadeur à Constantinople. La mort de Bajazet (1635) était alors toute récente, et le récit de Segrais paraît bien informé. En voici une analyse, inspirée par la belle édition de N.-M. Bernardin (1882). « Contre la cruelle coutume des Ottomans, qui ne parviennent jamais à l'Empire qu'ils ne fassent mourir tous leurs frères », Amurat laisse vivre en prison « le stupide Ibrahim » et Bajazet, son demi-frère, dont il admire « la beauté, la vertu et la bonne grâce ». Bajazet est protégé également par Roxane, mère d'Amurat, qui n'a guère que « treize ou quatorze ans de plus que son fils ». Pendant qu'Amurat est « dans les périls de la guerre », Roxane s'éprend de Bajazet et le vieil eunuque Achomat conseille au jeune homme la complaisance. Une jeune esclave de 17 ans, Floridon, est confidente des amours de Bajazet et de Roxane. Elle tombe amoureuse du jeune homme, qui répond à ses sentiments. Roxane découvre leurs amours, mais autorise Bajazet à passer avec elle un seul jour par semaine. Amurat, à la suite d'une révolte de son armée visant à porter Bajazet au pouvoir, envoie auprès de Roxane un émissaire avec l'ordre de le mettre à mort. Roxane fait tuer l'émissaire. Mais, apprenant peu après que les visites de Bajazet à Floridon se font plus fréquentes, elle obéit aux ordres réitérés d'Amurat et fait étrangler Bajazet. Elle pardonne pourtant à Floridon, la reprend auprès d'elle, et s'attache à l'enfant que la jeune fille a mis au monde et qui est fils de Bajazet. Plus tard, cet enfant sera fait prisonnier à La Mecque par les Chevaliers de Malte.
Le schéma qui associe passion et politique et oppose une femme puissante et passionnément amoureuse d'un jeune homme qui en aime une autre se retrouve dans d'autres cadres que le cadre turc : dans un roman comme Cassandre de La Calprenède (1642-1645) où l'intrigue entre Roxane, veuve d'Alexandre, et Oroondate, prince de Scythie, préfigure celle de Bajazet ; dans la tradition mythologique également : le sujet de Bajazet est tellement proche de celui des Hippolyte de la tradition qu'on peut considérer la tragédie comme un premier crayon annonçant Phèdre. Le thème est également proche de celui d'Atys aimé de la déesse Cybèle et amant de la belle Sangaride : Ovide avait conté cette histoire tragique au livre IV des Fastes. Lulli et Quinault devaient en faire un opéra, créé à Saint-Germain en 1676, et dont Racine s'est souvenu dans Phèdre. Mais l'histoire fournissait aux auteurs tragiques des thèmes comparables : en 1643, Rotrou avait mis au théâtre, avec Bélisaire, l'injuste condamnation du général de Justinien dénoncé par l'impératrice Théodora qui n'a pu triompher de son amour pour la douce Antonie. En 1644, Tristan L'Hermite avait donné La Mort de Chrispe, qui conte les vicissitudes du fils de Constantin, poursuivi par les avances indiscrètes et le désir de vengeance de l'impératrice Fauste. Enfin, en 1664, Corneille avait donné Othon : dans cette tragédie, Camille, nièce de l'empereur Galba, est amoureuse du sénateur et futur empereur Othon, qui ne répond pas à ses sentiments, mais qui, s'il la refuse, s'expose à la mort. Othon aime la fille du consul Vinius, Plautine, qui est elle-même, en dépit de sa jalousie pour Camille, prête à se sacrifier pour lui. Malgré un dénouement tout à fait différent, Bajazet doit beaucoup à Othon : Bajazet est proche du héros de Corneille, Roxane de Camille et Atalide de Plautine.
Racine a gardé plusieurs éléments des intrigues qu'on vient d'évoquer : un couple persécuté par un héros ou une héroïne animé par une passion indiscrète et menaçante (on se trouve ici à mi-chemin entre Britannicus et Phèdre) ; un héros poursuivi par deux femmes amoureuses et jalouses, quand l'une devrait se situer au-delà de la jalousie (Roxane n'est pas aimée, et elle le sait) et l'autre en deçà (Atalide est aimée, et elle le sait) ; une situation où la fragilité humaine s'exprime sous trois formes en trois personnages différents (l'amant « naïf », l'amoureuse possessive, l'amante timide). Ce genre d'intrigue et ce type de distribution peuvent certes faire penser à la pastorale du début du siècle. Mais chez Honoré d'Urfé et ses successeurs le schéma pastoral suppose des souffrances et des épreuves qui jamais n'interdisent l'espérance, même si parfois elles inspirent le renoncement. Ce n'est pas plus le cas ici que dans l'ensemble des tragédies de Racine, où l'on ne peut vivre sans vouloir posséder ce qu'on aime tout en sachant qu'on ne le possédera jamais.
Dans Bajazet, le poète dramatise l'histoire qu'il trouve dans ses sources en imposant à ses personnages deux types de sujétion politique, en suivant sans doute l'exemple du Corneille d'Othon, mais aussi en exploitant l'expérience acquise avec Britannicus. Roxane, contrairement à Pyrrhus ou à Néron, ne bénéficie que d'une délégation de pouvoir. En principe, elle est dominée par le sultan Amurat qui, tout absent qu'il est, est l'arbitre de sa vie comme de celle de son demi-frère Bajazet, et qui envoie, au cours de la tragédie, plusieurs émissaires successifs pour faire périr un rival redoutable et finalement une « ingrate ». Amurat est à la fois une menace pour Roxane amoureuse et une arme de chantage pour Roxane refusée par le jeune héros. C'est, historiquement, le point de départ de ce qu'on pourrait appeler « l'affaire Bajazet ». La menace est permanente et devient urgente. Mais elle ne suffit pas à donner l'impulsion à la tragédie. Racine sera plus sobre dans Phèdre, où la passion seule, et spontanément exprimée, fournira le point de départ du drame. À cette intrigue politique sûrement historique Racine en joint une autre, peut-être imaginaire mais non invraisemblable, dont Segrais lui fournit les premiers éléments : il s'agit du projet d'Acomat, vieil eunuque et conseiller intéressé chez le romancier, grand vizir et machiniste du drame chez le dramaturge.
Acomat a un programme extrêmement précis et nuancé. Sachant qu'Amurat le craint et le hait (attitude « normale » d'un sultan à l'égard de son grand vizir), et souhaitant profiter de son absence pour s'assurer le pouvoir et la sécurité, il entend compromettre la Sultane aimée avec Bajazet, faire reconnaître le jeune prince comme sultan et épouser la princesse Atalide, cousine d'Amurat, ce mariage devant lui assurer une autorité incontestable. Malgré ses désillusions successives, il est décidé à poursuivre jusqu'au bout avec ses « fidèles amis » (v. 1717). Acomat est donc avant tout un « politique ». Il est à la tragédie ce qu'est Scapin dans Les Fourberies.
Roxane est dominée par la passion. Son amour pour Bajazet est désir profond du bonheur qu'elle croit avoir mérité en raison des bienfaits rendus à ce prince. Quand elle pressent que son sentiment ne peut être payé de retour, au début de l'acte II, le dépit prend la place de la passion amoureuse : elle s'imagine capable de haïr celui qu'elle aime et de lui infliger le châtiment que lui permet d'exercer la délégation de pouvoir reçue d'Amurat. Enfin, au dernier acte, quand elle est informée des sentiments mutuels d'Atalide et de Bajazet, la simple jalousie l'emporte, qui implique haine de la rivale Atalide et ultime illusion, celle de regagner le cœur de Bajazet en sacrifiant sa maîtresse. La tragédie de Roxane est celle des illusions mortelles.
La tragédie d'Atalide est celle de la tendresse. C'est elle qui apparaît le plus souvent sur la scène (23 fois contre 19 pour Roxane). Son caractère est au moins aussi complexe que celui de sa rivale, mais il s'exprime tout autrement : dénuée de véritable pouvoir, elle est condamnée à jouer de la feinte et des remises ; amoureuse, elle accepte un sacrifice qu'elle croit l'ultime moyen de sauver Bajazet. Elle évolue entre l'amour héroïque, l'amour jaloux, le remords et la souffrance inquiète. Chaque acte est marqué pour elle par une épreuve : en I, 4, ayant appris le dessein de Roxane et l'appui qu'elle attend de celle dont elle ne sait pas encore qu'elle est sa rivale aimée, Atalide se juge perdue, que Bajazet « se perde » ou qu'il ait « soin de sa vie » ; en II, 5, à la situation insupportable qui est la sienne elle ne voit que la fausse solution des demi-réponses et des faux-fuyants ; en III, 6, quand la grâce de Bajazet a été prononcée, sa maladresse jette le doute dans l'esprit de Roxane ; à l'acte suivant, son évanouissement à la lecture de la lettre d'Amurat ordonnant la mort de Bajazet fait découvrir par Roxane le billet amoureux du prince à sa bien-aimée ; au dernier acte, après le faux espoir suscité par la nouvelle de la mort de Roxane, l'annonce de celle de Bajazet, l'« amante éperdue » se donne elle-même la mon. La tragédie de la tendresse s'est muée en tragédie du sacrifice.
Le héros éponyme de la tragédie est le personnage qui y paraît le moins. Il n'est point le jeune amoureux fade qu'on fait quelquefois de lui, mais une âme forte, un « courage inflexible » (II, 3), qui a lutté pour obtenir le pouvoir à partir des espoirs que l'appui de Roxane a pu lui permettre. Il a déjà un passé de guerrier :
« La mort n'est point pour moi le comble des disgrâces. J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces »,
rappelle-t-il à Acomat en II, 3. Il refuse toute forme de mensonge. Sa seule « faiblesse » est son amour pour Atalide. C'est tout cela qui le condamne et entraîne sa mort.
À travers ces intrigues, ces tentatives, ces élans divers, une unité peut se discerner si l'on voit dans les différents personnages de Bajazet, non pas des héros isolés, mais les divers éléments d'un ensemble tragique, image lui-même de la condition humaine.
Un premier point est évident : la « politique » y est condamnée, comme dans Britannicus, mais pour des raisons sensiblement différentes ; l'erreur du grand vizir, dont l'entreprise échoue, procède d'une double illusion : il n'est pas possible de « manier » les cœurs (pas plus celui d'un Bajazet que celui d'une Roxane) ; il ne l'est pas davantage de se rendre maître du temps et de l'espace (Acomat s'est trompé sur la situation réelle d'Amurat et de ses partisans) ; les conseils d'Atalide à Bajazet (feindre pour réussir) échouent comme les entreprises d'Acomat, parce que son amant n'est pas plus qu'elle-même capable de demeurer dans le mensonge : quand apparemment le prince y parvient, Atalide ne peut croire à cette feinte et le soupçonne de trahison. Les entreprises de la raison ne peuvent rien contre l'imprévu de l'événement et les caprices de la passion.
Le second enseignement de Bajazet est la dénonciation des passions : les ambitieux, les amoureux, les âmes vengeresses croient pouvoir concilier destinée et désir. Ils sont tous également déçus ; mais ils ne peuvent, ni se taire ni demeurer inactifs. Or toute parole et tout acte est mortel et précipite le dénouement fatal auquel on croyait pouvoir échapper.
Jacques MOREL.