Scène 3

BAJAZET, ACOMAT

ACOMAT

Seigneur, qu'ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !

Qu'allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?

D'où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?

Ô ciel !

BAJAZET

Ô ciel !Il ne faut point ici vous abuser.

Roxane est offensée et court à la vengeance.

Un obstacle éternel rompt notre intelligence.

Vizir, songez à vous, je vous en averti,

Et sans compter sur moi prenez votre parti.

ACOMAT

Quoi ?

BAJAZET

Quoi ?Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.

Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,

Et j'espérais un jour vous mieux récompenser.

Mais c'en est fait, vous dis-je, il n'y faut plus penser.

ACOMAT

Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?

Tantôt dans le sérail j'ai laissé tout paisible.

Quelle fureur42 saisit votre esprit et le sien ?

BAJAZET

Elle veut, Acomat, que je l'épouse !

ACOMAT

Elle veut, Acomat, que je l'épouse !Eh bien ?

L'usage des Sultans à ses vœux est contraire ;

Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère

Qu'aux dépens de vos jours vous deviez observer ?

La plus sainte des lois, ah ! c'est de vous sauver,

Et d'arracher, Seigneur, d'une mort manifeste,

Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.

BAJAZET

Ce reste malheureux serait trop acheté,

S'il faut le conserver par une lâcheté.

ACOMAT

Et pourquoi vous en faire une image si noire ?

L'hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?

Cependant Soliman n'était point menacé

Des périls évidents dont vous êtes pressé.

BAJAZET

Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie

Qui d'un servile hymen feraient l'ignominie.

Soliman n'avait point ce prétexte odieux :

Son esclave trouva grâce devant ses yeux,

Et sans subir le joug d'un hymen nécessaire,

Il lui fit de son cœur un présent volontaire.

ACOMAT

Mais vous aimez Roxane.

BAJAZET

Mais vous aimez Roxane.Acomat, c'est assez.

Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.

La mort n'est point pour moi le comble des disgrâces ;

J'osai tout jeune encor la chercher sur vos traces,

Et l'indigne prison où je suis renfermé

À la voir de plus près m'a même accoutumé ;

Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée.

Elle finit le cours d'une vie agitée.

Hélas ! si je la quitte avec quelque regret…

Pardonnez, Acomat ; je plains avec sujet

Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées

M'avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.

ACOMAT

Ah ! si nous périssons, n'en accusez que vous,

Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.

Tout ce qui reste ici de braves janissaires,

De la religion les saints dépositaires,

Du peuple byzantin ceux qui plus respectés

Par leur exemple seul règlent ses volontés,

Sont prêts de vous conduire à la Porte sacrée

D'où les nouveaux Sultans font leur première entrée43.

BAJAZET

Eh bien ! brave Acomat, si je leur suis si cher,

Que des mains de Roxane ils viennent m'arracher.

Du sérail, s'il le faut, venez forcer la porte ;

Entrez accompagné de leur vaillante escorte.

J'aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,

Que chargé malgré moi du nom de son époux.

Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,

Par un beau désespoir44 me secourir moi-même,

Attendre, en combattant, l'effet de votre foi,

Et vous donner le temps de venir jusqu'à moi.

ACOMAT

Hé ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,

Que Roxane d'un coup n'assure sa vengeance ?

Alors qu'aura servi ce zèle impétueux,

Qu'à charger vos amis d'un crime infructueux ?

Promettez. Affranchi d'un péril qui vous presse,

Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

BAJAZET

Moi ?

ACOMAT

Moi ?Ne rougissez point : le sang des Ottomans

Ne doit point en esclave obéir aux serments.

Consultez ces héros que le droit de la guerre

Mena victorieux jusqu'au bout de la terre :

Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi.

L'intérêt de l'État fut leur unique loi ;

Et d'un trône si saint la moitié n'est fondée

Que sur la foi promise et rarement gardée.

Je m'emporte. Seigneur…

BAJAZET

Je m'emporte. Seigneur…Oui, je sais, Acomat,

Jusqu'où les a portés l'intérêt de l'État ;

Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie,

Ne la rachetaient point par une perfidie.

ACOMAT

Ô courage inflexible ! Ô trop constante foi,

Que même en périssant j'admire malgré moi !

Faut-il qu'en un moment un scrupule timide

Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?