Scène 6

ROXANE, ATALIDE

ROXANE

De quel étonnement, ô ciel ! suis-je frappée ?

Est-ce un songe ? et mes yeux ne m'ont-ils point trompée ?

Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé

Qui semble révoquer tout ce qui s'est passé ?

Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue

Et qu'il ait regagné mon amitié62 perdue ?

J'ai cru qu'il me jurait que jusques à la mort

Son amour me laissait maîtresse de son sort.

Se repent-il déjà de m'avoir apaisée ?

Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?

Ah !… Mais il vous parlait : quels étaient ses discours,

Madame ?

ATALIDE

Madame ?Moi, Madame ? Il vous aime toujours.

ROXANE

Il y va de sa vie au moins que je le croie.

Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie,

Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer

Ce chagrin63 qu'en sortant il m'a fait remarquer ?

ATALIDE

Madame, ce chagrin n'a point frappé ma vue.

Il m'a de vos bontés longtemps entretenue ;

Il en était tout plein quand je l'ai rencontré,

J'ai cru le voir sortir tel qu'il était entré.

Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise

Que tout prêt d'achever cette grande entreprise,

Bajazet s'inquiète, et qu'il laisse échapper

Quelque marque des soins qui doivent l'occuper ?

ROXANE

Je vois qu'à l'excuser votre adresse est extrême.

Vous parlez mieux pour lui qu'il ne parle lui-même.

ATALIDE

Et quel autre intérêt…

ROXANE

Et quel autre intérêt…Madame, c'est assez.

Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.

Laissez-moi : j'ai besoin d'un peu de solitude.

Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.

J'ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,

Et je veux un moment y penser sans témoins.