Une chambre à soi


Le cœur d’Adélaïde cogne douloureusement, comme s’il avait été frotté avec du papier de verre. Pour autant, elle sourit en défaisant ses cartons. Elle a son lieu à elle, la voilà autonome, ici sera son royaume, ce deux-pièces est parfait bien qu’il soit minuscule. Ce qui écorche son cœur, c’est l’effet du divorce, même si Adélaïde en est à l’origine. C’est dans le tribunal que ça a commencé, depuis ses ventricules n’arrêtent pas de peler. Adélaïde le sent et pense que son cœur mue, derniers lambeaux de l’amour qu’elle avait pour Élias. Dessous, une peau toute neuve, en attente d’autres émois. L’enveloppe se trouve à vif d’être mordue par le vide. Personne ne pense à elle et elle ne pense à personne, depuis l’âge de quinze ans, c’est la toute première fois. Jusqu’ici elle quittait un homme pour d’autres bras, Adélaïde, toujours, a été amoureuse. Ces sept dernières années d’Élias, jusqu’à ce que la routine lui use l’âme et les nerfs.

 

Adélaïde déballe ses affaires et s’étonne que toute sa vie tienne dans si peu d’espace. Elle a quarante-six ans et ne possède rien mis à part plein d’habits et sept bibliothèques. Des Billy d’Ikea, qu’elle orne de guirlandes, de papillons sous cadre, de babioles mexicaines, de lampions japonais. Une paire de stilettos trône entre deux Pléiade ; deux passions dans la vie : les livres et les chaussures. Dans son ancien appartement, Adélaïde avait une chambre d’amis qui lui tenait lieu de dressing. Un double salon, un coin lecture. Tout ça, elle le devait à Élias, qui en était propriétaire. Avec son seul salaire, Adélaïde peut louer 35 m² dans le 20e arrondissement de Paris.

 

Elle a pris un lit de 1,20 mètre et le moins de meubles possible. Une table, quatre chaises, pas de canapé. Partout, les portants ploient, les malles débordent, le peu de placards implose. Les livres recouvrent chaque pan de mur, grignotant la surface au sol, s’imposant ci et là par piles, en table d’appoint ou en colonnes. Bottes, bottines et baskets : pyramides dans l’entrée ; dans les angles de la chambre s’amoncellent les sandales, ballerines et escarpins. Une impression de capharnaüm que rien ne pourra endiguer. Image d’une boutique de seconde main, sensation d’habiter un rayon d’Emmaüs. Adélaïde savait à quoi elle s’exposait, quitter Élias, c’était renoncer au confort, voir son niveau de vie chuter considérablement. Elle se veut seule et libre, désormais affranchie du carcan conjugal. Il est 20 h 50 et elle est bien contente d’avoir sauté le repas.

 

Le corps d’Adélaïde s’étend voluptueusement sur le lit de 1,20 mètre recouvert de coussins. Solitude inédite, poitrine gonflée d’ivresse. Ouverture du champ des possibles, l’avenir se fait accueillant et enfin mystérieux. Elle s’ennuyait avec Élias, chaque jour éternel recommencement. Il lui semble aujourd’hui, à ce moment précis, qu’elle a repris le contrôle, le contrôle sur sa vie, se permettant de repartir, pour de vrai, à zéro. Adélaïde jouit du silence, palpe cet instant en suspension. Elle a un peu le vertige, beaucoup d’excitation. L’inconnu lui est accessible, la voilà prête à s’y lancer.

 

Le mois d’août grimpe par la fenêtre, le silence est un peu moite, enveloppant, doucereux. Adélaïde observe ce qui sera le décor de ses mois, ou peut-être même années à venir. L’étroitesse de sa chambre la saisit au gosier. Elle se dit : Par pitié, des mois, pas des années. Aussitôt dans son crâne surgissent des scénarios permettant de la reloger. Un homme propriétaire d’un grand appartement, un homme juste locataire avec un bon garant, le numéro gagnant à l’EuroMillions. Adélaïde se dit, pour se donner du courage : Ce n’est que transitoire et au moins j’ai la paix.

 

Le téléphone ne sonne pas et les réseaux sociaux sont ce soir désertés. Adélaïde déjà a besoin de parler. Elle a rarement habité seule, jamais plus de six mois, et elle était plus jeune, ça remonte à si loin, la dernière fois avant Élias, elle vivait mal la solitude, tellement mal, elle touchait le fond de la piscine, avant Élias, la dépression. Se retrouver seule avec elle-même ne constitue pas le problème, le problème c’est l’absence d’amour. Adélaïde se dit : Je vais rencontrer quelqu’un. Elle ajoute à haute voix : Quelqu’un, c’est obligé. Dans son parcours ce serait logique, puisqu’elle a toujours enchaîné. Elle se demande qui dans cette ville lui sera bientôt destiné, elle hésite à se tirer les cartes, préfère ne pas savoir tout de suite. Adélaïde redoute de céder à la panique si la réponse s’étale tristesse et solitude. Elle veut se fabriquer ce soir un beau souvenir, sa première nuit toute seule, sa seconde partie de vie, son nouveau commencement.

 

Adélaïde se lève et met de la musique. Elle s’est fait une playlist qu’elle a nommée New Life, comme le morceau de Depeche Mode qui y figure en premier. Adélaïde est très sensible à la bande-son qui accompagne sa vie, elle choisit une chanson capable d’incarner ce moment particulier, une chanson sur laquelle va s’inscrire ce beau souvenir. Le Premier Jour d’Étienne Daho. Adélaïde se cale sur une chaise, son regard photographie le décor. Rester debout mais à quel prix/Sacrifier son instinct et ses envies. Ses yeux se heurtent aux murs de livres et à l’absence de canapé. Mais tout peut changer aujourd’hui /Et le premier jour du reste de ta vie / C’est providentiel. Adélaïde chante comme on prie, et l’espoir repousse les cloisons du minuscule deux-pièces. Les guirlandes et lampions scintillent, halos multicolores le long des étagères. La pénombre gomme ce qui encombre, par la fenêtre ouverte la lune vient et sourit.

 

Les muscles d’Adélaïde peu à peu se détendent. Les deux plus grandes causes de stress sont les séparations et les déménagements, les épreuves achevées, il lui semble que son corps a été roué de coups. Il lui reste une semaine avant de retourner au travail, elle se dit : Je serai prête, et songe à un bain chaud. Elle aimerait un rituel de purification, baignoire remplie de mousse aérienne et nacrée. Elle convoque les images de toutes les salles de bains qu’elle a eues dans sa vie. Qualité du carrelage, température, pression de l’eau. Combien d’appartements pour combien de compagnons. Ici, c’est une douche d’angle, elle se glisse dans un triangle aux parois plastifiées. Dans sa tête, ça défile, huit hommes et un mari, doubles vasques, moulures, combien de fois du parquet. L’eau coule et elle se cogne et soudain réalise qu’elle n’a pas de savon. C’est ce dernier détail qui vient de la faire craquer. Adélaïde s’effondre dans le cercueil de plastique. Si elle ne prend pas soin d’elle, personne d’autre ne le fera.

 

Adélaïde ne s’est jusqu’ici que très rarement occupée seule d’elle-même. Elle s’oublie fréquemment, c’est à cause du travail. Adélaïde est attachée de presse dans l’édition. Elle est passeuse, doit convaincre les journalistes d’écrire des papiers sur les livres de son catalogue. Elle doit aussi gérer les écrivains, s’immerger dans leur univers pour le restituer au mieux. Les accompagner lors de leurs interviews, et quelquefois de leurs déplacements en librairie ou en festival. Se rendre à des cocktails littéraires. Adélaïde souvent ne sait plus qui elle est, ni parfois ce qu’elle pense, à force d’être devenue, tout le temps, la voix des autres.

 

Adélaïde n’a pas de famille, tout le monde est mort et elle a dû refuser à chaque fois l’héritage pour ne pas rembourser les dettes. Adélaïde n’a pas d’enfants, ça ne l’a jamais intéressée. Si elle avait eu un enfant, elle serait moins seule mais emmerdée. Adélaïde ne regrette rien, chez elle c’est une question de principe. C’est toujours elle qui change de vie, elle est moteur et non victime. Elle a confiance en son destin, se croit protégée par Aphrodite. La déesse de l’amour ne l’a jamais lâchée, Adélaïde est sûre que très bientôt quelqu’un va venir à sa rencontre. Adélaïde a tort. Si elle tirait les cartes, elle en serait informée.

 

Adélaïde s’endort en oubliant son âge. Sa seconde partie de vie, elle semble l’envisager comme au temps de ses années de trentenaire ou d’étudiante. Adélaïde ignore qu’il y a bien moins d’hommes libres, elle n’y a pas pensé. Elle omet également le poids de la concurrence. Les fraîchement séparés préfèrent les femmes plus jeunes. Adélaïde sous peu sera brûlée par l’éveil.

 

C’est l’histoire d’une fleur bleue qu’on trempe dans de l’acide. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeune fille.