Adélaïde adore Noël, mais hélas elle est orpheline. Elle n’a plus de couple, plus de famille, personne avec qui partager la dinde et ensuite ouvrir les cadeaux. Elle marche dans les rues et se dit : Mon cœur est un sac à sapin. Adélaïde adore Noël, elle en a connu des somptueux, grâce à ses ex et leur famille. Sauf avec Élias, il n’avait plus que sa fille et avait toute fête en horreur. Adélaïde aurait aimé se rattraper cette année, un banquet surchargé et devant la cheminée des chaussettes débordantes. Pour la première fois de sa vie, elle n’a nulle part où se greffer. Ses amies le vivent comme une corvée, mais sont toutes au chaud en famille. C’est le 23 décembre, Adélaïde est seule et elle marche dans Paris pour faire semblant de vivre.
Évidemment, il ne neige pas. Il fait affreusement doux et le ciel est poisseux. Les passants se pressent, ils font leurs courses. Une femme au téléphone dit : Il me manque juste maman. Adelaïde la suit, pull ou parfum, fait des paris, l’inconnue achète une bougie puis se perd bientôt dans la foule. Adélaïde se demande ce qu’elle offrirait à sa mère si elle était encore vivante ; pull ou parfum, livre ou bougie. Est-ce qu’elle serait investie ou, à force, négligente, achat de dernière minute, il me manque juste maman. Bien entendu Adélaïde pense chaque Noël à ses parents, à sa grand-mère qui l’a élevée, à son enfance qui s’est achevée par un accident de la route. Mais cette année, c’est différent. Elle n’a que ses morts à qui penser, que ses morts avec qui réveillonner et personne ne lui fait de cadeau.
Adélaïde est en vacances et, durant une semaine, elle va être soustraite à toute interaction humaine. Pas un mot, un geste, un échange. Si ce n’est avec les commerçants. Elle pressent la venue de Madame la Dépression. Depuis des mois Adélaïde l’entend qui gratte sec à sa porte, elle sait que les gonds vont lâcher, c’est une question de jour et d’heure. Adélaïde marche loin de chez elle. Elle est désemparée et appelle Vladimir. Il lui prend le bras et aussitôt lui demande : Chérie, dis-moi ce qui te ferait plaisir.
Adélaïde ne veut plus être seule, elle y a longtemps réfléchi, elle va reprendre un animal. Xanax est mort il y a deux ans, c’était un siamois épatant, elle a mis du temps à s’en remettre, ils avaient partagé quinze ans de vie. Le chagrin que ça lui a fait, elle ne sait pas comment le raconter. C’est comme si on lui avait découpé un gros cube de viande dans le cœur, tailladé l’âme, mordu la nuque. De la mort de Xanax, elle ressent encore la douleur, mais elle n’a plus envie de pleurer. Il est mort dans ses bras en hoquetant d’effroi, ses yeux se sont vitrés. Adélaïde ne savait pas quoi faire du corps, où l’enterrer, le conserver, qui appeler pour l’incinérer, il était 21 h 30, Élias l’a mis dans un grand sac et l’a descendu aux ordures. Son petit chat mort aux ordures, c’est comme ça que ça s’est terminé. Adélaïde se demande encore si elle aurait voulu qu’Élias mette le cadavre dans le frigo et contacte un taxidermiste. Ou qu’ils apportent la dépouille au vétérinaire, le lendemain, pour obtenir plus tard une urne. Une urne qu’elle rangerait où, elle ne voit pas très bien. Ils auraient pu conserver le corps, faire une demande, construire une tombe dans un cimetière pour animaux. Adélaïde jamais ne se rend sur la tombe de ses propres parents, elle n’en perçoit pas l’intérêt. Son petit chat est mort, c’est dur, c’est comme ça, fini, terminé.
Adélaïde s’est décidée, oui, elle va reprendre un animal. Un chat, bien sûr, un chat siamois. Pas oriental, trop anguleux. Un siamois thaï, c’est ça qu’elle veut. Comme feu Xanax, de grands yeux bleus, un caractère quasi canin. Adélaïde a pour les chats des goûts plus arrêtés et précis que pour les hommes, à l’exception de Vladimir. Elle fait une pause dans un café, chocolat en terrasse chauffée, ce jour peut devenir important, elle en parle avec Vladimir. Sur son smartphone, elle se renseigne. Sur Le bon coin, peu de chats siamois, ou alors en banlieue lointaine. Elle a jadis acheté Xanax dans une animalerie qui, contrairement à ses voisines du quai de la Mégisserie, n’a pas fermé pour raisons sanitaires. Elle se dit que cette fois, elle voudrait une femelle. Elle aimerait éviter toute forme de comparaison potentielle. Vladimir est d’accord, il lui conseille d’appeler. Ses mains tremblent, elle demande, ils ont trois chats siamois, un mâle et deux femelles. Adélaïde sourit et s’engouffre dans le métro.
Durant tout le trajet, elle cherche comment nommer celle qui sera sa compagne en seconde partie de vie. Elle a déjà listé des noms, avec la lettre P elle obtient Pétronille, Parrhèsia, Pleurésie, Prozac c’est trop commun, Prudence, Phoebe et Paige beaucoup trop connoté. Ce sera Perdition, le mot s’est imposé. Le cœur d’Adélaïde s’emballe, ça ne lui est pas arrivé à ce point depuis une éternité. Elle a des bouffées de joie arrivée au pont Neuf. Elle approche de l’animalerie en abandonnant Vladimir, dans sa tête elle répète : J’arrive, je viens te chercher, ma petite Perdition.
Dans son box vitré, Perdition s’est dressée au milieu des chatons. Adélaïde pénètre dans la boutique, demande où sont les chats siamois et rejoint aussitôt Perdition. Elle a quatre mois, son passeport est hongrois, et dans les bras d’Adélaïde ses ronronnements sont si puissants qu’ils lui font un massage cardiaque. En apprenant que le chat lui a coûté un SMIC, Élias pétera un plomb. Adélaïde, elle, sera heureuse. Et se félicitera d’avoir quitté Élias sans qui cette rencontre n’aurait pas eu lieu.
Le 24 décembre, peu avant 22 heures, Adélaïde traîne près du pont de l’Alma, espérant qu’il se produise un truc comme dans une chanson de Barbara. Personne ne lui dit : Joyeux Noël, alors elle rentre chez elle jouer avec le chaton. Ce faisant elle longe les immeubles, partout les fenêtres sont éclairées, on devine les gens attablés, le cœur d’Adélaïde se serre. Elle veut fumer une cigarette, le vent ne fait qu’éteindre son briquet, elle pense très fort à La Petite Fille aux allumettes, n’ose pas prononcer un seul vœu. Dans le métro désert, deux couples et une jeune fille. Dans leur sac, des cadeaux. Adélaïde ce soir se sent vraiment très seule. Elle comprend que c’est ça qui l’attend désormais, être exclue des rituels sociaux, elle n’a pas fait de famille, elle n’a pas de famille, elle n’est pas attendue, n’a de lien qu’avec le vide, et dans le creux de son ventre, le vertige la dévore. Elle supplie les déesses de ne pas l’abandonner. Elle a fait le choix de quitter Élias, Élias que les déesses lui avaient envoyé. Qu’au bout de neuf ans elle se lasse, Aphrodite en est peut-être vexée. Adélaïde s’imaginait retrouver si vite d’autres bras, elle se dit que ça fait six mois, six mois qu’on ne l’a pas désirée, le chiffre est mince, au fond, grotesque. Adélaïde s’en veut, de ce manque d’autonomie affective. Elle cajole Perdition, s’émerveille un instant, se console en se disant : Ce chat est mon cadeau. Le célibat lui pèsera, mais plus la solitude. Dans le minuscule deux-pièces, une vie s’agite à ses côtés, modifiant la déco, s’agrippant aux rideaux, provoquant ci et là l’éboulement des fragiles pyramides de chaussures. Elle s’endort, Perdition ronronne contre sa joue.
Le 25, Adélaïde le passe au téléphone. Judith est en Savoie, au milieu de nulle part, au sein de sa belle-famille. Ils sont plus d’une quinzaine et ses nerfs vont lâcher. Sa petite de neuf ans a reçu cinq Barbie, et elle un nécessaire à manucure. Au moment de la bûche, ils ont parlé du voile et elle s’est emportée, la mère de François a dit : Parles-en aux Iraniennes. Hermeline dans les Alpes a passé le repas avec ses parents ivres et sa grand-mère Jacqueline qui perd un peu la boule, son oncle lui a demandé si elle comptait se marier maintenant que c’était permis aux gens comme elle. Bérangère chez ses propres parents accueillait pour la première fois la petite amie de son fils, auto-entrepreneuse très fière de sa start-up, ayant pour ambition d’accumuler de l’argent. Elle croyait que Bérangère avait fait sa carrière dans son agence bancaire par vocation, elle a été déçue. Depuis, tous les deux avec son fils, ils la regardent d’un drôle d’air, comme si elle avait complètement raté sa vie. Clotilde écrit un livre, pour elle, être sans famille, parfaitement isolée, est une bénédiction. Elle profite que Paris soit vide et au ralenti. Ses voisins font l’amour quasi quotidiennement, ça lui colle le cafard, là ils sont en vacances. Aucune d’entre elles ne sera disponible le 31.
La Saint-Sylvestre sera rude en dépit de Perdition. Toutes ces dernières années avec Élias, ils restaient terrés, seuls, il n’y avait pas de fête. Sa frustration était énorme, Adélaïde veut se rattraper. Hélas elle a reçu très peu d’invitations, et les plans qui se profilent promettent d’être faisandés. Par mail et SMS, un grand dîner vegan, une soirée sans chaussures et sans cigarettes, un concert dans un squat du côté de Sartrouville. Elle dîne de foie gras truffé devant son ordinateur, elle regarde une série, le chaton sur les genoux. Perdition, pleine de miettes, a les oreilles mouillées.
Adélaïde accepte, accueille et fait le deuil. Elle se dit : Dans mon cœur je m’invente Vladimir, et c’est déjà pas mal, ça peut être suffisant. La première nuit de l’année, elle rêvera qu’elle est seule et qu’elle longe une falaise. Que Perdition surgit et qu’elle manque de tomber. La première nuit de l’année, elle sautera de la falaise, Perdition dans les bras, un sourire sur les lèvres, le soulagement au cœur. Au réveil elle aura, bien sûr, tout oublié.