Pour commencer l’année dans de bonnes conditions, Adélaïde s’en remet à ses résolutions. Elle ne compte pas faire de sport, ni devenir vegan, mais marcher un petit peu et surtout manger bio. L’idée lui est venue parce qu’elle a mauvaise mine, au point que ça doit venir de l’alimentation. Elle boit beaucoup de Coca sans sucre, est à trois pizzas par semaine, a oublié le goût des pommes crues. Elle s’en est donc remise aux conseils de Bérangère, qui se nourrit de légumes frais et use des circuits courts. C’est ainsi qu’aujourd’hui, pour la toute première fois, elle pénètre dans le temple des marchands de quinoa.
La boutique est austère mais bien achalandée, il s’agit finalement d’un petit supermarché, Adélaïde pourtant est très impressionnée. Au milieu des produits qu’elle ne reconnaît pas, elle se sent une touriste. Les gens ont tous leur propre tote bag, Adélaïde n’a pas de sac, ici pas de panier en plastique, elle n’ose pas demander et aussitôt panique tant tout lui semble hostile, parfaitement étranger. Les dreadlocks du caissier s’agitent sans le moindre bruit. Il n’y a pas la radio, il n’y a pas de musique. Le caddie d’une femme couine, Adélaïde hésite, est-elle prof d’arts plastiques ou bien intermittente. Adélaïde l’observe, de la farine de lentilles, des galettes de soja, elle n’aura pas d’indices. La roue voilée s’éloigne, Adélaïde décrypte le rayon plats préparés. Elle se demande si l’épeautre ça a le goût de l’orge et si elle sera capable d’avaler cette bouillie. Les brosses à dents en bois la toisent, elle pense à des échardes qui lui mordent les gencives, ça lui fait des frissons comme le crissement d’un ongle le long d’une grande ardoise.
Cela fait moins de six minutes qu’elle est dans le magasin, mais il est évident qu’elle a envie de mourir. Elle essaie de comprendre ce qui ne va pas chez elle, ça ne peut que venir d’elle, elle en est bien consciente. Ces gens sont du côté de la raison, du bien-être, ils respectent leur corps autant qu’ils le protègent et protègent la nature. Bérangère lui a dit que l’enseigne était parfaite, suggéré baies et graines, donné la marque d’une levure. Adélaïde se cogne aux étals et flotte entre le boulgour et le jus de betterave en promotion. Les légumes sont pleins de terre, les salades ont vécu. Les pâtes ont des couleurs bizarres, les tisanes des noms grotesques, elle ne va pas tarder à pleurer.
Elle voudrait se glisser dans la peau de toutes ces femmes qui l’entourent, remplissant si sûres d’elles leur sac de boîtes de faux gras et de tofu soyeux. Elle sait que le faux gras, ça a un goût de carton que l’on peut tartiner, on lui en a fait goûter sans qu’elle le fasse exprès. Elle attrape en tremblant un flacon d’eau micellaire, puis simule la quête d’autre chose. Quelque chose de précis, elle fronce un peu le front. Elle se heurte à un homme qui choisit des poireaux. Il a la quarantaine, un épais manteau de laine, une écharpe vermillon. Son nez n’est pas très grand, mais il suffit à lui évoquer Vladimir.
Adélaïde se rappelle que 1 % des rencontres se font dans une zone d’activité commerciale. Comme c’est la première fois qu’elle se rend dans ce lieu, elle doit bénéficier de la chance des débutants. Elle se dit que ça ferait un drôle de début d’histoire, j’ai rencontré Richard, il achetait des poireaux et des pommes de terre. Elle a envie de l’appeler Richard, il a une bonne tête de Richard, d’Édouard, ou de Jean-Quelque chose. À cause de l’écharpe vermillon, c’est du cachemire, elle est formelle, probablement du triple fil. Adélaïde choisit trois ou quatre pommes de terre, les glisse dans un sac en papier. Richard s’empare de quelques légumes verts qu’Adélaïde ne connaît pas et d’un morceau de citrouille. Adélaïde se demande à quoi ressemble une vie où on se nourrit de poireaux et de morceaux de citrouille. S’il lui est possible d’éprouver du désir au milieu de l’odeur des poireaux.
Richard s’approche maintenant des fruits secs et des noix très diverses qui sont en libre-service. Il tourne la manette d’un coup sec, remplit un sachet en papier kraft. Des noix de cajou au tamarin. Adélaïde fixe le gros bocal aux noix brunes, quel goût ça peut avoir, le tamarin. Elle hésite à poser la question à Richard. Ce n’est qu’une supérette bio, elle aurait l’air d’une gourde, elle ne peut pas lui dire : Je souhaite être initiée. Elle se colle un peu à Richard, devant les noix du Brésil vendues un rein le kilo. Richard se parfume beaucoup, elle n’identifie pas, mais ce n’est pas un Guerlain. Elle copie ses mouvements et tourne la manette, il va de soi que cette dernière se coince, tandis que les noix hors de prix se répandent en jet sur le lino. Aussitôt un vendeur surgit, il retient sa colère dans un pull fatigué. Adélaïde se confond en excuses, Richard la regarde, amusé. Il a les traits extrêmement fins, elle lui rend son sourire.
Il y a beaucoup de fromages de chèvre et de tofus accommodés, Adélaïde prend ses distances, Richard regarde les tablettes de chocolat au lait d’amande puis retourne au rayon légumes pour y comparer les concombres. La sitophilie, du grec sitos, blé, et philia, amour de, consiste à pratiquer des jeux sexuels avec de la nourriture. Adélaïde pense à ce mot, sitophilie, et se demande comment il a pu voir le jour. À croire que dans l’Antiquité, les Grecs se masturbaient souvent avec des sacs de blé. Elle s’interroge sur la façon dont Richard se masturbe, il emporte le plus grand des concombres et file au rayon sans gluten.
Adélaïde se laisse tenter par un thé vert détox et des huiles essentielles, ses bras sont trop chargés, son menton sert de cale, elle a également pris une boisson à l’avoine et un pain de campagne en plus des pommes de terre, des noix du Brésil et de l’eau micellaire. Elle attend que Richard se dirige vers la caisse pour se glisser derrière lui. Elle aime bien son parfum, elle le trouve raffiné. Un peu comme sa gestuelle qui se déploie quand il pose les articles sur le tapis. Elle imagine une suite, devant le magasin, le sac en papier qui craque, laissant rouler les pommes de terre. J’ai rencontré Richard qui avait fait tomber ses poireaux. Elle imagine l’ensuite, il prendrait un café et elle un Coca Light parce qu’elle n’aime pas le café, à la terrasse chauffée du bar qui fait l’angle. Partageraient leurs recettes de soupe au potiron. Parleraient des espèces en voie de disparition, feraient remarquer au serveur : Maintenant c’est illégal que les pailles soient en plastique. Ils échangeraient leurs numéros, s’enverraient durant vingt-quatre heures des messages de plus en plus intimes. Ils feraient l’amour plutôt chez lui, du parquet et un lit king size. Au matin il lui proposerait sûrement des œufs brouillés.
Devant le caissier aux dreadlocks, Richard range les œufs frais, les steaks de soja, le chocolat au lait d’amande, le tofu, les noix de cajou, les fromages, le concombre, le morceau de citrouille et les si étranges légumes verts. Il fait vraiment tomber par terre les trois poireaux. Adélaïde bien sûr aussitôt se dit : C’est écrit, et se précipite pour les ramasser et les lui tendre. Jamais autant d’espoir ne fut placé dans des plantes potagères. Son regard pénètre le sien, ses lèvres s’entrouvrent, son souffle se coupe. Richard lui dit : Merci beaucoup. Et soudain, en quatre syllabes articulées avec emphase, c’est tout son fantasme qui bascule pour s’échouer en plein Alcazar. Pas raffiné, efféminé, Richard est gay, pas le moindre doute. Adélaïde est effondrée, elle laisse échapper ses articles qui se déversent sur le tapis. Richard dit au revoir au caissier de sa voix chaloupée, pour disparaître sous l’averse. Adélaïde est étonnée de ne rien avoir décelé, la démarche ou les gestes. C’est pour ça qu’elle ne blêmit pas au moment de l’addition.
Adélaïde prendra la pluie, le sac en kraft sera détrempé. Elle devra nettoyer longtemps ses pommes de terre avant de les mettre à bouillir pour en faire de la purée. Le thé sera astringent, la boisson à l’avoine parfaitement insipide, le pain de campagne caoutchouteux, les noix du Brésil décevantes. L’eau micellaire ce soir n’a pas raison de son eye-liner, elle s’est trompée d’huiles essentielles, celles-là ne sont pas dynamisantes. Adélaïde est mécontente, et surtout très inquiète d’être tellement en manque que ça a perturbé son détecteur de gays.
Elle en parlera à Hermeline, qui entendra le dysfonctionnement. Le lendemain elle ira dîner toute seule dans une brasserie, elle commandera une côte de bœuf, des frites et un supplément béarnaise. Elle le taira à Bérangère, chez qui elle se rendra le samedi soir suivant. Au menu il y aura une salade de chèvre, des aubergines grillées et une quiche aux poireaux.