On va tous crever


Dans la salle Rubempré, janvier se fait violent et tout le monde est sous le choc. Les mains de Mathieu Courtel sont posées sur la table, Adélaïde constate qu’il est sous Lexomil. Les éditions David Séchard appartiennent au groupe Book & Press, ce dernier vient d’être racheté par le groupe Multiplus. Mathieu Courtel hier a fait la connaissance des nouveaux actionnaires. Il ne s’en serait pas sorti, même avec le Goncourt. Les éditions David Séchard, outrageusement déficitaires, Book & Press le tolérait pour une question d’image. Mathieu Courtel dit : C’est fini, ajoute qu’il a été viré, que la ligne éditoriale va être modifiée. Il se lève et se cogne, à cause des Lexomil. Ernest Block se demande qui va les diriger. La porte s’ouvre, entre un homme qui se présente : Charles Chaloir. Mathieu Courtel s’en va, Charles Chaloir prend sa place. Il ne dit pas bonjour mais : Il faut du changement.

 

Il est grand, sec, s’exprime froidement. Mis à part les polars et les parutions de Block, tout le monde perd de l’argent. Ça ne peut plus continuer. Guillaume Grangois est officiellement invité à partir. Il quitte la pièce tandis que le silence s’épaissit. Ali Gosham et Paul Sévrin sont priés de donner dans le roman sociétal et les textes grand public, sous peine de laisser Block gérer tout seul le service littérature. Charles Chaloir annonce : Je ne viens pas les mains vides. Il promet les autobiographies d’une star de la télé-réalité, d’un présentateur qui a démarré à l’ORTF et d’une comédienne orpheline qui a le rôle principal dans un feuilleton de TF1. Il confie à Block deux paquets contenant des manuscrits classés confidentiels. Il lui dit : Venez me voir demain dans mon bureau. Ernest Block acquiesce, il se sent important, ses commissures frémissent dans une pure indécence qui n’échappe à personne, sauf à Adélaïde qui depuis l’entrée de Charles est dans un drôle d’état, qualifiable de second.

 

Charles Chaloir se tourne vers les attachées de presse : Nos livres doivent être des événements qui passent au journal de 20 heures. Les filles se demandent si elles rêvent, leur cheffe a la nuque qui se raidit, toutes tremblent évidemment d’horreur mais pas Adélaïde, elle n’entend pas les mots de Charles, elle observe ses lèvres dessiner des syllabes, ses propres pupilles se dilatent, la voilà qui sourit. Adélaïde trouve Charles joli, il a le nez de Vladimir. Avoir de l’attirance pour un homme, ça ne lui est pas arrivé depuis Élias, il y a neuf ans. Au creux de son ventre, des picotements. Dans le crâne d’Adélaïde, c’est la France occupée qui succombe à l’ennemi, une voix fait Radio Londres : si les carottes sont cuites, demain tu seras tondue. Le cœur d’Adélaïde tente en vain d’amadouer ce qui reste de son cerveau : il est vraiment sexy, elle l’imagine au lit, mais sa raison dit non. Le cœur d’Adélaïde s’enduit de renoncement.

 

Dans la salle Rubempré, elle ramasse ses affaires, Charles Chaloir est parti, les éditeurs aussi, ses collègues également. Elle emporte le dossier des livres qu’elle doit défendre. Des titres prévus depuis longtemps : Papa n’aime pas ses chrysanthèmes, un carnet de deuil fantaisiste, Il était une caissière, une critique sociale romancée et Plaquette interdite, une angoissante uchronie où la pilule contraceptive n’a pas été inventée. Et d’autres, imposés par Charles Chaloir. Assise à son bureau, elle entend ses collègues gémir dans l’open space. Elle poursuit sa lecture, découvre qu’elle est en charge d’une nouvelle collection illustrée qui a pour nom « Trésors de France ». Le premier opus sort en mars : Histoire(s) de nos fromages. Adélaïde relit environ trente fois le titre, puis regarde autour d’elle afin de s’assurer qu’il n’y a pas de caméras. Sa cheffe, présentement, pleure. Les auteurs historiques vont tous fuir la maison, les mails ne cessent de tomber. C’en est fini des ex-Goncourt et des nominés Médicis, elle doit s’occuper d’un footballeur et d’une ancienne ministre de Sarkozy. Vipère au groin récupère une nouvelle collection, elle aussi : « Résiliences ». Des témoignages poignants de gens qui s’en sont sortis, c’est écrit en toutes lettres. Elle a un rire nerveux qui lui déforme la bouche, à cause du bac + 5, des années Normale Sup, et de ses ambitions désormais saccagées. Elle fait beaucoup de peine à voir. Pour peu, Adélaïde l’appellerait Anne-Marie.

 

Adélaïde n’avoue pas à Clotilde, ce soir, que le corps de Chaloir lui a fait de l’effet. Elle ne lui dit pas non plus que depuis, elle se dégoûte. Elle a remarqué l’alliance à l’annulaire de Charles. Elle se dit que sa femme l’appelle peut-être Chacha et qu’ils vont au tennis, un pull sur les épaules. Elle se dit que sa femme est fière de son mari, un killer plein d’idées, capable de projets comme Histoire(s) de nos fromages. Adélaïde ne voit pas Clotilde en train de craquer, Clotilde qui à présent se retrouve sans éditeur. Un succès, pour Clotilde, c’est 6 000 exemplaires. Elle sait que c’est foutu au sein des grandes maisons, elle n’a pas assez de presse, a un déficit d’image et n’a aucun levier pour une négociation. Son unique solution, c’est un petit éditeur, comme à ses tout débuts. Il va de soi qu’ils ont fait faillite, ses éditeurs des tout débuts. Clotilde pense à un éditeur indépendant qu’elle estime, les éditions Humpty Dumpty. Adélaïde trouve l’idée bonne, assure qu’ils seront sûrement très heureux de l’accueillir. En vérité, elle n’en sait rien. Les éditions Humpty Dumpty sont tenues par un couple mystérieux, qu’elle ne connaît que par ouï-dire. Mais leur catalogue est sérieux. Et surtout pour eux, un succès, c’est autour de 5 000 exemplaires.

 

Dans la salle Rubempré, janvier est irritant et le ton de Charles Chaloir vraiment insupportable. Adélaïde ne jouit pas quand il fait la morale à cette pauvre Anne-Marie. Ce n’est pas de sa faute si son auteur refuse de donner des interviews, son livre c’est En silence, un récit autobiographique qui prône l’arrêt de la parole comme acte de résistance à la furie du monde, Chaloir le sait très bien, c’est sur la quatrième de couverture. Adélaïde suffoque dès que Charles lui parle, elle imagine sa langue fouillant le sexe de sa femme en rentrant du tennis. Elle voit l’index noueux qu’il dresse, tous les doigts de sa main s’enfoncer un à un dans le sexe de sa femme, l’édredon est moelleux, signé Laura Ashley. Adelaïde ne sait pas quoi faire de ces images. Parfois, en se masturbant, elle hésite un instant à invoquer le corps de Charles, qui ressemble beaucoup à celui de Vladimir. S’impose alors la couverture d’Histoire(s) de nos fromages, et l’envie cesse immédiatement.

 

L’hiver accompagne le naufrage, le service de presse est sous Lexomil, Paul Sévrin en arrêt maladie. Adélaïde se confie chaque soir à Perdition. Elle en a terminé avec le corps des hommes, y compris ceux de Charles Chaloir et Vladimir. Elle relit dans son lit Valerie Solanas, le SCUM Manifesto : « Le sexe n’appartient pas au champ des relations humaines ; au contraire, c’est une expérience purement solitaire, non créative, une pure perte de temps. La femelle peut facilement, bien plus facilement qu’elle ne le croit, se conditionner à ne plus éprouver de désir sexuel, s’en dégager pour devenir totalement cool, cérébrale, libre de choisir des relations et des activités vraiment enrichissantes. » Adélaïde prend comme mantra « Le sexe est le refuge des décérébrés », et se dit que finalement, être célibataire est une chance. Elle puise dans ce texte force et pouvoir. Mais elle commence à s’ennuyer.

 

Février fait givrer les vitres autant que son âme. Adélaïde se dit : Le temps est comme figé. Chaque journée se ressemble, avec elle dorénavant son lot d’humiliations. Chaloir exige des couvertures de presse en forme de robe couleur de lune, compare dans chaque journal, sur chaque chaîne, dans chaque magazine, la place des autres maisons. Il dit annoncer la couleur, parle de réduction de personnel, utilise le terme d’incompétence. Adélaïde parfois pense : départ, démission. Puis aussitôt : loyer, charges, seule au monde.

 

Adélaïde s’ennuie et rien ne la motive. Si ce n’est Perdition, ce qui inquiète Judith. Judith a une enfant, mais elle n’a pas de chat. Elle ne peut pas comprendre, c’est ce que pense Hermeline. Hermeline a deux chats, Clotilde une chatte siamoise. Bérangère n’en a pas parce qu’elle est allergique. Adélaïde s’ennuie et ce sont ses amies qui se disent qu’il lui faut d’urgence un partenaire. Adélaïde refuse obstinément Tinder en dépit de l’insistance de Bérangère. Hermeline connaît peu d’hommes hétérosexuels hormis ses étudiants et une poignée de collègues atteints d’alopécie. Clotilde ne trouve déjà pas pour elle-même, pourtant elle se dit moins difficile, donc elle ne peut pas aider. Alors Judith attend que son mari et sa fille aillent chez ses beaux-parents, en Savoie, faire du ski. Et organise une fête dont elle a le secret. Pas une de ces soirées entre filles, une vraie fête, de celles qu’aucun convive n’est près d’oublier.