Trois jours plus tard Adélaïde fête son anniversaire. Chaque heure se fera plus lourde : elle a quarante-sept ans. Ce soir-là la lune est discrète et le chagrin d’Adélaïde menace de faire son grand retour. Hermeline lui conseille de faire confiance aux déesses, le rituel marche toujours. Secrètement elle s’inquiète de ce qu’Adélaïde va maintenant obtenir.
Avril s’éveille, Adélaïde met ses espoirs dans le printemps. Son quotidien est un peu morne et l’assèche intellectuellement. Aux éditions David Séchard, elle gère des livres sans intérêt, ne rencontre plus de vrais auteurs, se fait tyranniser par Charles, pour qui elle n’éprouve plus que du dégoût et souvent des envies de meurtre qu’elle visualise à la cantine ; à présent elle mange à la cantine, c’en est fini des notes de frais. Elle ne s’investit plus du tout, ne parle plus aux mêmes journalistes, s’ennuie épouvantablement.
Charles Chaloir lui impose de suivre attentivement le lancement de la collection « Trésors de France », d’accompagner partout l’auteur d’Histoire(s) de nos fromages, y compris dans les librairies qui sont très peu à l’accueillir, ce qui rend Charles fou furieux. La chargée des relations libraires a été licenciée, le nouveau catalogue n’intéresse que la FNAC, elle en a payé le prix. Adélaïde redoute de perdre aussi sa place, la compression de personnel est à l’ordre du jour. Elle regarde les annonces pour changer de travail, et bien sûr se renseigne. Aucun poste ne se libère. Adélaïde se dit que sa vie prend une forme qui ne lui convient pas et que si ça continue, elle aura tout raté.
Aujourd’hui l’auteur d’Histoire(s) de nos fromages présente son ouvrage dans un bar à vin, sur une idée d’Adélaïde qui doit trouver des solutions. La clientèle n’écoute pas trop et attend la dégustation. Parmi elle, un homme fait des blagues. Il n’est pas grand et plutôt gros, mais semble extrêmement sympathique. Il a remarqué Adélaïde, et c’est elle qu’il cherche à faire rire. Les plateaux de fromages circulent. L’homme se rapproche d’Adélaïde qui préfère refuser le maroilles. Il tente une saillie drolatique et enchaîne sur un compliment. Le cœur d’Adélaïde s’emballe immédiatement. Un homme est venu à elle, et c’est sûr, il la drague.
L’homme se présente : Martin. Il a la cinquantaine et une voix agréable. Il réalise des films documentaires et surtout ne porte pas de baskets. Adélaïde ne supporte pas les gens de son âge en baskets, elle voit ça comme le signe d’un déni de l’ère adulte et d’un manque de goût patenté. Martin est très bien habillé, chemise APC, jean gris parfaitement coupé et bottines noires impeccables. Il lui propose de boire un verre ailleurs quand la présentation s’achève.
Martin est drôle, cultivé, intelligent. Il possède un appartement situé dans le 14e arrondissement de Paris, aime Beckett autant que New Order. Son tout nouveau documentaire, Les Derniers Jours du Val Fleuri, se déroule dans une cité amenée à être rasée, et a reçu des prix. Martin n’a pas d’enfants, mais a beaucoup d’amis. Il l’invite à une fête qui se tient ce samedi. Adélaïde accepte, il règle l’addition et craint qu’elle ne prenne froid, elle est très peu couverte et le temps s’est rafraîchi. Adélaïde de retour chez elle est dans un état d’euphorie. Elle appelle Hermeline, il est plus de minuit et la conversation durera jusqu’à 2 heures du matin.
Durant les jours qui suivent, la pression au bureau glisse sur Adélaïde. Ernest Block la harcèle, il veut la quatrième d’un grand quotidien pour un de ses auteurs, un chanteur des années 70 qui a triomphé de son cancer. Anne-Marie Bertillon étant en arrêt maladie, Adélaïde et ses collègues doivent récupérer ses dossiers, dont la collection « Résiliences ». Parce qu’elle a déjà en charge « Trésors de France », Adélaïde échappe de peu à la promotion de Plus forte que la douleur, le témoignage de Martine C., une orpheline handicapée atteinte d’endométriose. Mais elle hérite du premier roman d’une présentatrice de télé particulièrement exigeante, chaque jour au téléphone elle doit lui faire un point. Son roman est très mauvais, mais ses amis nombreux, aussi la couverture presse se fait-elle impressionnante.
Adélaïde pense à Martin, son cœur se gonfle et elle soupire. Elle est à la brasserie avec ses quatre amies qui toutes se félicitent : le rituel a fonctionné, bientôt elle sera casée, les déesses veillent au grain. Seule Clotilde est perplexe. Elle dit : Attends de voir. Et : Ne t’emballe pas trop vite. Bérangère rétorque qu’elle est envieuse, Judith qu’elle s’inquiète tout le temps, seule Hermeline lui donne raison. Adélaïde n’en a que faire : samedi, c’est évident, elle embrassera un homme, et cet homme si ça se trouve fera un parfait mari. Les filles sont affligées, Adélaïde devrait avec le temps comprendre que l’épousite aiguë relève de la névrose, qu’à se projeter immédiatement dans un schéma sécurisant, elle s’interdit de vivre normalement le début de ses histoires d’amour. Adélaïde n’entend qu’amour, et les paroles de ses amies sont reléguées en fond sonore. Adélaïde pense à Martin, ses traits, elle ne s’en souvient pas bien, mais son cœur déjà crie qu’il ne peut être que l’élu. Dès lors elle n’invoque plus Vladimir. Elle répète le prénom de ce presque inconnu, il a le titre d’une chanson qui dans son cerveau passe en boucle.
Lorsque samedi arrive, le cœur d’Adélaïde a quinze ans et demi. Elle se prépare longtemps et se parfume un peu trop. Elle rejoint Martin dans un café, c’est là qu’ils doivent se retrouver avant d’aller ensemble à une soirée de fin de tournage organisée par un des nombreux amis de Martin. Adélaïde s’étonne une fois assise en face. À trop penser à lui, à tant l’imaginer, il n’a pas le même visage. Adélaïde pourrait, à cet instant précis, se dire : Ce n’est pas un homme que je vois, c’est juste sa fonction. Ce qui aurait pour conséquence de lui faire prendre conscience que remplir le vide n’est pas de l’amour. Mais le cœur d’Adélaïde, épuisé de solitude, réclame l’abandon de toute raison. Au deuxième verre de vin, elle visualise leurs noces, au moins deux cents personnes vu le monde qu’il connaît. Pendant ce temps l’échange est fluide, le mode séduction officiel. Ils ont beaucoup de goûts en commun, sont politiquement alignés, se font rire de façon spontanée. Martin a vraiment plein d’anecdotes de tournages, Adélaïde des tonnes d’histoires sur des écrivains très connus qui se comportent comme des mabouls. Ils évoquent leur enfance, et surtout leur adolescence, période culturelle importante, puisque les deux sont fans de synthé pop et de new wave. Ils ne vont pas à la fête. Ils restent dans le café jusqu’à la fermeture.
Devant la station de taxis, Martin ne l’embrasse pas, il lui fait juste la bise en lui disant : Merci pour cette très belle soirée. Adélaïde est contrariée, elle couche rarement le premier soir, mais elle s’était rasé les jambes, la première fois depuis des mois, une opération fastidieuse dans la minuscule douche en plastique. Elle se dit que c’est bien, que cet homme sait se tenir, que c’est beaucoup mieux comme ça, mais elle n’y croit pas trop. Pendant qu’elle se rasait les jambes et rafraîchissait son pubis, elle avait dans la tête des scènes pornographiques. Une fois rentrée chez elle, elle envoie un message de bonne nuit à Martin. Il n’y répondra pas, pour des raisons tactiques. Adélaïde tombe dans le panneau, toute la nuit s’interroge, son Martin, elle y tient et elle veut l’obtenir.
Ils s’embrasseront la semaine suivante, dans le salon de Martin, sur un morceau des Smiths. Le cœur d’Adélaïde se remplira d’ivresse, et d’être prise dans des bras, Adélaïde ressentira une forme de soulagement. Ils iront dans la chambre où debout, devant le lit, Martin se déshabillera en pliant soigneusement ses affaires sur une chaise. Adélaïde sera perturbée de devoir enlever sa culotte seule. Elle avait prévu les ébats, mis une robe à boutons de pression. Elle se glissera, nue, sous les draps, happée par un léger malaise, quelque chose de l’ordre du trac. La chaleur du corps de Martin l’apaisera instantanément, elle s’y lovera délicieusement, le flirt poussé durera longtemps. Tellement longtemps qu’Adélaïde en aura un petit peu ras-le-bol et finira par quémander la venue de la pénétration. Martin n’est pas avantagé, Adélaïde sur le canapé, déconfite, l’avait remarqué, mais soudain le voilà qui bande mou. Adélaïde est dépitée, évidemment elle est frustrée, mais chuchote à Martin que c’est vraiment pas grave, que les premières fois ça arrive. Adélaïde jouira sous les doigts de Martin et ça lui suffira après ces dix mois d’abstinence. Elle aura le teint frais et sera d’excellente humeur.
Le printemps mange avril, la lumière est très douce et la température merveilleusement clémente grâce au réchauffement climatique. Qu’une espèce sur deux meure, Adélaïde s’en fout. Que ce soit la fin du monde, elle y est préparée. Adélaïde n’a pas d’enfants donc aucune terreur de l’après. Elle aime que ce printemps soit chaud, ça lui rappelle le mois de juin de sa classe de troisième. Le cœur d’Adélaïde est vivant, s’épanouit. Le crâne d’Adélaïde ne produit plus de pensée, son cerveau lui aussi a quinze ans et demi, n’y résonne désormais que le prénom Martin.