Partenaire particulier


Le mois de mai est béni, Adélaïde chaque jour remercie les déesses. Elle a un partenaire, elle peut dire : mon copain. Et cela la soulage autant que ça la rassure. Martin est plus que charmant, la première fois qu’il vient chez elle, c’est avec un bouquet de roses aussi somptueux que délicat. Perdition fait tomber le vase. Martin n’avouera pas qu’il déteste les chats. Adélaïde le comprend plus tard, s’en plaint auprès des filles, Hermeline lui répond : Quand tu as fait ta demande, tu ne l’as pas précisé. Adélaïde s’en veut beaucoup. Pour l’instant, moins que plus tard. Elle se dit qu’après tout, Martin n’aime pas les chats mais il n’a pas d’enfants, on ne peut pas tout avoir.

 

Les événements viennent par série, Adélaïde est dans une phase où tout lui sourit insolemment. Elle va pouvoir changer de travail, quitter les éditions David Séchard, ne plus jamais se plier aux ordres de Charles Chaloir. Ne plus subir Ernest Block, ni prendre des nouvelles d’Anne-Marie, actuellement en clinique privée pour dépression. Clotilde lui a trouvé un poste aux éditions Humpty Dumpty, où elle publiera son prochain livre dès qu’elle l’aura terminé. Le salaire est moins élevé et elle sera toute seule. Elle aura à gérer la presse autant que les relations avec les libraires.

 

Les éditions Humpty Dumpty jouissent dans le milieu littéraire d’une excellente réputation, mais restent totalement inconnues aux yeux du grand public. Le couple mystérieux qui les dirige, Catherine Berlioz et Fabienne Shen ne fréquente aucun journaliste. Elles étaient proches des situationnistes et ont la société du spectacle en horreur. Adélaïde a carte blanche pour qu’elles ne se salissent pas les mains, mais il faudra des résultats. Adélaïde est astucieuse, elle prépare déjà sa rentrée en prévenant tous les critiques de son changement de maison à venir.

 

Paris en juin n’est plus qu’une fête où Adélaïde se déploie. Martin la sort énormément, ils ont trois soirées par semaine, des anniversaires en banlieue, une crémaillère à la campagne. Adélaïde est très heureuse, elle peut varier souvent de tenue, elle se vautre dans la coquetterie, se dit qu’Aphrodite est revenue. Elle s’entend bien avec Martin, il ne bande pas plus pour autant, Adélaïde s’en accommode et surtout n’en parle à personne puisqu’elle pense : Ça va passer. D’ailleurs une fois sur trois, ça passe. Le courant est alternatif, Adélaïde se dit patience, cet homme doit être mis en confiance, avec le temps, ça va aller.

 

Juillet est étouffant mais dans le salon de Martin la fraîcheur est gardée. Ils s’installent tous les week-ends dans son appartement, Perdition est confiée à Clotilde qui l’adore. Adélaïde observe complètement fascinée l’homme dans son habitacle, le rythme de Martin, ses petites habitudes. Martin est dans l’excès, il boit se gave se drogue, passant de l’un à l’autre et sans discontinuer. Adélaïde se dit : Je suis la femme de l’ogre, et cette phrase lui procure des frissons de plaisir. Le corps de Martin lui fait penser à Dionysos, elle se sent décadente, prête aux grandes bacchanales. Mais hélas la levrette n’excède pas trente secondes.

 

Adélaïde a l’habitude de vivre avec ses partenaires. Cela ne fait que quatre mois, mais déjà, elle se projette. L’appartement de Martin est grand et le quartier très agréable. Ils font les courses ensemble, se préparent à dîner. Adélaïde se voit bien vivre avec Martin, mais elle a oublié aussi de le demander, alors même si elle est certaine que Martin est l’élu que lui envoient les déesses, elle est bien ennuyée. Martin n’a jamais habité avec personne, il est contre le partage de la vie quotidienne.

 

Bérangère pense que c’est une bonne chose, ça la soigne de son épousite aiguë, ça la maintient autonome. Judith est bien plus circonspecte. Elle comprend Adélaïde, elle a besoin de la vie de couple, ça lui apporte un équilibre, le partage de la vie quotidienne. Adélaïde doit être ancrée, sinon elle flotte et on la perd, Judith est persuadée que Martin ne fera pas du tout l’affaire. Hermeline n’aime pas trop Martin, même si elle ne l’a vu qu’un quart d’heure. Martin se revendique féministe, mais dit : Ma petite Adélaïde. Martin est un paternaliste, il est bien trop hétéro-beauf, Adélaïde ne tiendra pas. Judith et Hermeline font silence de leurs craintes. Au téléphone elles disent seulement : Tu le connais peu. Vas-y doucement. Clotilde, elle, pousse Adélaïde à passer le plus de jours possible avec Martin hors de Paris, à organiser des week-ends. Son objectif secret étant de garder le chat.

 

Adélaïde prend mentalement des murs de Martin les mesures. Visualise les penderies qu’il va falloir monter, anticipe les dangers domestiques potentiels pour la jeune Perdition. La machine à laver qui s’ouvre sur le dessus et est toujours ouverte, le rebord des fenêtres, la rambarde du balcon. Elle sait que dans sa tête ça va beaucoup trop vite, mais son cœur a toujours connu l’aménagement comme un stade naturel. Elle se dit que Martin ne veut pas vieillir seul et comme il est malin il va s’y atteler tout de suite. Elle se dit que dans un an, sa vie aura changé.

 

Le cœur d’Adélaïde bat au rythme de titres existants en 45 tours. L’appartement de Martin, un voyage dans le passé, les années 80 jusque dans la déco. Adélaïde y déambule dans une robe léopard vintage. Elle s’est fait un chignon très haut et danse pieds nus avec Martin. Ils boivent du champagne dans lequel Martin laisse couler une framboise, mangent de très bons fromages, sniffent de la cocaïne d’excellente qualité. Évidemment, c’est les vacances, Martin n’a pas de film en cours, Adélaïde est en congé, elle a su négocier départ et arrivée, pour autant elle aimerait vraiment que ces moments-là perdurent à la rentrée. Adélaïde depuis longtemps ne s’était autant amusée. Elle repense à l’année dernière, en pleine rupture avec Élias, se dit que ça en valait la peine et qu’elle s’en est très bien sortie.

 

Août a un point de côté. Martin s’est mis en pause, il n’a aucune idée de son prochain projet, il veut prendre son temps et bien se reposer. Les soirées se répètent, séries et canapé. Adélaïde ne pense plus luxe came et volupté. Elle se dit qu’elle a hâte de démarrer son nouveau travail, se divertir autant finit par la lasser. Bérangère est sévère : elle ne sait pas ce qu’elle veut. Hermeline persévère : à terme, cet homme sonne creux. Clotilde ne s’en mêle pas, elle tient à garder le chat. Judith demande à François si un de ses copains ne serait pas célibataire.

 

Adélaïde ne sait plus du tout où elle en est. Dans le salon Martin lit, Adélaïde s’ennuie, elle veut rentrer chez elle. Martin ne la retient pas. Dans le métro son cœur saigne et imbibe sa poitrine, ça fait une auréole brunâtre sur sa robe. Elle se rend chez Clotilde pour récupérer Perdition. Elle dit : Je ne comprends pas, ça devient compliqué. Clotilde lui conseille de partir trois jours au vert, afin de méditer, dans le coven d’une sorcière de ses amies. C’est dans une grande maison où elle fait chambre d’hôtes, au milieu d’une forêt au-delà de Bordeaux. Adélaïde hésite, mais préfère être chez elle, seule avec Perdition. Clotilde n’insiste pas, elle sait que c’est mieux pour elle. Elle a son propre chat, s’en contente aussitôt.

 

Martin a des élans et des rétractations sur le plan émotionnel qui ne sont pas sans rappeler, songe Adélaïde, ses postures érectiles. Elle se demande s’il est possible que Martin soit névrosé jusqu’au bout de la bite. Il dit qu’il pense à elle absolument tout le temps mais ne l’appelle jamais, répond d’une demi-ligne à chacun de ses mails, la complimente pour à l’instant même la déstabiliser d’une question incongrue sur la couleur de ses cernes ou les plis de son cou, qu’il trouve profonds, étranges, comme si à la naissance le cordon ombilical avait été serré autour. Adélaïde se dit que Martin est cinglé. L’étant pas mal elle-même, elle accepte le deal. Mais s’en veut de plus en plus d’avoir bâclé sa demande aux déesses.

 

Août enfin agonise. Adélaïde écoute sa playlist de l’an dernier, celle qui s’appelle New Life, elle se repasse le film, se souvient parfaitement du vertige intérieur. Elle se demande aussi comment va Vladimir, cela fait si longtemps qu’elle ne l’a pas appelé, son visage a changé, ses traits sont un peu flous. Adélaïde ce soir se sent extrêmement forte, recentrée, reconstruite. Elle a un petit ami, certes dysfonctionnel, mais qu’elle aime bien quand même. Et surtout demain matin, elle commence son nouveau travail aux éditions Humpty Dumpty.