Comme d’habitude


Septembre se profile sous ses plus beaux atours, la rentrée littéraire n’est pas, aux éditions Humpty Dumpty, porteuse de traumatismes comme chez David Séchard. Il arrive que la maison remporte parfois un prix, un Décembre, un Wepler, ou même un Médicis, mais ici, c’est tranquille, on ne part pas à la guerre. Catherine et Fabienne savent que leur catalogue est de qualité, elles défendent la littérature, ne vivent que pour les livres et dans les manuscrits, n’écoutent que France Culture, ne lisent qu’une certaine presse, pointue et militante, qui toujours les soutient. Le challenge, pour Adélaïde, c’est de faire d’Humpty Dumpty une maison remarquée, et pas que remarquable.

 

Cette rentrée, il y a trois livres. Deux issus du domaine étranger : Soleil couchant, un jour de gloire de Corneliu Popescu, auteur roumain nobelisable, et Des mouches plein les oreilles de la romancière argentine Teresa Flor Bianci ; et un du domaine français : Ma tête en plein hiver, le deuxième roman du jeune Bastien Merlot, un petit bijou de stylistique qui relate une dépression lourde. Adélaïde a été très impressionnée, elle souhaite ardemment l’imposer, en fait une affaire personnelle. Elle s’est reconnue dans ce roman, sait qu’il touche à l’universel.

 

Adélaïde est astucieuse, un nouveau festival, nommé Plaisir de lire, se tient à la mi-septembre. Son objectif est de promouvoir auprès du grand public la rentrée littéraire. Adélaïde a réussi à y faire programmer Bastien. Il a trente ans, est discret et sous Seroplex. Il est professeur d’arts plastiques à mi-temps dans un collège de banlieue. Ce n’est pas son premier salon et c’est sûrement pour ça qu’il refuse d’y aller. Adélaïde est très surprise et au fond, un chouïa vexée. Elle mettra trois jours à le convaincre et ira le chercher chez lui. Elle attendra d’être dans le train pour l’informer de son planning : lecture dans le hall B, rencontre sous le chapiteau, signature sur le stand du libraire, dîner collectif à 20 heures. Elle a pris avec elle un tube de Lexomil.

 

Les enceintes grésillent et le micro sature. Bastien, debout sur une petite scène, lit des extraits de Ma tête en plein hiver. Son ton est monocorde, sa voix mal assurée. Chaque ligne prononcée réveille en lui les affres de ce qu’il a traversé. Et surtout il se sent totalement impudique, lui qui, si réservé, ne se confie à personne, le voilà qui se livre à de parfaits inconnus. Il éprouve de la honte, et cette honte lui grignote soudain tout l’intérieur. Dans le corps de Bastien, c’est un effondrement. Il continue à lire sans trop savoir comment, s’étonne de ce prodige : ce n’est plus lui aux commandes. Ses yeux embrassent les phrases, et sa bouche les articule. Lui se tient à côté, à côté de son corps, comme si la honte remplissait le tout entier au point d’en exclure son esprit.

 

Un petit groupe est sagement assis, certains semblent attentifs, une vieille dame prend des notes, une autre hoche régulièrement la tête. L’allée centrale n’est pas très loin, dégorgeant moult badauds et parfois des poussettes. Alors que Bastien Merlot prononce le mot suicide, deux jeunes femmes se lèvent bruyamment. Elles ricanent en disant : Nan mais le mec laisse tomber. Adélaïde ne peut rien faire, Bastien est déstabilisé. Il bute sur des mots simples, se répète, saute une ligne, boit de l’eau en tremblant et a envie de mourir. Une annonce relative à une Renault Scénic extrêmement mal garée achèvera son calvaire.

 

Adélaïde rassure Bastien, il a été très bien, les conditions sont dures et elle compte s’en plaindre aux organisateurs. Ils ne peuvent pas faire de break à la petite buvette, mais se partagent un Lexomil. Adélaïde entraîne Bastien dans son enclos à signatures. Le dispositif est immuable, l’auteur coincé derrière sa table attend le client autant qu’il le redoute. L’écrivain est captif, assis face à des gens qui eux se tiennent debout. Un peu comme à l’école, il ne peut faire qu’écouter. Moins l’auteur est connu, plus il doit écouter. Des gens viennent à lui juste pour passer le temps et se venger de leur vie. Ainsi Bastien entend : Votre voisin a du monde et vous vous ne vendez rien, alors je vous en prends un, c’est ma BA de la semaine. Et : C’est pas gai, votre livre, ça ne peut pas faire envie. Et aussi : Vous touchez combien par bouquin ? Tenez, deux euros, mais gardez le livre.

 

Adélaïde récupère Bastien dans un état proche de l’Ohio, ce qui ne l’arrange pas tellement, la rencontre, intitulée Des maux aux mots, a lieu dans un quart d’heure. Sous la langue de Bastien fond une barrette de Lexomil. Il partage le plateau avec Clara Stein, une jeune autrice bipolaire qui raconte avec humour son internement dans Zinzinland, une autofiction de quatre cents pages. Le modérateur est sous son charme et Clara est en phase maniaque, ce qui la rend plus que volubile. Bastien répond par oui ou non et n’a pas très envie de paraphraser son livre. Surtout pas le chapitre où il saute dans la Seine.

 

Adélaïde offre à Bastien deux biscuits et un café chaud. Elle l’observe avec compassion, sa souffrance lui comprime la poitrine. Elle le force doucement à reprendre le chemin de son enclos, puis, comme c’est le calme plat, l’emmène se reposer à l’hôtel et vient le rechercher pour le dîner. Le repas a lieu au restaurant, les participants sont nombreux, il y a beaucoup de tables de six. Adélaïde et Bastien s’installent donc avec quatre autres personnes, trois auteurs confirmés et un attaché de presse. Ils parlent des prix littéraires, de ceux de l’année dernière et de ceux à venir. Bastien est au supplice, mais le bromazépam l’ayant violemment détendu, de l’extérieur il est serein. Il répète à Adélaïde : Maintenant que c’est fini, ça va bien. Aussi le croit-elle. L’attaché de presse est sympathique, et Bastien semble sécurisé, Adélaïde se dit : Je vais pouvoir profiter du dîner.

 

Les entrées sont servies, un quatrième pichet de blanc apporté. Adélaïde échange avec l’attaché de presse, leur maison, leur parcours. Tous deux évoquent la rentrée des éditions David Séchard, dont la pierre angulaire consiste en la correspondance posthume de Johnny Hallyday. Les auteurs abordent la question des jurys qui ne se renouvellent pas. Dans l’estomac de Bastien, les crevettes avocat se battent avec les Lexomil. Le saumon est servi, le sixième pichet de blanc vidé. Les trois auteurs discutent : doit-on distinguer l’homme de l’œuvre, à combien se montent leurs à-valoir, à combien s’est vendu leur dernier livre, à partir de combien d’exemplaires vendus peut-on vraiment se dire écrivain. Bastien vomira au dessert. Adélaïde devant le coucher, elle n’ira pas danser ce soir dans la discothèque du village où se déroule le festival. Elle loupera quelques anecdotes, mais aura un bon temps de sommeil.

 

Les locaux des éditions Humpty Dumpty sont dans un vieil immeuble, et constitués de minuscules cellules. Adélaïde parfois regrette son open space, même si elle est au calme. Son quotidien s’avère bien plus rude que prévu. Obtenir un papier pour ses livres étrangers relève de la gageure. Le ton très décalé de Teresa Flor Bianci lui permet de la placer comme objet littéraire non identifié auprès de la presse branchée, mais elle ne peut faire plus. Populariser Corneliu Popescu nécessiterait un buzz. Adélaïde un soir où la lune est bien pleine s’essaie à un rituel en cachette et toute seule. Elle demande : Que son nom résonne sur les réseaux. Le lendemain un magazine sort une enquête, du temps de sa jeunesse Corneliu Popescu était proche du pouvoir, s’avérant le protégé de Madame Ceausescu.

 

Septembre s’emballe un peu. Adélaïde se demande si ce n’est pas le moment de changer radicalement de travail, de mode de vie. De plus en plus de monde se réorganise au cours de la quarantaine, Adélaïde se dit : Ouvrir une librairie. Puis se rappelle qu’elle ne possède rien et n’aura pas de prêt bancaire. Adélaïde déteste la nature, la campagne, son projet existentiel ne peut qu’être à la ville. Adélaïde, déjà, a habité ailleurs. Elle s’accroche à Paris parce que c’est le seul endroit où les gens marchent vite en étant très bien habillés.

 

Adélaïde songe aux septembres passés, celui de l’an dernier tout particulièrement. Elle se dit que le vide est vraiment derrière elle. Elle ne voit Martin que le week-end, mais les soirs de semaine le temps n’est pas flottant. Elle parle avec Martin, elle parle de Martin, elle pense avoir tué à mains nues la solitude. Ce soir-là, quand elle s’endort, le subconscient d’Adélaïde sécrète quelques images dont elle se souviendra. Sur la piste aux étoiles, elle est Madame Loyale et lance soudain le premier numéro. Bastien est minuscule, la tête coiffée d’une toque, il fait du monocycle. Il a une queue de singe, elle l’assoit et le ceinture sur une chaise haute, lui décalotte le crâne et plonge une grande fourchette dans son cerveau à vif.

 

Adélaïde Berthel, c’est quelqu’un comme tout le monde. Le jour, elle fait son travail mais elle culpabilise.