Alors qu’ils marchent dans la rue, Martin dit à Adélaïde qu’en cas d’attaque zombie, il la sacrifiera. Il trouve que c’est logique parce qu’elle ne court pas vite, ça le ralentirait. Adélaïde ne sait pas vraiment ce qui soudain la perturbe le plus, que Martin spontanément envisage l’éventualité d’une réelle attaque de zombies, qu’il la jette en pâture ou qu’il la connaisse mal. Elle s’en tirerait mieux que lui, elle ne court pas vite, mais serait plus rapide que Martin, plus vieux, plus gras, moins énergique. Et surtout elle a un vrai instinct de survie. Qu’il ne voie pas ça en elle l’a plongée dans l’abîme. Depuis, elle se méfie et elle l’aime beaucoup moins.
Il lui confie plus tard qu’il est effrayé à l’idée qu’elle puisse aspirer à venir habiter chez lui, dans son appartement où il y aurait la place, et qu’il est heureux qu’elle n’aborde pas le sujet. Adélaïde ne sait pas ce qui la violente le plus. La tournure de la phrase, qu’il se refuse à faire couple, son étrange égoïsme, ou qu’elle doive faire le deuil de toutes ses projections. Elle le rejoint maintenant en se disant à quoi bon. Elle ne l’épousera pas, jamais, ce n’est pas le bon, celui avec qui elle passera sa seconde partie de vie. C’est très clairement l’automne, la saison des amours est morte et enterrée.
Adélaïde le sent, de plus en plus de choses en Martin l’insupportent, sa façon de s’étendre, de se répandre dans l’espace public, de glapir de contentement, de faire des bruits de bouche, elle ne trouve plus ça drôle mais parfaitement vulgaire, au point d’en être indisposée. Et il lui a fait honte, aussi, au restaurant. Elle ne s’en remet pas depuis la fin de l’été. Un restaurant très chic, connu sur la rive gauche. Il est venu en sandales, il portait des sandales, Adélaïde encore se raidit sous la stupeur. Il a bien sûr glapi, fait un tas de bruits de bouche et une blague au serveur. Comme il faisait très chaud sa chemisette pleine de sueur avait eu le temps de sécher, autour du col et dans le dos elle était zébrée de traces blanches que le sel avait déposées. Adélaïde a pensé très fort au mot déchéance en finissant ses profiteroles. La voilà qui sortait son grand-père de la campagne. Elle avait l’impression d’être projetée dans trente ans, c’en était terminé du règne de l’adolescence, Martin sentait l’Ehpad à plein nez, ce soir-là. C’était il y a plus de cinq semaines, mais depuis l’odeur ne la quitte pas.
Depuis la rentrée Adélaïde perçoit tous les défauts de Martin, qui sont objectivement nombreux. Bérangère avait donc raison, les hommes disponibles sur le marché sont tous atteints d’un vice de forme. Martin, lui, n’a pas de filtre. Il dit absolument tout ce qu’il pense, sait et ressent. Ça explique les zombies, et ça n’a pas de limites. Adélaïde se dit que ce n’est plus possible. Quand elle pense au printemps, il lui paraît très loin, et surtout animé par d’autres personnages. Adélaïde le confie à Hermeline un soir : le printemps et l’été étaient sous le coup d’un charme, elles ont fait de la magie et désormais le charme est rompu. Hermeline est plus sage, elle lui dit qu’au contraire, ce qu’elle avait demandé, elle l’a bien obtenu. Simplement, sa demande, elle l’avait faite de travers. Méfie-toi de ton vœu parce qu’il va s’exaucer, Hermeline lui rappelle les paroles de Clotilde, des paroles de sorcière.
Adélaïde ne voit plus Martin avec le regard de l’amour. La bienveillance s’est dissipée et le réel lui crève les yeux. Quand elle l’embrasse, les mains sur son visage, que ses doigts s’enfoncent dans son goitre, elle a la sensation que c’est de la gélatine, de la marmelade de chair. Ça ne la dégoûte pas vraiment, mais elle pense à Jabba le Hutt, et pendant que Martin la touche, son cerveau joue en boucle le début de La Marche impériale de Star Wars. Du coup, maintenant, au lit, elle a du mal à se concentrer.
Adélaïde ne voit plus Martin comme un ogre jouisseur, vorace et insatiable, mais comme un tout petit garçon, avide, égoïste, capricieux. Adélaïde déteste les gosses, rien ne la fait fuir davantage que d’être confrontée aux enfants intérieurs. Celui de Martin ne se porte pas bien et a été mal éduqué. Il dit : D’après ma psy, c’est la faute de ma mère. Il ajoute fréquemment : Ma mère est incestuelle. Adélaïde n’a rien contre cette grille de lecture. Mais ne comprend pas bien, puisque Martin se plaint d’une enfance confrontée à des parents à poil, qu’il s’entête aujourd’hui à se promener cul nu dès qu’il rentre chez lui. Elle avait mis sur le compte de la chaleur la tenue intérieure favorite de Martin, un tee-shirt, des pantoufles, comme ça il se sent bien. Chaque nouveau rendez-vous force Adélaïde à se cogner au réel. Martin n’a pas changé, c’est elle qui sublimait. Invariablement rustre. Pas maladroit : indélicat. Cela étant, il se contenait. À présent, il est en confiance. Adélaïde en terre conquise, officiellement soumise, petite amie fidèle qui ne bougera plus. Martin se révèle désagréable, blessant, de plus en plus souvent. Il lui fait remarquer : Tu as vraiment grossi. Ajoute que dans un couple c’est important d’être franc. Adélaïde aussitôt se dit : Cette histoire ne passera pas le week-end. Nous sommes samedi, 21 heures, dans le grand salon de Martin. Dehors, la lune est décroissante.
Il existe des soirées magiques, parfaitement merveilleuses, où chaque heure est sublime, chaque minute si intense qu’elle en semble irréelle. Et des soirées maudites, parfaitement affreuses, où chaque heure on bascule de Charybde en Scylla. Il est 21 heures, Adélaïde s’empiffre placidement de fromages, dont un brie truffé excellent, en écoutant The Cure, tandis que Martin répète qu’elle a depuis les vacances pris au moins deux kilos. La chaîne hi-fi décide alors de décéder. Du coup Martin se plaint, démonte l’ampli, souffle dedans et perd une vis. Adélaïde s’ennuie, il est 22 h 30. Martin ne dit plus rien, Martin ne lui parle pas. Il s’en va dans sa chambre, elle ne comprend pas bien. Il est 22 h 42, elle le rejoint, il lit un livre. Le silence griffe Adélaïde, et pendant qu’elle se déshabille, ça lui fait des traces jusqu’aux genoux. Dans le lit elle se glisse et Martin ne bouge pas, plongé dans un ouvrage qui a eu le Pulitzer. Il est 23 h 30, elle essaie de dormir. Mais il est bien trop tôt et elle ne comprend rien. Martin éteint. Se tourne vers elle. Puis, sur le ton de la constatation, lui dit : Je t’aime mais je ne te désire pas.
Adélaïde sent tous ses os se fendre soudain de l’intérieur. Je t’aime mais je ne te désire pas. Les mots de Martin résonnent dans la chambre à coucher, les cloisons se rapprochent, la pièce rétrécit tant qu’Adélaïde suffoque. Elle demeure très calme, cependant. Néanmoins, ce qu’elle répond, et ce qui advient ensuite, elle n’en a pas le souvenir. Elle reprend ses esprits seulement après minuit, Martin est endormi, elle saisit ses habits et rejoint le salon. Elle y passera la nuit, assise sur le canapé. Dans son crâne il y aura des flux contradictoires et beaucoup de colère. Le mot deuil et la vision d’une barquette de viande avariée. Au matin elle dira que tout est terminé. Que s’il ne la désire pas, elle ne peut pas rester. Qu’elle n’en revient même pas de l’existence de cette phrase, Je t’aime mais je ne te désire pas, c’est d’une violence inouïe. Il dira je comprends et je suis désolé. S’excusera d’être franc, mais elle ne l’excite pas, ne l’a jamais excité, la preuve c’est qu’à chaque fois ou presque, de fait, il bande mou.
Dans le taxi Adélaïde se posera des tas de questions. Pourquoi Martin est venu vers elle, comment étaient ses précédentes relations sexuelles, est-il nécessaire de mener l’enquête, comment survivre à cet affront. L’ego d’Adélaïde se brise sous l’humiliation. En mille morceaux, y en a partout. Martin ne la désire pas, elle n’est pas désirable. Le sang d’Adélaïde s’est transformé en plomb, son cœur et son esprit empreints de saturnisme.
Judith, Bérangère, Clotilde et Hermeline sont bien sûr horrifiées. Goujat est le maître mot, elles prononcent également pervers, toxique, sale type, mufle et sale con. Judith est stupéfaite : il ne s’est pas regardé. Bérangère explique, d’expérience, qu’elle se méfie beaucoup des moches, ils sont souvent les plus cruels. Adélaïde avoue qu’en le voyant si laid, elle était persuadée que c’était un monstre gentil, reconnaissant envers la main qui le caresse, admiratif du corps femelle qui rentre dans une taille 40, d’autant qu’elle a les seins qui tiennent. Clotilde répète que c’est la faute de sa demande aux déesses. Hermeline, celle du patriarcat. Adélaïde promet aux filles de ne plus jamais le recontacter.
Désormais, la voilà toute seule. Célibataire, encore. Adélaïde aimerait bien se défenestrer mais elle est au premier et sait que ça lui passera, parce que ça passe toujours. Surtout que c’est une question d’orgueil, pas un chagrin d’amour. Ce qui se joue ici, ce qui se gère ici, relève de la déception. Bérangère dit que la déception, c’est son sentiment le plus courant, tellement courant que maintenant ça glisse et qu’elle n’y prête plus attention. Judith dit : Il faut qu’on la venge. Clotilde s’emporte : Je vais faire un livre, écrire sur ce qu’on traverse. Hermeline et Bérangère pensent que c’est une excellente idée. Étant son attachée de presse, Adélaïde sait que ça ne sert à rien, elle ne sera pas entendue. Et puis elle ne veut pas que Martin se reconnaisse, ça lui donnerait des billes pour venir jouer les victimes. Elle conseille à Clotilde de finir son manuscrit en cours, un projet féministe dont le titre est à l’étude. Comme c’est un manifeste, elle emprunte un slogan, pour l’instant Bois mes règles, mais l’éditeur hésite. Adélaïde, tout comme Clotilde, les trouve frileux aux éditions Humpty Dumpty. Elles regrettent Guillaume Grangois qui, lui, n’aurait pas hésité. Mais Guillaume Grangois s’est retiré en Auvergne, où il fabrique du miel qu’il vend sur Internet et dans sa chambre d’hôtes. Il est déficitaire, mais plus sous Lexomil.
Septembre se poursuit, et avec lui le vide saisit Adélaïde comme l’année précédente. Enfin, pas tout à fait. Si le temps est flottant, le soir, Perdition l’attend. La compagnie de ce chat réduit considérablement la sensation de manque affectif. Le silence n’est pas béant, la bestiole est mouvante. Sans compter les câlins. Pour autant Martin a disparu, pas de message, d’appel, il ne like plus ses posts sur les réseaux sociaux. Alors Adélaïde comble le vide par l’attente, contrairement à l’année précédente, elle a quelqu’un à qui penser, même s’il ne s’agit pas d’amour. Elle veut que Martin agonise. Qu’il soit châtié pour ses paroles et massacré pour ses pensées. Qu’il ne touche plus jamais une femme, qu’il ne puisse plus jamais bander, qu’il perde ses dents et son travail et soit changé en un goret qu’elle égorgera à la pleine lune, avant de l’écorcher pour ensuite le faire rôtir. Rien ne se perd et tout se transforme dans le cerveau d’Adélaïde qui depuis la phrase de Martin, évidemment, ne mange plus rien. Au travail, elle a des absences. Martin, lui, a classé le dossier.
Ils se sont revus dans un café, ils avaient des affaires à se rendre. Pas d’effets personnels, des livres, des DVD. Chacun avait son sac Franprix. Martin lui a dit : Je m’excuse, je suis une merde, je suis désolé. Puis : Tu as eu raison de rompre. Puis : Si ça avait continué entre nous, comme je n’avais pas de désir, j’aurais été obligé d’aller voir ailleurs. Puis : Mais je ne t’aurais rien dit puisque tu es pour la monogamie. Ensuite Adélaïde n’a plus aucun souvenir, rapport à l’état de choc.
Elle voudrait Martin malheureux, mais le voit faire le mariole tous les soirs sur Facebook. Il organise des fêtes et va à des dîners. Elle voudrait rendre Martin jaloux, mais Martin n’en a rien à foutre, ils n’en ont jamais rien à foutre quand ils ont classé le dossier. Ils sont capables de cloisonner, les sentiments, l’orgueil, les blessures ne suintent pas. Ils ne ressentent pas la plaie que laisse béante la rupture, la plaie n’existe pas, eux ils traitent un dossier, le dossier est fermé, ils passent à autre chose. Judith pense que chez les filles, les sentiments, l’orgueil, les blessures, ça déborde et ça bave. Tous les autres domaines s’en retrouvent affectés. Judith ajoute : Les filles, des traînées de bave partout, une douleur de limaces, pas de retenue, escargots. Adélaïde se voit comme un morceau de viande faisandée qui suppure. Si Judith a dit ça, c’est à cause du chanteur. L’homme qui depuis des mois lui plaît à l’en rendre folle et s’en torturer l’esprit. Il l’a juste embrassée et il a disparu. Judith depuis face à son mari a sans cesse envie de mourir. Elle prend l’antenne en retard, perd ses notes et ses clefs, oublie d’aller chercher sa fille. Judith se sent solidaire et transfère un petit peu.
C’est presque octobre, il pleut, et dans le cœur d’Adélaïde il n’y a plus personne, personne pour le faire battre et lui donner l’envie de se maintenir vivante. Elle sait que sans Perdition, dont elle doit s’occuper, elle toucherait présentement le fond de la piscine. Adélaïde ne pleure pas, elle songe à Bérangère qui se disait gouvernée par le mot déception. Sa bouche est un peu sèche, dedans, le goût du deuil. C’est une histoire de bleus, de cœur plein d’ecchymoses. Adélaïde Berthel, une femme comme toutes les autres. Qui s’est roulée en boule mais doit se relever.