Grâce au réchauffement climatique, ce vendredi est très agréable, l’été indien début octobre. Adélaïde est bien contente d’avoir posé ses RTT. Ses amies lui ont imposé un petit week-end de remise en forme, ensemble toutes les cinq, trois jours de gynécée. Bérangère a choisi une maison sur Airbnb, juste à côté d’Honfleur. Au programme, balades en plein air, repos, papotages et fruits de mer. Adélaïde hait la campagne et s’en fout complètement de la mer. Elle ne tient pas le vin blanc et déteste faire la sieste, elle ne mange que les crevettes et aucun coquillage, la vue des huîtres ouvertes, ça lui soulève le cœur. Mais elle est plus qu’heureuse d’être avec ses amies.
Sans cette sororité, elle sait qu’elle serait en miettes, étalée sur le parquet. Son ego éclaté en tout petits morceaux, des fragments de Narcisse aux angles tellement tranchants qu’elle se couperait les doigts, ne pourrait les ramasser. Bérangère, Hermeline, Judith et Clotilde forment un cercle tout autour d’elle, comme une armure, un bouclier, un dôme qui enceint sa psyché, son esprit a beau imploser, ses pensées se disperser, sa raison reste protégée, même si elle flotte en particules.
Derrière les vitres du TGV défilent les maisons laides et les champs de maïs, la France périphérique dont les gares sont fermées. Puis viennent les prés, les vaches, les bois, les corps de ferme. La Normandie et ses bocages, ses pommiers sages dans leurs parcelles. C’est déjà trop de vert pour l’œil d’Adélaïde, qui finit le trajet les paupières closes, une compilation de Niagara vissée aux oreilles.
Les filles s’entassent avec leurs sacs dans la voiture de location. Adélaïde n’a pas le permis, c’est aussi le cas de Clotilde. C’est Bérangère qui conduira, Hermeline à Paris a perdu l’habitude et Judith ne veut pas retoucher à un volant depuis qu’elle a embouti la BM de son père en 1997. La maison est humide, le jacuzzi hors d’usage, le mobilier rustique et les murs colorés. Dans la chambre d’Adélaïde, une armoire normande, un grand lit, une coiffeuse. Elle revêt sa tenue du week-end, une robe à fleurs franchement bohème acquise en solde. Hermeline la rejoint en jogging, Clotilde est en treillis, Bérangère a passé un jean. Judith ne s’est pas changée, elle prépare du café et range dans le frigo la bouteille de Coca Zéro réservée à Adélaïde. Afin d’anticiper tout drame, Hermeline et Bérangère prennent la voiture pour aller faire des courses.
Dans le jardin règne le silence, à peine un pépiement d’oiseau. Adélaïde trouve que la campagne, ça a la bande-son d’un décès. Judith a pris ses petites enceintes, elles peuvent y brancher Niagara. Clotilde se soucie des besoins d’Adélaïde et va lui chercher un Coca. Adélaïde se sent toute vide et elle se retient de pleurer. La voix de la chanteuse de Niagara entonne le couplet de Soleil d’hiver : Elle n’était pas du genre à se faire remarquer/C’était jamais elle qu’on invitait à danser. Adélaïde regarde Judith, lui dit : Je vais crever toute seule. Judith tressaille : Ne dis pas ça. Elle ajoute des tas de mots qui se cognent dans sa bouche, des mots très maladroits attrapés dans l’urgence, comme espoir ou rencontre, qui sonnent tellement bancals qu’elle en a honte. Adélaïde fixe Judith, répète : Je vais crever toute seule. Ajoute : Faut être lucide. Puis : Ce qui est difficile, c’est de se faire à l’idée. Le ton est sans appel, Judith tente d’insister, Adélaïde ignore de quoi demain sera fait. Adélaïde sourit, elle connaît la chanson, la voix de la chanteuse s’immisce en conclusion : Au bord du quai doucement elle a sauté/Ses cheveux lentement dans l’eau ont flotté. Quand Clotilde revient, la boisson sur un plateau, les larmes d’Adélaïde détrempent sa robe à fleurs.
Bérangère et Hermeline reviennent, les bras chargés de victuailles et de paquets de cigarettes, pour retrouver les trois filles complètement déprimées. Adélaïde a su être très convaincante, Clotilde s’est rangée dans le camp des esseulées à vie. Judith a de la peine et ne sait pas quoi en faire. Elle s’avoue soulagée de posséder un mari. Bérangère sur-le-champ prépare des gin tonics. Hermeline prend une bière. Il est 17 h 30 et le soleil persiste. Clotilde veut tirer les tarots, Judith est contre. Bérangère sert olives et chips. Le cœur d’Adélaïde accepte d’être soigné.
Le propre d’une soirée entre filles, outre l’inexorable évocation des règles et les souvenirs des accouchements, c’est bien l’échange de confidences dont on tire des généralités. Aussi ce soir les hommes sont-ils tous lâches et déficients. Judith dit que le couple peut être deux solitudes, que quand François lui fait l’amour, il ne la regarde plus vraiment. Elle parle du chanteur à qui elle pense sans cesse, de la fidélité qui après douze années lui pèse un bon quintal pour la toute première fois. Hermeline lui demande si elle supporterait que François aille voir ailleurs. Judith raconte l’époque où la jolie stagiaire de François le draguait, combien ça la rendait fragile, jalouse, à demi folle. Adélaïde précise que la fidélité dans son cas c’est un handicap, que refuser le couple libre à l’heure où les applis de rencontre ont transformé l’amour en mode de consommation c’est passer pour un être de nature réactionnaire. Chacun aspire à mieux, et l’offre est en pixels. Le pacte de fidélité rebute, semble obsolète. Personne n’est prêt à renoncer à la farandole des possibles.
Bérangère ne dit rien parce qu’elle est amoureuse, ça agace Hermeline que ce soit d’un homme marié. Clotilde évoque les Na, une ethnie de Chine, des agriculteurs qui vivent près de l’Himalaya, les traces de leur existence remontent à Marco Polo. Ils sont 30 000 et ont toujours vécu sans l’institution du mariage et la notion de paternité. Les frères et les sœurs na partagent tout et élèvent ensemble les enfants qu’ont eus les femmes. Leur dicton : La part de l’homme dans la reproduction est comme l’action de la pluie sur l’herbe des prairies, elle fait pousser, sans plus. C’est écrit dans un livre que Clotilde lit en ce moment, elle l’a pris avec elle. Les enfants sont conçus lors de visites furtives. Les sœurs habitent avec les frères. Adélaïde demande ce qu’ils font chez les Na des filles comme elle, sans frères, sans famille, et conclut immédiatement : Même dans l’Himalaya je crèverais toute seule. Puis part d’un rire aigu qui fait peur à tout le monde. Hermeline détesterait partager le quotidien de ses frères, Bérangère trouve que tant qu’on ne couche pas avec, ça se discute, Judith n’ayant qu’une sœur, elle n’a pas trop d’avis.
Hermeline a vu un documentaire sur les Na, dedans ils disaient les Mosuo. Elle s’en souvient très bien, ils résident tout près d’un lac que l’on dit empli des larmes de la déesse locale. Elle trouve ça beau, très poétique. Adélaïde rappelle Valerie Solanas, Rien dans cette société ne concerne les femmes. Bérangère note que c’est parfois violent, dans son cas, au travail, les femmes entre elles. Que ça lui est plus aisé, mine de rien, les groupes mixtes. Adélaïde se souvient de la guerre qu’elle menait contre sa collègue Anne-Marie, des formes que ça revêtait, de la mesquinerie. Vipère au groin, quand même. Elle a un petit peu honte de l’épisode du laxatif. Il paraît qu’Anne-Marie n’est jamais retournée aux éditions David Séchard. Elle s’est associée avec un ami qui pratique la permaculture et a ouvert un bar à jus de fruits bio du côté de Montpellier.
Le soleil s’est couché, elles préparent le dîner, magrets de canard, fromages et salade verte. Clotilde prophétise que maintenant qu’elles se font inséminer seules, de plus en plus de femmes vont se passer du couple. Et qu’il va y avoir une recrudescence de bisexuelles, ce qui n’arrangera hélas pas ses affaires puisqu’elle n’a pas de projet d’enfant. Adélaïde souligne que toutes les deux sont seules. Que ça se paie très cher tout au long de sa vie, le refus d’avoir un enfant. Bérangère leur fait remarquer que son fils s’est éloigné, que quand les gosses deviennent adultes, ils s’en foutent complètement des parents, c’est normal. Mais qu’elle redoute clairement lorsque l’heure aura sonné qu’il la place en Ehpad sans se poser de questions. Judith pense à sa fille en coupant son magret.
Le week-end se poursuivra à grand renfort de confidences, de rires, de gin tonics. Le samedi soir Adélaïde fera une allergie, on ne saura pas à quoi, le médecin dira plus tard au pollen. Ses yeux seront collés au réveil, conjonctivite carabinée. Elles iront sur le port déjeuner à 15 heures d’un plateau de fruits de mer. Adélaïde mangera crevettes et langoustines derrière ses lunettes de soleil. Elles regretteront qu’il n’y ait pas de brocante, mangeront énormément de crêpes, diront le plus grand mal de connaissances communes, s’avoueront ivres mortes leur amour réciproque, conscientes que l’amitié est bien une forme d’amour.
De retour à Paris, Adélaïde pensera, caressant Perdition, qu’elle est plutôt chanceuse, et au fond pas si seule. Et que c’en est fini de chercher le garçon.