La mi-août à Paris change la ville en cimetière. Il n’y a plus un bruit, l’odeur d’asphalte brûlant fait songer au fumet d’un incinérateur. Adélaïde s’ennuie et elle est dépitée. Ses amies sont toutes en vacances, elle voudrait tant sortir ce soir mais personne pour l’accompagner. Élias était plus que casanier, ils n’avaient aucune vie sociale, jamais une fête ni un dîner. Adélaïde aspire à jouir de sa liberté. Elle a passé l’après-midi à lire dans un café, espérant sincèrement qu’elle y ferait une rencontre. Le hasard n’existe pas, alors autant s’organiser. Il va de soi que personne n’a prêté attention à une quadragénaire, même très bien habillée, attablée en terrasse. Elle a bu quatre Coca Light, fumé seize Lucky Strike, fini un roman à la mode dont elle a pensé le plus grand mal. Ces dernières vingt-quatre heures, elle n’a interagi qu’avec un serveur et une fille qui lui a demandé du feu.
Il est 19 h 30, Adélaïde est seule et pour le reste du monde, y compris sur Facebook, c’est l’heure de l’apéro. Elle songe à ses amies sur leur lieu de vacances. Judith partie en Grèce avec fille et mari. Bérangère en Ardèche dans sa maison de famille. Hermeline qui randonne quelque part dans les Alpes. Clotilde qui écrit en résidence à Rome. Adelaïde aimerait pouvoir les déranger, avouer : J’appelle au secours. Elle se contente d’envoyer un message à chacune, comme une carte postale, histoire de s’occuper. Elle écrit des mensonges pour se donner du courage. Fière de mon nouveau chez-moi. J’adore ma nouvelle vie. New Life powah rulez. Tout se passe pour le mieux. Elle a photographié en gros plan un détail, quelque chose de joli, le sourire en plastique d’une madone mexicaine, le renflement du tulle mauve qui lui tient lieu de rideaux. Adélaïde recevra en retour des émojis pleins de cœurs d’ici peu.
Que faire quand on est seule, où sortir à Paris quand on est une femme seule, bars de quartier ou bars d’hôtel, elle pense aux clubs branchés, aussi. Elle connaît les adresses, elle est attachée de presse et plutôt dégourdie. Mais elle le sait très bien : s’accouder au comptoir, être à l’aise dans un bar, se lier à des inconnus, elle ne pourra jamais. Quelque chose de l’ordre du blocage, enfant elle était très timide, elle a dû se faire violence pour enfin s’affirmer. Se jeter dans la foule sur une piste de danse, s’y déhancher seulette, entrer en connivence avec les corps annexes, elle ne saura pas faire, et ses jambes se dérobent rien qu’à cette évocation. Adélaïde se demande si saoule ou défoncée elle en serait néanmoins capable, parce que ce serait quand même pratique si elle le pouvait. Elle redoute de passer sa soirée à jouer au Scrabble en ligne. La voilà qui se projette, une bouteille de sancerre ou quelques lignes après. Entre seule dans un bar, s’accoude au comptoir, commande une bière, sourit à ses voisins, engage la conversation. Même raide, c’est impossible. Et puis ça ne sert à rien. Un homme qui traîne le soir accroché au comptoir n’a pas le bon profil. Alors. Pénétrer dans le lobby, se glisser dans un fauteuil club, commander un cocktail, sourire à ses voisins, encore un autre problème. Ils sont plutôt de droite, les mecs des bars d’hôtel. Adélaïde s’inquiète, quoi faire pour ne plus être seule, où croiser à Paris des hommes susceptibles de venir à elle. Adelaïde gémit et cherche sur Internet, où les sites de rencontre s’imposent comme solution.
Adélaïde ne veut pas, Adélaïde s’entête. Elle refuse de finir produit sur catalogue. Elle admet qu’il s’agit de se lancer sur le marché, mais a observé Bérangère toute l’année sur Tinder. Bérangère la chasseuse. Le niveau du gibier, Adélaïde se dit qu’elle vaut beaucoup mieux que ça. Adélaïde a tort. Bérangère prend ce qu’elle trouve. Adélaïde débute et est encore naïve. Très bientôt Bérangère lui confiera : Tu sais, avant c’était facile, on envoyait du lourd sans même s’en rendre compte, maintenant, ça, c’est fini. Et très bientôt la terre s’ouvrira sous ses pieds. Pour l’instant, elle rêvasse. Elle invente des histoires dans sa tête, des histoires qui permettent de supporter le présent. Dans l’une d’entre elles, elle sort ce soir dans un club chic et croise l’âme sœur. Il est grand, émacié, et s’appelle Vladimir. Ils se reconnaîtront et il lui sourira, ses jours se conjugueront à la deuxième personne enroulée de pluriel.
Adélaïde s’ennuie et elle n’a rien à perdre, au contraire il lui faut se débarrasser du temps, de ce temps vacant, de ce temps en trop, de ces heures dont elle ne sait que faire. Elle enclenche sa playlist, encore Étienne Daho, se douche et se maquille, fait quelques essayages devant le miroir en pied. Elle a très peu de recul au milieu des portants. Elle sautille en culotte, se cogne le petit orteil, insulte diverses mamans. Puis opte pour une robe noire, fluide, à très fines bretelles, au décolleté profond, qui lui marque la taille et s’arrête au genou. Elle s’asperge de Poison de Dior, l’original de 1985, pas une de ses déclinaisons sucrées pour les gamines. Puis choisit des sandales à tout petits talons. Se fait un chignon haut, met sa paire de créoles. Hésite entre une pochette et un petit sac à main. Elle ne sait pas où elle va, opte donc pour le sac à main. Elle s’extrait de l’entrée, ferme la porte à clef et appelle l’ascenseur. Dehors, l’air est plus doux. Mais chaque respiration laisse un arrière-goût de cendres. Adélaïde s’en fout que ce soit la fin du monde. Elle marche comme on se noie, le réel n’a plus cours. Elle est dans son histoire, elle ne redoute plus rien, elle est un personnage, de sa vie l’héroïne. Elle arrête un taxi et s’entend prononcer le nom d’un club prisé.
Elle sort de la voiture dans un état de flottement. Devant la porte, la queue. Adélaïde s’allume d’abord une cigarette pour se donner une contenance. Les gens sont tous en groupe, les gens sont tous en couple. Adélaïde dégaine aussitôt son portable et feint de communiquer. Elle voudrait que son corps leur raconte une histoire, à ces gens qui pourtant ne la regardent pas. Quelqu’un va la rejoindre, ou elle rejoint quelqu’un. Adélaïde dit ça au physio de la boîte qui ne lui demande rien : Je vais rejoindre quelqu’un. Ça devient son scénario. Elle descend l’escalier, fouille la foule des yeux. Traverse la piste de danse, arpente lentement le bar. Puis ressort son portable, écrit des SMS qu’elle efface aussitôt, prend un air agacé, attend d’être accostée, elle veut s’entendre dire : S’il ne vient pas, tant pis, il n’en vaut pas la peine. Adélaïde regarde les hommes, les trois quarts sont bien plus jeunes qu’elle. Adélaïde regarde les femmes, elles ont trente ans et sont plus belles. Elle commande un gin tonic au bar et ne sait pas quoi faire. À cet instant précis, elle a envie de mourir. Elle repère un quadra, il a de la bedaine, elle pense avoir ses chances, elle est plus jolie que lui. Elle s’approche et se pose dans son champ de vision. Il ne se passe rien, son regard la transperce. Adélaïde découvre l’invisibilité de la femme de cinquante ans, avec un peu d’avance. À cet instant précis, elle se sent déjà morte, elle commande en zombie un deuxième gin tonic, le boit sans s’en rendre compte, enchaîne sur le troisième. Le DJ joue New Order, Adélaïde s’en va danser sur Blue Monday afin de vérifier si elle est devenue socialement un fantôme, sur le marché de l’amour, de la viande avariée.
Elle entre sur la piste le plus gracieusement possible, affiche le sourire d’une fille en train de s’amuser. Les années 80 sont redevenues à la mode, et c’est son truc à elle, les années 80. Elle se force moins que prévu, d’autant plus qu’elle est ivre. Elle ne tient pas l’alcool, depuis son premier Malibu elle vomit au quatrième verre, quel que soit son contenu. Elle n’a pas compté, mais son ventre se fera citrouille, un verre de plus et en plein bal se retournera son estomac. Elle se déhanche en rythme, ses avant-bras serpentent. Elle s’efforce d’établir un contact, de plonger ses pupilles dans celles des autres danseurs. Seules deux jeunes femmes soutiennent son regard. Elle observe les corps qui s’agitent autour d’elle. Aucun d’entre eux ne l’attire, mis à part un grand brun à qui le nez aquilin donne un air de Vladimir. Adélaïde y croit, le hasard n’existe pas, elle s’est organisée. Le morceau dure sept minutes, Adélaïde le sait. Elle tente un rapprochement, fait un trop grand mouvement, en perd presque l’équilibre. Elle a envie de rire mais personne ne l’a remarquée. Personne, y compris Vladimir. Elle se reprend, s’accroche, suit les synthétiseurs. Vladimir quitte la piste, le morceau n’est pas fini. Adélaïde alors va vers lui et lui parle, elle n’en revient pas elle-même, le culot dont on fait preuve quand on est héroïne. Il va de soi qu’elle est en sueur et sent le gin. Qu’importe. Il répond, ils se parlent, ou plus exactement ils hurlent : Tu viens souvent ici, La musique est pas mal, T’as dit quoi, Tu veux boire quelque chose. Tu veux boire quelque chose, c’est Adélaïde qui pose la question. Vladimir n’entend pas. Adélaïde répète. Vladimir ne répond pas. Il ne la reconnaît pas. Vladimir ne sourit pas, il est déjà parti. Le cœur d’Adélaïde se remplit d’une honte épaisse. Elle en reste statufiée, tandis que son cœur déborde. La honte se répand, acide et glutineuse, bientôt tous ses organes se retrouvent liquéfiés.
Adélaïde jamais ne racontera cette soirée. Pas même à Judith, Bérangère, Hermeline ou Clotilde. Elle est allée danser, il ne s’est rien passé, il n’y a rien à en dire. Elle a osé y aller, elle aura essayé, et elle a découvert qu’elle était translucide. À mille et une reprises on lui a marché dessus, tant son corps ne compte pas, ne peut être perçu.
Une fois rentrée chez elle, elle a mis France Culture et s’est démaquillée. Ensuite elle a pleuré, des sanglots réguliers, ça a duré longtemps. Si longtemps que son visage en a été meurtri. Le sommeil ne réparera rien, elle portera un masque la journée du lendemain, le masque du chagrin, ses cernes en traînées d’huile. Sa peau, grasse et bouffie. Ses espoirs, embaumés.
Adélaïde s’endort en retrouvant son âge. Il fait chaud et ses longs cheveux s’enduisent de sueur. Ses cheveux qui sont blancs, cachés par la couleur. Adélaïde cauchemarde, elle marche dans un cimetière, une horde de zombies silencieusement l’accostent, la violent et la dévorent, tout ça sans faire un bruit. Pendant qu’elle se débat, ses cheveux s’emmêlent sur l’oreiller. De larges mèches s’enroulent tout autour de son cou, Adélaïde suffoque, aussitôt se réveille et songe au mot suicide.
C’est l’histoire d’une fleur bleue coincée entre deux pages, qui se dessèche en direct d’un authentique herbier. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme tant d’autres. Qui, à quarante-six ans, voit disparaître l’aura qu’elle avait jeune fille.