C’est le jour d’Halloween, le sabbat de Samain. Adélaïde aurait préféré le célébrer chez Judith, mais elle accompagne Clotilde dans un festival de littérature expérimentale à trois heures de chez elle, parce qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Clotilde doit y présenter une performance où elle dépiaute Le Petit Robert en l’accusant de sexisme, puis chante faux et très fort sa version féministe du Chant des partisans devenus partisanes. Elles ont pris un TER, posé leurs affaires à l’Ibis, tenté de trouver du soda à l’aspartame. Découvert le petit théâtre où la soirée doit se dérouler, dit bonjour aux auteurs croisés, parlé aux organisateurs. Il est autour de 15 h 30.
Deux jeunes artistes déchargent les accessoires de leur intervention du lendemain, des cageots remplis de poulets morts. On entend dans le foyer des bribes du filage en train de se dérouler dans la salle d’à côté. Une liste de noms propres, la liste des GAFA et des entrepreneurs de la Silicon Valley. De temps en temps retentissent les échos d’une voix synthétique qui dit quelque chose en anglais. Dehors bien entendu il pleut, Météo France prévoit jusqu’à demain des trombes d’eau, ce qui fait qu’Adélaïde voit clair dans le programme. Le public sera composé des dix intervenants, des amis de ces derniers et du libraire local. Clotilde a l’habitude, ça lui arrive souvent. Parfois les salles sont grandes, le public convaincu. Parfois c’est difficile, le public est résistant, le contexte inadapté. D’autres fois comme ce soir, presque personne ne vient. Pour autant elle se dit que c’est important quand même. Que lire devant ses pairs, écouter ses collègues fait partie du travail. Et que ce sont aussi des lecteurs comme les autres, les amis de leurs amis. En tant qu’attachée de presse Adélaïde, elle, considère que c’est une perte de temps. En tant qu’amie elle sait que pour Clotilde, partager son travail dans des lectures publiques, c’est extrêmement important.
Il est 16 h 25, sur scène Clotilde fait ses balances, des essais voix, teste le micro et ses pédales. Adélaïde l’observe, calée au premier rang. Soudain la porte s’ouvre, entrent dans la salle deux hommes, Abel Caster, un poète contemporain, vieil ami de Clotilde, suivi de son musicien. Adélaïde les salue sans vraiment les regarder. Rapidement le musicien s’assoit à ses côtés, tandis que Clotilde trafique sa voix et lance une séquence de larsens prévue sur son ordinateur. Il se présente à Adélaïde et dit qu’il n’a pas vu Clotilde lire depuis J’habite dans mon frigo. Adélaïde se souvient qu’alors, la bande-son de Clotilde était constituée de bruits de réfrigérateurs de marques et d’époques différentes, qu’elle malaxait ad nauseam, composant un tapis sonore qui rendait sa lecture inaudible. Aussi précise-t-elle aussitôt : La pratique de Clotilde a beaucoup évolué. Le filage s’achève, le poète et le musicien prennent place sur la scène ; le poète sort ses feuilles, le musicien son Mac, les filles écoutent un peu, c’est de bonne qualité, elles retournent dans le foyer. On sert le catering, il n’y a pas de Coca Light et les quiches sont mal cuites.
Il est 18 h 45. À table le musicien rejoint Adélaïde qui est bien embêtée : elle ne sait plus son prénom. Il s’appelle Adrien et il est volubile. Il lui sourit et lui pose beaucoup de questions. Il est 19 h 57. Adélaïde est étonnée, mais force est de constater : il s’intéresse à sa personne. Elle est excessivement surprise. Pas seulement que ça arrive, mais aussi à cause du profil, Adrien est un très bel homme, du genre qui met tout le monde d’accord. La cinquantaine plus que ténébreuse, la barbe de trois jours grisonnante. Elle n’attire pas ce type d’homme-là, c’est hors de sa catégorie. Elle se demande ce qui se passe, n’est pas certaine de voir très clair. Mais Adrien lui touche le bras, cherche à la faire rire, la provoque. Lui propose, sous le petit auvent, d’aller fumer une cigarette.
Adélaïde marque une distance pour vérifier que l’homme avance, qu’il lui fait bien en paon la roue, que ses signes sont adressés à elle. Qu’elle n’interprète pas, ne rêve pas debout. Ils sont seuls, il lui parle de très près. Partage sa dernière cigarette, leurs doigts se frôlent et la tension s’installe dès lors comme officielle. Il la complimente frontalement en la regardant dans les yeux. Adélaïde perd ses moyens, en fait tomber la cigarette. Ils rient, et aux tréfonds d’elle-même elle pense à l’expression coup de foudre. Les lèvres d’Adrien, elle les embrasserait bien, parti comme c’est il semble que d’ici quelques heures ça pourrait se produire.
Clotilde a compris leur manège, elle ne va pas tarder à monter sur scène, dans les loges elle lui dit : Par Héra, qu’il est beau. Puis : Il te tourne autour, ça se voit, c’est évident. Elle ajoute : Vas-y fonce. Adélaïde retourne à sa place dans la salle, il va de soi qu’Adrien a gardé un fauteuil. Il est 21 heures. Durant la performance proposée par Clotilde, tout en Adélaïde n’est que stratégie de contact. Elle pense au Rouge et le Noir, à la scène de la main, lorsque Julien Sorel saisit celle de Madame de Rênal, pendant que Clotilde s’agite en arrachant sous les lumières une première page du dictionnaire. Adrien lui frôle le genou, sur l’accoudoir leurs bras se touchent. Dès lors Adélaïde ne voit ni n’entend Clotilde, elle se fabrique un nouveau souvenir, celui de sa première soirée aux côtés d’Adrien, à l’aune de leur premier baiser, à l’orée de leur première nuit. Elle s’attend à ce qu’Adrien lui prenne délicatement la main. En déduit que c’est trop tôt et applaudit Clotilde.
Abel Caster et Adrien devant assurer la suite, ce dernier s’enfuit dans les loges, non sans avoir réclamé à son départ un enfantin bisou. Le cœur d’Adélaïde est dans la stratosphère, son âme remercie l’univers, son esprit se tourne vers Aphrodite qu’elle reconnaît en déesse mère. Tandis que Clotilde signe quelques livres, Adélaïde dans les toilettes pousse des cris de joie silencieux.
Il est 22 h 30, le spectacle reprend. Le poète ne fait pas de rimes mais dit la vérité. 4 millions de Français sont ou ont été victimes d’inceste, on estime actuellement que deux enfants par classe endurent ce crime en huis clos. Attendu que Clotilde a durant sa performance rappelé qu’en France un féminicide est commis tous les deux jours et une agression homophobe tous les trois jours, le public passe une bonne soirée. Adélaïde n’a d’yeux que pour le musicien. Elle se demande d’ailleurs, en le voyant affairé devant l’écran du Mac, de quel instrument il joue, en fait, à l’origine. Si hors du logiciel il se tient aux claviers ou secoue sa guitare. Il est bien trop extraverti pour être bassiste. Ce qui l’attend bientôt, la sérénade en riff ou en nappe mélodique, elle aimerait bien le savoir. Et que bientôt s’approche, son cœur le réalise, battant plus fort encore, lui réclamant maintenant de faire le premier pas.
Il est 0 h 15, le théâtre ferme et dans le foyer Adélaïde et Adrien semblent dans une bulle inoxydable. Ils ont beaucoup de goûts en commun, évoquent des anecdotes de leur adolescence. À 1 h 30, Clotilde décolle Adélaïde du bar. Accompagnés par le poète, tous rentrent à pied à leur hôtel, se perdant en chemin malgré le GPS. Les chambres se suivent, marquer un temps d’intimité devant le groupe est impossible. Le cœur d’Adélaïde se retourne, Adrien lui fait un clin d’œil avant de refermer la porte en lui susurrant un Dors bien. À 1 h 45 Adélaïde ne dort pas et demande Adrien en ami Facebook. Il accepte aussitôt. Une cloison les sépare. Ils échangent des messages jusqu’à 3 h 50. Les tout derniers contiennent de nombreux émojis.
Le lendemain midi, Adélaïde émerge. Un papier a été glissé sous sa porte. Adrien a écrit son numéro de portable, J’ai dû prendre le train. Suivi de Doux baisers. Adélaïde trouve d’abord ça charmant, mais dans un second temps, Doux baisers l’épouvante. Un petit côté désuet et un peu ridicule. Dans le train Clotilde lit et Adélaïde reste tout le trajet sur son téléphone, à échanger des SMS. Clotilde la félicite et lui fait promettre à la gare de la tenir au courant de l’épisode suivant, à savoir le rendez-vous. Chez elle Adélaïde ne réalise toujours pas, elle se répète pourtant : Il se passe quelque chose. Adrien lui propose de se voir un soir dans le courant de la semaine. Dès qu’elle le peut, elle lui manque trop. Il l’écrit d’ailleurs en toutes lettres.
Avant qu’ils se mettent d’accord sur le lieu du rendez-vous et valident la date, le cerveau d’Adélaïde exige de prendre la main. De vérifier qui est, au fond, cet Adrien. Elle a bien sûr la veille épluché son Facebook et fait le tour de Google, mais ce n’est pas suffisant. Il est tellement à l’aise, beaucoup trop avenant. Sans compter Doux baisers. Une formule fabriquée. Il se pourrait que tout ça ne soit pas l’œuvre d’un coup de foudre, mais d’une mécanique, d’un plan très bien huilé, Adrien si ça se trouve n’est qu’un odieux play-boy, un simple sérial baiseur. Adélaïde se dit qu’elle ne peut pas prendre de risque, elle veut une relation qui ne soit pas que sexuelle.
Comme c’est un musicien, elle s’en remet à Judith, tombe sur son répondeur, précise : Ici code rouge pour un dossier garçon. À peine sortie de la radio, Judith la rappelle et s’enquiert du nom. Revient avec les infos en moins d’une demi-heure. Adrien est marié. Le cœur d’Adélaïde se fige en un instant. Celui de Judith se tord de douleur pour sa sœur. Devant son téléphone, Adélaïde hésite, puis demande du pouce à Adrien : Avant d’aller plus loin, je voudrais vérifier. Tu es bien libre au moins ? Il s’écoule vingt minutes, ensuite Adélaïde découvre qu’il est possible de balbutier par écrit. La réponse est très longue, des phrases comme Tu me touches et J’en suis désolé, Pas libre au sens où tu l’entends. Adélaïde bloquera aussitôt Adrien. Elle ne versera pas une larme, il lui aurait dit tôt ou tard : Je te désire mais je ne t’aime pas.