C’est le cœur d’Adélaïde, le héros de cette histoire. C’est lui qui cogne et saigne, exige et se déploie. C’est lui qui fait le deuil, englouti par le vide. C’est lui qui seul s’entête à battre toujours plus fort. Parfois il s’imagine qu’il n’est plus fait de chair, mais de matériaux composites, de fibres synthétiques, l’aorte ignifugée.
L’automne dévore les crépuscules, Adélaïde enfin accepte son célibat. Elle se dit que c’est une phase et qu’elle doit l’accueillir, qu’à trop vouloir lutter son ego et son cœur finiront abîmés. Adélaïde est raisonnable, elle s’incline, elle n’a pas le choix. C’est écrit dans les chiffres, bien plus de femmes que d’hommes, elle ne peut se soustraire à la réalité.
Ainsi, Adélaïde soigne son épousite aiguë par des bains de solitude. Le silence ne l’inquiète plus, désormais il la berce. Elle écoute de la musique sans chercher à danser dessus avec Vladimir. Son lit de 1,20 mètre est resté virginal, et son appartement est celui d’une jeune fille. Mademoiselle Adélaïde, quand elle se regarde dans la glace, c’est pour s’y mirer en chanson, s’imaginer qu’elle extermine d’un revers de main ses soupirants. Elle n’a plus envie de personne, est soulagée d’être sans liens.
Elle traverse les mois, les semaines et les journées plus forte et plus légère. Consciente d’être privilégiée, bientôt ce sera la fin du monde. Adélaïde se réjouit chaque jour de ne pas avoir fait d’enfants. La collapsologie s’impose mais ne l’atteint pas. Judith, elle, lui confie en se tordant les doigts : Les enfants de ma fille n’auront peut-être pas d’eau. Adélaïde veut jouir avant la fin du monde. Elle est sûre de s’éteindre avant l’effondrement, d’ici trente, cinquante ans, selon les prévisions.
Dans le cercle d’Adélaïde, des choses se modifient. Bérangère s’approprie le statut de maîtresse de façon officielle. Elle juge ça très pratique, résume à ses amies : J’ai un mec à mi-temps. Adélaïde trouve triste qu’elle ait renoncé au couple. Hermeline reste choquée et ne cesse de lui poser des questions sur l’épouse. Judith aimerait pouvoir oublier le chanteur, depuis le temps que ça dure, c’est un fantasme absurde qui a cristallisé. Elle implore ses amies de l’aider par un rituel, briser le lien, l’attirance, le sortir de sa tête. Judith aime son mari et se sent possédée. Clotilde lui conseille de se rendre chez un psy. Elle pense que le chanteur incarne les possibles auxquels elle doit renoncer, que les déesses n’y peuvent rien, qu’elle doit juste accepter.
C’est déjà fin avril. Adélaïde se rend ce soir-là à une fête chez des amis de Judith qui tient à la sortir. Judith s’inquiète beaucoup, la vie d’Adélaïde se résume au travail et à quelques verres pris en sortant du bureau avec deux trois amis. Elle l’entraîne à l’anniversaire d’un journaliste, les compagnons d’Adélaïde ont souvent été journalistes. Elle les trouve intelligents, curieux, charismatiques, la plupart du temps. Judith est persuadée que ce sera un vivier, de source sûre ils sont nombreux à y être célibataires. Adélaïde met un chemisier totalement dénué de décolleté mais dont les manches bouffantes donnent une certaine allure. Elle est ici à l’aise, des visages familiers lui sourient dans chaque pièce. Les hommes ont de la prestance, Adélaïde par jeu repère les proies potentielles. Bien sûr, aucun n’est libre. Adélaïde dit à Judith qu’il est temps de lâcher l’affaire. Elle ajoute : Faut se faire une raison, et l’entraîne sur la piste de danse au milieu du salon.
Elles se trémoussent sur Blondie et s’amusent sur Kim Wilde. Soudain le rythme devient indansable et la mélodie inconnue. Quelqu’un a repris les platines, maintenant c’est de l’électro pointue. Adélaïde reconnaît Luc. Elle ne l’a pas revu depuis la fête chez Judith, il y a plus d’un an. Il était déjà mince, mais ses traits sont creusés, la rumeur veut qu’il sorte d’une passion dévorante. Il est assis devant l’ordinateur, le visage éclairé par l’écran. Il est d’une beauté bouleversante, qu’Adélaïde juge inaccessible. Quand elle regarde Luc elle pense au Sturm und Drang et aux Souffrances du jeune Werther. Adelaïde envisage Luc comme un sublime objet précieux, dont elle n’aurait pas les moyens. De fait, elle lui parle à peine, mais son regard ne peut le quitter. Ce qui lui permet d’assister au manège d’une très jolie blonde qui semble plus qu’intéressée. Adelaïde se dit que les choses se répètent, et elle déteste ça.
Luc a repoussé la blonde : il préfère faire le DJ. Adélaïde s’approche, ne sort que des banalités, puis rejoint Judith pour lui confier sa honte. Judith s’étonne qu’elle bloque à ce point, lui rappelle que Luc est connu pour être un garçon compliqué, mais se réjouit qu’Adélaïde ait une occupation. Judith lui dit : Va et sois brave. Elle ajoute : Tu n’as rien à perdre.
Adélaïde retourne aussitôt dans le salon, elle sait très bien ce qu’il faut faire. Flatter le choix des morceaux de Luc, faire son intéressante en feignant d’être en transe grâce à sa construction. La blonde présentement saute partout en poussant des petits cris aigus. Le corps d’Adélaïde empeste la défaite. Elle part dans la cuisine se faire un gin tonic.
Adélaïde s’en va sans reparler à Luc. Elle enfile son manteau sans même lui dire au revoir. Luc continue de mixer et ne s’en rend pas compte. Pour lui Adélaïde est une fille comme tant d’autres, depuis quinze ans il la croise chez des amis d’amis. Rentrée chez elle Adélaïde constate qu’elle est troublée. Elle caresse Perdition en ne pensant qu’à Luc. Toujours célibataire et sans aucun enfant, le profil est si rare, ce serait un peu stupide de ne pas tenter le coup. Adélaïde se dit : Je ne vais pas attendre une hypothétique fête dans l’année à venir. Elle réfléchit un peu. Elle n’a aucun moyen de l’approcher discrètement, de le croiser par hasard. Elle le connaît très peu, n’a pas son numéro. Adélaïde fait des recherches, le mail d’invitation envoyé par Judith, elle trouve l’adresse de Luc, décide de lui écrire. Adélaïde dès lors a dans le crâne un champ de bataille, l’orgueil et la raison, en elle tout se déchire. Elle s’expose au refus mais ne veut pas y mettre le mot humiliation. Elle se voit comme une joueuse qui n’aurait rien à perdre, se dresse bravement, avance, tente son coup de poker en quatre lignes frontales. Il lui plaît et elle pense qu’ils peuvent être compatibles.
Adélaïde clique sur Envoi avec la sensation d’activer une option qui peut changer sa vie. Elle est très fière d’être agissante, se sent extrêmement courageuse. Elle sait que les chances sont infiniment minces, Luc n’est sorti qu’avec des blondes, généralement des avions de chasse. Il n’est pas impossible qu’il lui réponde : Je t’aime bien mais je ne te désire pas. Adélaïde sait qu’elle prend le risque de se sentir encore une fois comme un vieux rôti faisandé, mais elle est psychiquement préparée cette fois-ci.
Durant les heures qui suivent son cœur bondit au bip des notifications. Elle savoure cet espoir, la possibilité d’un nouveau commencement. Elle ne se projette pas, pour la toute première fois elle ne s’imagine pas dans la quotidienneté, la conjugalité, la salle de la mairie. Les bains de solitude ont été efficaces, elle se découvre guérie de l’épousite aiguë. Son sommeil sera doux, légèrement mordoré.
La réponse tardera, Luc ne s’y attendait pas il est désarçonné. Deux jours devront s’écouler. Le retour sera délicat et d’une grande élégance, permettant à Adélaïde de vivre ce refus sans qu’il ait le goût de l’échec. Elle se dira : Cet homme est hors de ma portée. Son cœur sera capable, alors, de l’oublier. C’est qu’il a tant vieilli, le cœur d’Adélaïde. Il accepte le réel, il sait se protéger. Il ne veut plus saigner, se préfère encore vide. Le cœur d’Adélaïde se voudrait embaumé.
Ce qu’il va devenir, le cœur d’Adélaïde, c’est bien sûr la question qu’ici il faut se poser. Sa seconde partie de vie, à notre Adélaïde, se déroulera sous quelle forme, quel en sera le schéma existentiel ? Adélaïde survit, c’est une femme comme tant d’autres. Ce qu’elle va devenir, difficile de trancher.