Amour année zéro


Peut-être qu’Adélaïde finit par être lassée des bains de solitude. Peut-être qu’une nuit de pleine lune ou de solstice d’été, elle réédite sa demande auprès des sept déesses en la formulant mieux. Elle pense à des détails extrêmement précis, sa liste est longue, ses amies convaincues. Hermeline se demande quand même si le cahier des charges n’est pas un peu trop lourd pour être réalisable. Bérangère doit admettre qu’avec tant de paramètres, si le rituel fonctionne, Aphrodite sera vraiment plus performante que Tinder. Judith est persuadée qu’on a tous une âme sœur, et dans son cas plusieurs, ce qui explique que le chanteur n’arrête pas de la rappeler. Judith ne cédera pas : Clotilde par mansuétude l’aura désenvoûtée.

 

Quand vient le mois de septembre, à la faveur d’une fête chez des amis de Judith, elle le rencontre enfin, celui qui ressemble à Vladimir. Il a quarante-six ans, les pupilles dilatées et beaucoup de prestance, son nez est gigantesque, durant tout le lycée son surnom était Cyrano. Il est intelligent et rédacteur en chef d’un média pour les geeks. Nous l’appellerons Grégoire, c’est un joli prénom pas encore employé.

 

Grégoire n’a pas d’enfants, a toujours été contre. Ce qui explique partiellement qu’il ne soit pas en quête d’une femme plus jeune. Grégoire n’est pas trop névrosé, a déjà enterré sa mère et terminé il y a des lustres une analyse qu’il avait entreprise par simple curiosité. Il est divorcé depuis trois ans, a de bons rapports avec son ex. Accompli professionnellement, il n’est pas pétri de frustrations. Grégoire possède de nombreux atouts, un timbre de voix charmant, un sens de l’humour développé et un petit deux-pièces à côté de République. Il aime être surpris et est très créatif. Ça n’a rien d’excitant pour lui de dominer intellectuellement sa partenaire. Ce qui explique définitivement qu’il ne donne pas dans les femmes plus jeunes.

 

Adélaïde plaît à Grégoire, comme quoi ça pouvait arriver. L’époque est au consumérisme, mais Grégoire préfère se fixer. Pour autant, il ne cherchait pas, Adélaïde s’est imposée. L’amour c’est quand deux solitudes se reconnaissent au point de s’embrasser.

 

Le cœur d’Adélaïde n’a plus les mêmes attentes maintenant qu’il est guéri de l’épousite aiguë. Grégoire est perçu pour lui-même, il n’incarne pas une fonction. Adélaïde n’a plus besoin d’être sécurisée, elle est affectivement devenue autonome. Elle n’est plus en quête de fusion, elle tient à son intégrité. L’amour c’est quand deux solitudes se complètent sans se dévorer.

 

Adélaïde trouve son élu, s’ensuit un nouveau commencement. Adélaïde s’adapte vite, elle se coule dans la vie à deux. Une vie très différente de celles qu’elle a connues. Il n’est pas impossible d’inventer son modèle. Elle ne s’y ennuie pas et fait peu la vaisselle. Grégoire est inventif, quant à Adélaïde, on la sait astucieuse. Ces deux-là se comprennent et ils savent s’étonner. L’amour c’est quand deux solitudes se surprennent à s’en faire trembler.

 

Ils s’installent rapidement ensemble, louent un appartement trop petit dans un quartier convenable, à moins qu’ils ne préfèrent 75 m² dans un quartier sordide. Ou que Grégoire ne revende son deux-pièces, et qu’ils prennent un crédit. Dans ce cas le même choix se posera, en tant que propriétaires. Bien entendu Grégoire est comme Adélaïde : il a la chlorophylle en horreur, la campagne l’angoisse, la banlieue le déprime, sa vie est à Paris. Aussi seront-ils maudits jusqu’à leurs derniers jours sur le plan du logement.

 

Aphrodite est revenue, le cœur d’Adélaïde en est tout irisé. Grégoire sera le dernier, au bout de quelques années, bien sûr, il l’épousera. Hermeline sera affligée de constater que son amie reste dans un schéma aussi traditionnel. Judith s’en réjouira, d’autant plus que son mari et Grégoire s’entendent bien. Bérangère ne pourra pas venir, la femme de son amant venant juste d’accoucher, elle ne sera pas en état, rapport au Lexomil. Clotilde gardera le chat pendant le voyage de noces.

 

C’est ainsi que peut se finir l’histoire d’Adélaïde. Elle se retrouve un conjoint et poursuit sa carrière. Elle n’aura pas été longtemps célibataire, pourtant cette parenthèse marque une éternité. La solitude c’est quand se meurt le mot amour. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme plein d’autres. Elle a besoin qu’on l’aime pour se sentir exister.