Quoi qu’il en soit, Adélaïde se retrouve à soixante-seize ans seule, par choix ou à la suite de l’enterrement de Grégoire. Les hommes meurent en premier, d’ailleurs Judith est veuve. Clotilde célibataire, Bérangère également. Hermeline s’est mariée il y a trois décennies, sa femme s’appelle Jasmine, elles ont eu deux enfants. Hermeline est la première à être surprise par son destin. Elles habitent à Montreuil, dans une très grande maison. Si grande que c’est ensemble, toutes ensemble qu’elles y vivent.
Elles ont monté un collectif, une minuscule structure qui édite des ouvrages, organise des lectures, des performances et des concerts dans leur garage aménagé. Les filles de Lilith, ça s’appelle. Clotilde s’occupe des livres, Judith de la musique, Hermeline du graphisme, Adélaïde de la communication et Bérangère des comptes. Leur catalogue, comme leur programmation, est exclusivement féminin. Elles apportent leur soutien à des voix émergentes, tout en étant certaines de ne pas s’ennuyer.
Le cœur d’Adélaïde s’emballe une fois tous les trois mois, quand Judith organise une de ces fameuses fêtes dont elle a le secret. Leur cardiologue est contre, mais elles ne l’écoutent pas. Elles ne veulent pas renoncer à leurs vieilles habitudes. Vers les quatre-vingts ans, elles auront beaucoup de mal à trouver un dealer. Pour autant elles danseront toujours sur les mêmes titres, jusqu’à ce que la musique se change brusquement en électro pointue. Luc se déplace désormais avec un déambulateur mais tient plus que jamais à être le seul DJ.
Adélaïde aura de très jolis souvenirs mais aucune nostalgie. Le quotidien sera doux, entourée de ses amies, même s’il est vrai que Clotilde sort très peu de sa chambre. Perdition depuis longtemps aura quitté ce monde, mais elles auront quatre chats, deux de gouttière, deux siamois, qui porteront des noms de maladies exotiques et de médicaments. Adélaïde chaque jour sera dans le partage et la stimulation, au point d’en oublier qu’elle va bientôt mourir. Son attaque aura lieu au-dessus de la tablette du lavabo, un soir de Saint-Sylvestre. À toutes, ça fera une peine folle. Et un choc, elles ne seront plus les mêmes. Bérangère, puis Judith et Clotilde s’éteindront. Hermeline les pleurera dans les bras de Jasmine. Ses enfants lui diront de vendre la maison, bien trop grande, de Montreuil. De prendre un simple trois pièces et de se rapprocher d’eux. Hermeline finira ses jours du côté d’Arles. Avec elle disparaîtra toute trace d’Adélaïde. La mémoire des vivants, elle seule, contre l’oubli.
C’est comme ça qu’elle s’achève, l’histoire d’Adélaïde. Une communauté de filles, parce qu’il faut être lucide et toutes s’y préparer. Il y a plus de femmes que d’hommes et ils meurent en premier. À défaut d’être lesbienne, il faut être inventive. Qu’Aphrodite soit partie ou qu’elle préfère rester. Certains peuvent être en couple, mais rongés de solitude. Il n’y a que l’amitié et la sororité qui préservent de l’abîme. Mode de vie adapté, en cercle se regrouper, s’organiser pour rire et ne pas crever toute seule.
Le cœur d’Adélaïde s’est transformé en cendres dans le crématorium. Il repose à Montreuil, dispersé sur le gazon d’un petit jardinet. L’herbe est haute, à présent. Le cœur d’Adélaïde n’avait aucun regret. Quand le cercueil a flambé, le crépitement des flammes, ça faisait comme une chanson. L’herbe est dense sous le vent. La musique, paraît-il, c’est très bon pour les plantes.