Adélaïde s’étonne, mais elle est soulagée de retourner au bureau. Elle a en une semaine adressé la parole à moins de quatre personnes. Le serveur du café, la caissière du supermarché, sa voisine de palier et son chien, un yorkshire. Judith rentre demain et Bérangère ce soir. Hermeline la semaine prochaine et Clotilde dans trois jours. Adélaïde bien sûr a appelé le deuxième cercle, mais elle s’est vite heurtée à la voix de leur répondeur.
Les éditions David Séchard sont de l’autre côté de Paris, Adélaïde s’y rend en prenant le bus 975. Ce n’est pas le plus direct, mais elle aime le trajet. Elle observe par la vitre les petits commerces de quartier qui se sont changés en bars à jus de fruits, en microbrasseries artisanales et en resto-friperies vegan. Elle se demande ce faisant s’il lui serait possible de rencontrer quelqu’un au creux des transports en commun. Et pour la première fois, elle regarde, jauge les corps masculins qui l’entourent. Elle s’imagine soudain dans les bras du petit brun ou du grand blond en jeans. Assise sur les genoux du quinqua qui consulte ses mails en bras de chemise. Elle se raconte quelle vie elle mènerait avec eux. Dans quel appartement, dans quel arrondissement, comment s’habillerait-elle, que mangeraient-ils le soir, qui ferait la vaisselle, comment feraient-ils l’amour. Elle visualise leur tête à l’éjaculation, a aussitôt envie de vomir. Adélaïde se fait peur, un peu, il faut l’avouer. Elle s’attendait à être triste, mais pas à ce point obnubilée.
Adélaïde s’approche à grands pas de son travail et déjà dans la rue, elle croise des connaissances. Les éditions David Séchard sont une maison ancienne et plutôt importante. Il y a des tas de services, l’éditorial, la fabrication, le commercial, le marketing, la presse, la comptabilité et le juridique. Les postes de pouvoir y sont aux mains des hommes, les assistantes pullulent comme au temps de la sténo. Adélaïde pense à ce sondage repris par France Info : 14 % des couples se sont formés dans le cadre de leur vie professionnelle. Soit environ un couple sur sept. Adélaïde se dit qu’à la pause déjeuner, elle passera au CE. Pour l’instant elle minaude un peu dans l’ascenseur.
Adélaïde s’installe enfin à son bureau. Tout est parfaitement à sa place. La photo de Xanax, son siamois décédé, son agenda épais, ses grands cahiers, ses notes. Dans son ordinateur, sa boîte mail est remplie au-delà du raisonnable. La rentrée littéraire est un enjeu majeur, au poste d’Adélaïde, elle se prépare dès le mois de mai. Plus de 300 romans français sont publiés fin août. 20 à 40 % du chiffre d’affaires annuel des maisons d’édition sont alors en jeu, et c’est la course aux prix. Les éditions David Séchard sortent douze titres à cette rentrée, neuf romans français et trois étrangers. Adélaïde a deux collègues et une supérieure hiérarchique, elles se sont partagé le travail. Adélaïde a quatre ouvrages à défendre, quatre écrivains à protéger. Deux qu’elle a pu choisir, dont elle s’est déjà occupée : Marc Bernardier, un romancier aventurier, et Ève Labruyère, une écrivaine fantasque qui cette année s’est essayée au roman rural. Ces deux-là, elle les aime beaucoup et les placer est très facile. Leurs livres sont appréciés et ce sont de bons clients pour les journalistes. Marc Bernardier, c’est un peu l’Indiana Jones de Belleville, Hemingway qui terrasserait l’Hydre de Lerne, Bernard Lavilliers qui aurait mangé une litote, l’écrivain voyageur qui a mille anecdotes, un regard bleu acier et une capacité hors norme à mettre qui il veut dans son lit en dépit de ses soixante-douze ans.
Adélaïde soupçonne parfois Marc Bernardier d’être un vampire, une créature surnaturelle qui dévale les fleuves, les volcans et ne pourra jamais mourir. Son dernier livre s’appelle Ici, la Papouasie, il y entrelace récit de voyage et roman familial. Adélaïde est fan de Marc. Elle est aux petits soins avec lui, s’arrange durant ses déplacements pour qu’il ne manque jamais de rien, et surtout pas de sauvignon. L’objectif cette année, c’est le prix Goncourt. Depuis le temps qu’il publie, c’est le seul qui lui manque. Il a même eu le prix de Flore avec Anastasia, là-bas, un court récit sur son histoire d’amour avec une prostituée ukrainienne, auquel se mêlaient souvenirs d’enfance et portraits des femmes de sa famille. Adélaïde veut assister à son triomphe. Un triomphe qui serait mérité, à en croire ce que chuchotent les cieux derrière lesquels guettent les déesses.
Ève Labruyère est délicieuse, elle a cinquante-sept ans et reçoit les journalistes dans un peignoir de soie aux manches brodées de plumes. Elle a été actrice et chanteuse autrefois. Depuis dix ans, elle s’amuse. Elle raconte des histoires, un plaisir de conteuse. Adélaïde bien sûr trouve son style à pleurer, mais le fait est que ça marche et que tout le monde adore Ève Labruyère puisqu’elle est adorable, il n’y a rien à redire. Elle vend beaucoup de livres, l’opinion lui est favorable. Elle a des doubles pages dans des magazines grand public, pose en tenue de tennis avec son bouledogue, saute sur son lit en chemise de nuit. Nul n’ignore ses rituels beauté. Adélaïde raffole d’Ève Labruyère. Elle se change dans les taxis, jette systématiquement son verre d’eau au visage des chroniqueurs sexistes, se découvre dans la presse people au bras d’un amant d’un soir qui se révèle être le gagnant d’un jeu de télé-réalité. Ses livres ont pour décors des lieux et des milieux très différents, les quartiers populaires de Marseille, le centre-ville de Lyon, les montagnes du Vercors, une cité de Nanterre et, dernièrement, un petit village de Champagne, avec L’Amour même à Anglure. En revanche, et il faut convenir que cela constitue un souci majeur pour Adélaïde, qui, à chaque roman, doit le pitcher : l’histoire, c’est toujours la même. Une jeune fille mal barrée qui s’en sort grâce aux forces conjuguées de l’amitié et du travail, et à la magie de l’amour. Elle est plus ou moins orpheline, généralement victime d’un pervers narcissique et de la fatalité, s’est fait violer sous GHB à Marseille mais se marie avec un pharmacien à Grenoble, à moins que ce ne soit le contraire, Adélaïde confond souvent mais personne ne s’en rend compte. Adélaïde a quatre ouvrages à défendre, quatre écrivains à protéger. Les deux autres ne peuvent pas être présentés tout de suite. Une réunion d’urgence vient d’être organisée, dans tout l’étage c’est la panique. Le service éditorial et les attachées de presse sont convoqués dans la salle Rubempré par le directeur général en personne.
Ève Labruyère ne va pas bien. Elle a passé ses vacances chez des amis à l’île de Ré. Elle y a croisé tout Saint-Germain-des-Prés, les mines étaient cordiales, mais la distance marquée : elle n’était pas des leurs. L’éditeur d’Ève s’appelle Ernest Block, il a l’habitude des problèmes puisqu’il a vingt ans de carrière, mais il s’avoue désemparé. Ève se sent dévalorisée. Elle ne veut plus de prix des lecteurs assortis de paniers garnis, d’interviews sur la ménopause, d’émissions à punch line, de soirées déguisées. Elle veut être invitée sur France Culture, faire la couverture des magazines culturels pointus et des lectures à la Maison de la Poésie. Adélaïde regarde la bouche d’Ernest Block, chaque mot la tord d’angoisse.
Le directeur général s’appelle Mathieu Courtel, il est là pour gérer le problème, alors il évalue l’ambiance et demande à combien elle vend. Ernest Block répond autour de 45 000. Mathieu Courtel blêmit, la paume de sa main droite s’abat sur la table : Trouvez une solution, on ne peut pas se le permettre. Le sang d’Adélaïde se fige face au couperet. Trouvez une solution, c’est vous le service de presse. Les trois collègues d’Adélaïde tremblent, tandis qu’Ernest Block ajoute comme on se meurt : En plus, elle veut un prix. Le teint de Mathieu Courtel devient blanc comme la table. Adélaïde, elle, pense : Pourquoi pas un poney.
Ainsi commence la rentrée littéraire aux éditions David Séchard. Il est 11 h 15, mais dans le corps d’Adélaïde il est mille ans et demi. Avant d’appeler Ève Labruyère, elle doit établir une stratégie. Pour établir une stratégie, elle doit se concentrer. Évidemment, c’est impossible. Pas seulement à cause de l’open space qui la pousse parfois à passer ses coups de fil encastrée en tailleur sous son propre bureau. Adélaïde réfléchit vite et dans le constant brouhaha. Sauf que là, elle reçoit un appel. C’est Steven Lemarchand, son primo-romancier. Elle ne l’a pas choisi, mais n’aspire qu’à l’aimer. Il a vingt-cinq ans et vient de quitter sa mère, est informaticien et a le charisme d’une loutre morte, c’est ce qu’elle s’est dit pendant la séance photo. Une loutre morte, un Playmobil. Heureusement, le livre est bien mieux. Le Dernier des souvenirs. L’histoire d’un vieux monsieur dans un futur très proche qui vend ses souvenirs, comme d’autres leurs organes, pour aider sa petite fille à conserver ses yeux. Steven aimerait savoir s’il sera dans le magazine prescripteur des moins de 45 ans et s’il a ses chances pour la page portrait d’un grand quotidien. Adélaïde répond qu’elle a une demande d’interview de la part d’un site de SF et du blog SuperGeek. S’ensuit une discussion sur l’injustice dans ce monde, la violence du milieu, les vertus de la patience. Il est midi et demi et le corps d’Adélaïde n’existe plus tellement. Elle sait que tout cela n’est rien face à ce qui l’attend, concrètement, dans trois jours.