Adélaïde a quatre amies, ce qui, en cas de rituel magique, est idéal pour invoquer les éléments. Judith est journaliste spécialisée dans la musique, elle a son émission de radio. Bérangère, son amie d’enfance, est directrice d’une agence bancaire. Hermeline est prof d’histoire de l’art à la fac, spécialisée dans le XXe siècle. Clotilde fait de la littérature. Elle est publiée depuis seize ans aux éditions David Séchard mais n’a pas le même éditeur qu’Ève Labruyère, le sien c’est Guillaume Grangois, un quadragénaire enthousiaste. Il s’occupe des auteurs de textes un peu bizarres qui ne répondent pas aux critères du roman traditionnel. Des livres qui ne racontent pas vraiment une histoire, des histoires qui se racontent par des dispositifs, des fragments poétiques ou des installations.
Les livres publiés par Guillaume Grangois se vendent nettement moins bien que les collections du vieil Ernest Block et de ses confrères, quatre mâles alpha. Deux quinquas très sûrs d’eux, Ali Gosham et Paul Sévrin, en charge de la littérature générale, dans la tradition de ce qui fait la renommée des éditions David Séchard : des romans autrefois modernes et aujourd’hui contemporains, au style très exigeant au point de parfois sentir le tweed ; un spécialiste du polar : Claude Guerrini, surnommé le tueur ; et, responsable des célébrités écrivantes et habituées aux gros tirages, Ernest Block et son bedon, qui gère secrètement une armée de plumes de l’ombre. Ali Gosham et Paul Sévrin, gardiens de la littérature générale, ont envers Guillaume Grangois la toute paternelle bienveillance qu’on accorde aux enfants turbulents mais précoces. Ils sont souvent curieux des trouvailles de Guillaume, ce dernier ne constituant pas une menace pour eux.
Guillaume Grangois s’occupe donc du laboratoire des éditions David Séchard. Mathieu Courtel, le directeur, y tient. Ernest Block pas trop. Ernest Block et Guillaume Grangois se détestent, méprisent chacun le travail de l’autre. Block clame qu’il est bénéficiaire et que tout l’argent qu’il rapporte sert à entretenir une danseuse, il appelle Guillaume la danseuse, Adélaïde l’a déjà entendu le dire. Grangois grince que la maison perd à chaque parution de Block des points de charisme et de karma, qu’elle n’a plus rien de littéraire, qu’on se transforme en imprimeur, que son image s’abîme, Adélaïde l’entend souvent. Mathieu Courtel a la migraine, mais maintient son positionnement. Cette rentrée, Ève Labruyère porte les couleurs d’Ernest Block, Clotilde Mélisse défend l’honneur de Guillaume Grangois. Adélaïde le sait, c’est un combat de coqs. Et ça la désespère d’y être encore impliquée.
Jusqu’ici Clotilde avait toujours eu la même attachée de presse, qui n’était pas Adélaïde et qui est partie à la retraite. Qu’Adélaïde prenne en charge Clotilde, ce n’est pas leur idée, ni à l’une ni à l’autre, c’est celle de Guillaume Grangois. Adélaïde est astucieuse, elle est connue pour débloquer les situations. Clotilde et elle se connaissent depuis seize ans, pour Grangois c’est un vrai plus, l’assurance qu’Adélaïde sera investie, qu’elle se battra, surmotivée. Clotilde Mélisse est une autrice au travail compliqué, la narration n’est pas très fluide, du coup, souvent, on ne comprend rien. Clotilde Mélisse pratique l’autofiction expérimentale, elle se met toujours en scène, ce qui à force indispose. Son style est reconnaissable, un petit lectorat la suit, contrairement à la presse : ses livres ne plaisent pas aux critiques, elle n’a pas beaucoup de papiers. Côté radio, c’est plus facile, Clotilde est à l’aise, fait des blagues, elle est souvent réinvitée.
Elle a été remarquée, il y a presque vingt ans, avec Le Vagissement du minuteur, puis n’a pas cessé de publier. Chocobo, mon amour ; Le Monopoly de la douleur ; Merci de ne pas vous reproduire ; J’habite dans mon frigo. Plus d’une vingtaine de titres où elle relate ses propres aventures, des récits où elle se prend pour cobaye. Le dernier, cette rentrée, s’intitule Les Prophétesses de la N12. Elle y raconte comment, avec un groupe de sorcières bretonnes, elle n’a pas réussi à empêcher la fin du monde en cours. Adélaïde est accablée. Elle ne pourra rien pour Clotilde et va la voir agoniser. Grangois ne s’en remettra pas, Ernest Block s’en délectera. Quoique. Ève Labruyère va le rendre fou, Ernest Block ne la gérera pas, Adélaïde en est certaine. Mais ce qu’il lui importe, c’est Clotilde. Clotilde qui attend qu’il se passe dans sa vie quelque chose, Clotilde qui a quarante-sept ans et sa première partie de vie derrière elle.
Adélaïde comprend ce que Clotilde investit émotionnellement dans cette rentrée littéraire. Clotilde depuis deux ans vit aussi sans amour. Le fait d’être bisexuelle ne multiplie pas ses chances, le fait d’être bisexuelle insécurise tout le monde. Sans compter qu’avec l’âge, Clotilde s’est empâtée. Elle s’obstine également à porter des fourrures, ce qui renvoie l’image d’une ogresse sans conscience. Adélaïde redoute l’accueil des journalistes, elle a pris la température, ça n’intéresse vraiment personne, Les Prophétesses de la N12. Hermeline présentement lui dit au téléphone : Clotilde compense sa solitude par son hyperactivité, si elle n’a pas d’actualité elle va nous faire une dépression. Adélaïde sait que c’est vrai, mais n’a pas beaucoup de solutions. Rien ne peut rompre le silence des critiques littéraires, elle a tout essayé, prononcer le nom de Clotilde, c’est voir passer un ange pendant le déjeuner.
Elle pourrait vendre Clotilde comme une authentique sorcière, user de ses contacts, ceux qui traitent dans leurs pages d’Ève Labruyère. Il existe à Paris une écrivaine sorcière, écriraient-ils, Clotilde poserait en tenue de cérémonie, l’athamé à la main, coupant de la sauge blanche au-dessus du chaudron. Devant l’autel aux sept déesses, celles de l’Olympe suivies de Lilith. Adélaïde pense reportages, télévision, buzz Internet. Puis aussitôt se ravise, Clotilde n’acceptera jamais de se négocier en monstre de foire, et leur culte des sorcières doit rester secret, comme le lui rappelle Hermeline.
Hermeline a trente et un ans, elle vit seule aussi, mais pour elle c’est un choix, sa solitude, ses chats, c’est une nécessité. Hermeline s’est égarée durant trois ans dans une relation très toxique avec une spécialiste de Monique Wittig, brillante mais grandement névrosée. Depuis sa rupture, il y a six mois, Hermeline a fait le vœu de finir Baba Yaga, elle s’exige seule et autonome. Contrairement à Adélaïde, elle n’a pas de problème de dépendance affective. Sa relation était passionnelle, elle ne souffre pas structurellement du syndrome d’abandon. Adélaïde est orpheline depuis l’âge de huit ans, ses parents ont pris la voiture pour aller à une fête et ils ne sont jamais revenus. Depuis, elle attend leur retour, c’est plus fort qu’elle, elle y pense à chaque fois que ça sonne à la porte de façon imprévue. Voilà bientôt treize ans qu’Hermeline et Adélaïde sont amies, elles se sont rencontrées à une lecture de Clotilde. Elles se téléphonent quotidiennement, sauf quand Hermeline part en trek, comme c’était le cas cet été.
Hermeline saisit très bien l’angoisse qui étreint ses amies, cette histoire de seconde partie de vie. Elle sait que c’est autre chose que la crise de la quarantaine, celle où tout le monde étouffe et fait un tas de conneries, celle où tout le monde se prouve qu’il est encore vivant. Cette fois-ci, rien n’explose, tout se dissout lentement. Hermeline est beaucoup plus jeune mais dotée d’empathie, ce qu’éprouvent ses amies, en elle, elle le ressent. Elle perçoit la violence d’une réalité à laquelle elle échappe du fait d’être lesbienne : ses amies sont soumises au désir des hommes, or ce désir s’érode. Elle s’indigne et conçoit que ce soit humiliant. Elle assiste depuis peu au déclin de leur pouvoir de séduction, elle ne peut pas le nier. C’est le cas de tout le groupe. Judith a quarante-huit ans, c’en est terminé des interviews obtenues en battant des cils. Bérangère a quarante-neuf ans et se rabat sur des profils d’hommes qui lui plaisent de moins en moins. Clotilde et Adélaïde ont quarante-six ans et sont perçues comme périmées. Hermeline n’est pas concernée, pour autant ça la fait vriller, le pouvoir que les hommes ont à ce point sur les femmes, elle dit dans le combiné : C’est une vraie injustice. Puis maudit d’une formule le règne du patriarcat.
Adélaïde a raccroché, elle est assise à l’unique table, elle se sent à l’étroit et a envie de mourir. Ça va lui arriver de plus en plus souvent. Elle pense à Clotilde et à son livre, Clotilde qui vient juste de rentrer à Paris et qu’elle n’ose pas encore appeler, Clotilde qu’il va falloir préparer psychiquement au pire. Exposée au silence, à l’absence, au mépris. Au creux du crâne d’Adélaïde, les obstacles surgissent, elle les voit et les liste. Et songe également aux nouvelles exigences d’Ève Labruyère, aux attentes de la direction, aux incarnations de la pression, ses entrailles se contractent, ses boyaux s’entremêlent, elle se demande à haute voix : Comment je vais m’en sortir ?
Il est 21 heures. Quand elle était en couple, à cette heure-là elle était devant le lave-vaisselle. À 19 h 45 devant le four, plus tard entre un film et le lave-linge. Aujourd’hui, seule et libre, elle dîne d’une boîte de Springles goût fromage en épluchant son fil Facebook. Elle n’a pas pris le pli Instagram. Elle ne sait pas faire de photos et se fabrique des souvenirs audio, une bande-son, très peu d’images. Elle observe qui pourrait lui plaire parmi ses amis inconnus. Évidemment, elle ne trouve personne, mais au moins il est 23 heures.
Adélaïde s’endort et elle fait un cauchemar. Marc Bernardier la fait monter sur un chameau, Ève Labruyère est nue dans un immense chaudron, les membres détendus comme dans un jacuzzi. Clotilde a disparu, elle la cherche partout. Il y a une immense fête où dansent tous ses collègues. Ernest Block et Guillaume Grangois font une battle hip hop, les critiques littéraires sont regroupés en banquet. Devant eux, une assiette de ragoût aux carottes. Tous mangent, mâchent en silence. Font un peu la grimace, trouvent le plat trop relevé. Mathieu Courtel surgit, il porte une toque de chef. Clotilde a disparu. Une mèche de ses cheveux flotte dans le plat en fonte. Adélaïde se réveille et prend un Lexomil.