Élias a mis quinze jours à retrouver quelqu’un. Adélaïde aimerait que ça lui arrive aussi. Elle suit tous les conseils que lui donnent ses copines, hormis ceux de Bérangère qui insiste sur l’usage des rencontres numériques. Elle se rend à tous les cocktails professionnels, qui l’automne sont nombreux, en s’habillant le mieux possible. Puis file dans des clubs plus ou moins branchés où mixent des DJ qu’elle a connus par le biais de Judith. Elle y croise des hommes de tous âges, qui pour certains pourraient convenir mais chaque fois, c’est la même histoire : le temps qu’elle se bouge, on les lui pique. Elle rentre toujours écœurée, parfois vomit du gin tonic.
Adélaïde connaît les chiffres. Âgés de 20 à 64 ans, en France : 17 797 310 hommes ; 18 436 179 femmes. Ce sont les sources Insee. Les femmes sont plus nombreuses, la concurrence est rude. Elle vient de lire dans la presse : « On atteint à Paris le record de 13 700 femmes célibataires de plus que les hommes. » 13 700 de plus, 13 700 en trop. Adélaïde se sent denrée excédentaire, elle est une parmi elles, elle visualise ces femmes, elle fait partie d’une foule, 13 700 personnes ça remplit les arènes de Béziers.
Dans les 13 700, il y a toutes les tranches d’âge. De la jeune qui bientôt se soustraira à ce chiffre pour fonder une famille, à la vieille nullipare esseulée sans retraite qui mendie dans le métro. Adelaïde soudain redoute son avenir. Et tandis qu’elle se voit dans trente ans chanter Piaf en haillons station Charonne, le chiffre la rattrape, le chiffre la contemple, 13 700 personnes, les arènes de Béziers. Adélaïde comprend l’étendue du désastre, le niveau de l’épreuve. Elle est une parmi tant, pour pouvoir s’en extraire, il faudrait être choisie. Arrachée à la masse, par la main de Vladimir.
Adélaïde est courageuse, alors elle tente d’être positive. Elle se dit que sur ces 13 700 femmes, ils n’ont pas compté les lesbiennes et que ce n’est pas rien, le nombre de lesbiennes qui habitent à Paris. Du coup si on enlève plusieurs milliers de lesbiennes, plus les filles qui ne veulent pas du tout d’hommes dans leur vie, peut-être qu’on obtient un chiffre bien inférieur. De quoi remplir le Zénith Paris-La Villette. Ou si ça se trouve à peine deux ou trois Olympia. N’empêche qu’elle se tient là au milieu de la fosse, comme de sa vie devenue soudainement spectatrice.
Adélaïde croyait exister hors du regard des hommes, s’être construite au-delà de leur désir. Aujourd’hui qu’elle devient un produit obsolète, la régression la guette, elle est assujettie. Elle préférerait tant être lesbienne, ses goûts sexuels, elle les maudit. Adélaïde ressent une forme de colère, elle aimerait être capable de se passer du couple. Elle se veut autonome, parfaitement accomplie. Pour autant ce manque l’accable. Ce soir la solitude lui pèse comme un sac plein de chatons qu’on mène à la rivière. Personne ne pense à elle et elle ne pense à personne. Elle est de son vivant, pour le monde, un souvenir. Rien n’est plus humiliant que de se sentir faible à cause de cette absence, juste le vide d’amour. Dépasser ce vertige, Adélaïde éprouve toutes les formes de honte. Ça fait naître dans sa gorge l’embryon d’un sanglot.
Adélaïde consulte les statistiques. En France, 14 % des hommes en couple ont rencontré leur partenaire sur leur lieu de travail. 12 % d’une autre manière. 11 % dans une fête ou une soirée privée entre amis. 10 % sur leur lieu d’études. 10 % via un site ou une application de rencontre. 9 % dans un bar ou un restaurant. 7 % dans un bal, une fête publique. 6 % dans une discothèque, une boîte de nuit. 5 % dans un lieu public, rue, parc, bois. 4 % dans le cadre d’activités sportives. 4 % dans une réunion de famille. 2 % dans le cadre d’activités culturelles, politiques ou associatives. 1 % via une agence de rencontre ou les petites annonces. 1 % dans une fête de mariage ou de fiançailles. 1 % dans une zone d’activité commerciale. 1 % dans un lieu lié à l’activité professionnelle, séminaire, colloque, salon. 1 % à l’occasion d’une manifestation culturelle, politique ou sportive. 1 % dans les transports, bus, taxi, train, avion.
Adélaïde se demande ce que c’est, ces 12 % rencontrés d’une autre manière. Ce que ça laisse comme champ à part chez le boulanger ou peut-être le dealer. À moins qu’ils ne soient eux-mêmes considérés comme une zone d’activité commerciale. Adelaïde se demande de combien de pourcent elle se retrouve amputée. Elle n’a pas de famille, elle ne fait pas de sport et déteste les galeries marchandes. En dehors du travail, elle n’a aucune activité culturelle, politique ou associative. Elle se refuse aux sites de rencontre comme aux entremetteurs, se méfie dès qu’on lui parle dans les endroits publics. Adélaïde voudrait devenir cette partenaire, être dans les statistiques. Être celle par laquelle un homme se trouve en couple parce qu’il l’a rencontrée. Adélaïde ce soir, c’est vrai, se désespère. Ça peut faire de la peine de la voir autant pleurer.
En culotte sur son lit, elle s’enduit les jambes de crème hydratante, le geste est quotidien, mais il lui semble vain. Elle calcule combien d’hommes ont caressé son corps au cours de sa vie. Arrive à un total de 16. La moyenne des Français, d’après Doctissimo, est de 13,2. Adélaïde se demande quand se poseront des mains sur le bourrelet de ses hanches. S’il existe bien un homme quelque part dans cette ville ou dans tout le pays qui en aura envie, qui désirera ce corps. Elle se lève et aussitôt se cogne, puis se dresse devant le miroir. Ses seins ne tombent pas. Elle n’a pas eu d’enfants, il se maintient fièrement, son 90B. Pour le reste, que dire. Elle rentre dans un 40, sa taille est plutôt fine, son bassin développé. Elle a pas mal de ventre, elle s’est acheté une gaine qu’elle n’a portée qu’une fois, elle ne respirait pas, ne pouvait pas s’asseoir, a failli s’évanouir. Adélaïde Berthel, son corps n’est plus le même, elle doit faire des régimes. En France, 7 femmes sur 10 et 1 homme sur 2 aimeraient perdre du poids. C’est une étude Inserm. 7 femmes sur 10, 1 homme sur 2. Pourtant eux aussi ont du gras. Les injonctions ne sont pas les mêmes, et l’homme dodu demeure sûr de lui. Adélaïde se demande si un homme en ce moment quelque part dans cette ville ou dans tout le pays se regarde dans le miroir en se posant la question, la question de mon corps peut-il être désirable. Elle conclut que oui, bien sûr, peut-être même plusieurs, mais tous homosexuels.
Adélaïde se plonge, se noie dans ses souvenirs. Adélaïde neuf fois a été amoureuse. Elle a cohabité avec six des élus, est restée très longtemps avec nombre d’entre eux. Adélaïde calcule le temps passé en couple, de son premier petit ami à son dernier et unique mari. Elle obtient pour réel vingt-sept ans de sa vie. Et aussitôt ce chiffre ouvre sous ses pieds un abîme qui esquinte le plancher. Adélaïde répète neuf fois en pensant aux neuf vies du chat, capital soleil épuisé. Sur sa peau plus jamais d’amour, juste la caresse d’un mélanome. Si ça se trouve, c’est terminé, c’est ce que conclut Adélaïde. Elle sait ce que c’est d’être aimée, ça lui est souvent arrivé, ça ne l’empêchait pas de partir. L’ennui, l’ennemi d’Adélaïde. Elle n’avait rien à leur reprocher, à ses élus abandonnés, hormis la lassitude, de l’homme, de la relation, elle avait fait le tour. Adélaïde ne regrette rien, elle a seulement peur des lendemains, sait qu’ils risquent fort d’être aphones.
Dans le lit de 1,20 mètre, Adélaïde se demande depuis combien de semaines elle n’a pas fait l’amour. Et au bout de combien de mois elle adoptera le modèle de Bérangère la chasseuse. Le sexe pour le sexe, elle a peu de bons souvenirs. Sans compter que par deux fois, elle a vomi après. Adélaïde possède déjà un sextoy efficace. Mentalement elle le note : il faut prévoir des piles.
Adélaïde est triste durant les jours qui suivent. Accablée de malheur, alourdie de chagrin. Lorsqu’elle croise dans la rue, le métro, le bus, un couple, une fine lame en acier lui transperce le cœur. Adélaïde a peur que l’aigreur la dévore. De finir comme ces femmes, Mademoiselle malgré elles, que l’on appelait vieilles filles. Leur âme était saumâtre, leur sourire disparu. Adélaïde a peur d’être jalouse de tout le monde. Elle se surprend à envier de parfaites inconnues, à sécréter du fiel, à s’entendre penser sans cesse Pourquoi pas moi.
Adélaïde observe au creux de son téléphone ce que postent les gens sur les réseaux sociaux. Les coussins sont mal mis, elle a mal à la tête. Une connaissance s’indigne, une autre attise l’envie. Sur chaque photographie le salon est joli, l’enfant plein de drôlerie, le chat parfaitement adorable. Adélaïde voudrait rentrer dans la photo, saccager le salon, crever les yeux du gosse et kidnapper le chat. Adélaïde voudrait une autre vie que la sienne pour la toute première fois.
C’est l’histoire d’une fleur bleue qui n’a plus de racines à force d’être dépotée. Un cœur dans un bocal, une rose trémière coupée. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui désormais apprend la solitude, comme l’exilée apprend une langue étrangère.