Stewball


Adélaïde se plaint, il ne se passe rien, de sa vie il lui semble ne pas être l’héroïne. Septembre se cambre un peu, Adélaïde l’enfourche, dès lors elle traversera la rentrée littéraire en guerrière au galop. La métaphore hippique s’impose dans ce contexte. La rentrée littéraire, c’est une course de chevaux. Chaque maison est une écurie, les auteurs trottent, les journalistes posent les obstacles, il y a des trophées et des prix, dans les tribunes se font les paris. La coupe ici, c’est un bandeau qui ceint de rouge les couvertures. Adélaïde se voit en jockey. C’est elle qui drive Ève Labruyère pour qu’elle coure bien dans son couloir. Qui pousse Marc Bernardier à faire sans renâcler onze émissions de radio. Qui donne des pommes à Steven Lemarchand, qui aide Clotilde à sauter au-dessus du silence et bientôt d’un papier affreux. Un article qui la fait passer pour folle, Adélaïde le sait, elle a été prévenue. Clotilde risque de ne pas finir la course, évacuée de l’hippodrome au premier tour de piste. Pour l’instant, chez David Séchard, des neuf livres du domaine français parus à cette rentrée, quatre ont de la visibilité. Dans peu de temps, il en restera deux. Adélaïde espère que Marc Bernardier en sera. Et qu’elle sauvera Clotilde, à cela, elle va s’atteler.

 

La mi-septembre approche, le rythme s’accélère, comme une centrifugeuse, ce qui ne suit pas est exclu. Lorsque Steven Lemarchand, son primo-romancier, demande s’il a des chances d’avoir un papier dans un grand hebdomadaire, Adélaïde répond qu’un écrivain connu a signalé son livre dans un post Facebook qui a eu 116 like. Elle ajoute qu’il a encore ses chances pour le prix de la Page 111, elle a relu la sienne, elle est très bien tournée.

 

Ève Labruyère fait de son quotidien et de celui de son éditeur Ernest Block un véritable enfer. Adélaïde ne peut pas effectuer de miracle. Une attachée de presse peut être une Mary Poppins pour ses auteurs, mais pas une marraine-fée devant les journalistes. Elle ne peut pas changer Ève en autrice à la plume flamboyante. Même si Ève cette rentrée s’est métamorphosée, plus de plumes mais des vestes strictes, des lunettes et les cheveux coiffés en chignon. Adélaïde ne peut pas transformer le contenu du livre, jeter un sort de cécité à toutes les rédactions. Il est vrai qu’elle essaie une formule très ancienne aux graines de lotus et au sang de nourrisson. Ève obtient ainsi une notule bienveillante dans un journal conservateur, et une double page dans un magazine de santé sur les romans feel-good. Adélaïde est obstinée, elle cherche une porte dérobée, entrer par effraction au sein des rédactions. L’Amour même à Anglure se passe dans la France rurale, il y a beaucoup de descriptions de champs, de forêts, de feuillages, de chiens sauvages, de daims. En ces temps d’effondrement écologique, le lecteur est friand de nature. Elle réussit à décrocher une double page dans un hebdomadaire de référence, un article dans un quotidien prisé, et quatre pages dans une gazette écolo.

 

Marc Bernardier est à l’inverse, tout n’est chaque jour que moments de grâce et cabotinage délicieux, il séduit sur les ondes, a convaincu la presse. Adélaïde l’accompagne dès qu’elle le peut. C’est une parenthèse enchantée et l’occasion d’aborder l’actualité de ses autres auteurs avec les journalistes. De croiser dans les couloirs de la Maison de la Radio des connaissances d’autres services, aussi. Adélaïde est astucieuse, elle vient de faire inviter Clotilde dans un programme de grande écoute qui a comme sujet cette semaine Les religions, pour ou contre ? En tant que polythéiste pratiquante, son profil les intéresse. Clotilde durant une heure parlera de son expérience consignée dans Les Prophétesses de la N12.

 

La mi-septembre approche, la pression est élevée, dans la salle Rubempré les éditeurs transpirent et les attachées de presse sont à couteaux tirés. Chacune a ses poulains, n’oublions pas que tous courent sur le même hippodrome. Les espaces médiatiques sont restreints, Adélaïde et ses collègues en concurrence directe. Toutes savent très bien que la roue tourne, mais cette année, c’est différent à cause d’Anne-Marie Bertillon. La vie de bureau implique inexorablement l’existence d’un ennemi mortel qui, tel l’horrible sorcier Gargamel persécutant les Schtroumpfs, vous poursuit et vous hante, tout en lui conspire et vous nuit et conspire à vous nuire, dès lors que se trouve franchi le seuil de l’entreprise. Anne-Marie Bertillon est pour Adélaïde un supplice quotidien depuis son arrivée il y a six mois. Adélaïde la surnomme Vipère au groin, rapport à sa capacité à produire du venin tout en fourrant son nez partout.

 

Vipère au groin est cette rentrée responsable d’un auteur lui-même en concurrence avec Marc Bernardier, Jean-Pierre Tourvel, un ancien journaliste de guerre qui écrit ses mémoires sous forme de romans depuis 1987. Son précédent titre, Les Enfants de la douleur, a failli obtenir le Goncourt des lycéens. Cette année il publie Souffrance, j’écris ton nom, et les médias se l’arrachent. Au point qu’Adélaïde se voit fermer des portes. Marc Bernardier ne fera pas Personne n’écoute, le talk-show qui fait vendre, ils prennent très peu d’écrivains, ce ne sera pas pour cette année. Marc Bernardier est un conteur, Jean-Pierre Tourvel s’effondre en larmes lorsqu’il évoque ses aventures. Vipère au groin le sait et déjà elle se vante dans la salle Rubempré. Personne n’écoute, Adélaïde y accompagne chaque année Ève Labruyère. Mais pour son ennemie, c’est un grand événement. Adélaïde attend que leur cheffe de service lui glisse : Demande à Adélaïde qu’elle t’explique. Ce qui ne tarde pas, pour son bonheur. Jean-Pierre Tourvel sera émouvant, la caméra captera ses larmes, le service commercial gérera les réassorts.

 

Qu’est-ce que la mi-septembre ? Les premières listes des prix. Pour contenter Ève Labruyère, qui menace de changer de maison, son éditeur, Ernest Block se démène. Depuis près de trois semaines il invite les jurés à déjeuner au restaurant, ce qui lui vaut du cholestérol, des notes de frais vertigineuses et les foudres du directeur, Mathieu Courtel. Adélaïde, elle, a maigri. Elle saute souvent le déjeuner pour chaperonner ses auteurs, se nourrit peu et mal, le soir c’est un cocktail, une rencontre mondaine, la lecture d’un auteur où il est bon de se rendre. Mais elle jouit du silence quand elle rentre chez elle. Durant quelques semaines, Adélaïde s’avoue que c’est quand même pratique d’être célibataire. Du temps d’Élias, elle sortait peu dans son milieu professionnel, juste le minimum syndical. Maintenant qu’elle n’a plus de vie privée elle est beaucoup plus efficace. Mais s’investit peut-être un peu trop. Chaque nuit elle rêve que Marc Bernardier a le prix Goncourt et qu’elle découpe à la hache les membres d’Anne-Marie Bertillon.

 

Adélaïde est astucieuse, pour sauver Clotilde du marasme, elle pense communautés et donc instagrameuses. Rien ne vaut un livre mis en scène par une leadeuse d’opinion, la couverture scintillante sous l’effet du filtre, à proximité d’un chat ou d’une paire de lunettes griffées. Pour ça, il faudrait les toucher en parlant leur langage, en faisant des images, en demandant à Clotilde de poser en sorcière. C’est ce que conseille Selma du service marketing. Quand elle entend le mot marketing, Clotilde sort sa kalachnikov, aussi Adélaïde est-elle obligée de ruser. Elle en discute avec Judith, qui habite avec son mari et sa fille un trois pièces ravissant, doté d’un parquet sur lequel est tracé un pentacle, recouvert par un épais tapis. Ensemble, elles vont œuvrer. Elles convient donc Selma du service marketing et Clotilde pour une sympathique soirée entre filles. Clotilde tout comme Adélaïde en raffolent. Ce sont des moments d’échange privilégiés, intimes, où la cocaïne est toujours d’excellente qualité. C’est ainsi qu’à 3 h 52 Selma prend une série de clichés représentant Clotilde en tenue de cérémonie, l’athamé à la main, coupant de la sauge blanche au-dessus du chaudron. Elle les mettra le lendemain sur les réseaux sociaux #magiepourtoutes. Adélaïde aura l’idée de lui faire ajouter #performance. Seule une teenager fan de mode réagira #lekimonoesttropclasse. Clotilde sera furieuse et un peu en descente. Être en colère lui sera utile, car il sort, le papier affreux, celui que redoute Adélaïde, un quart de page dans le magazine prescripteur des 25-45 ans. Être en colère permet à Clotilde de se prendre le coup alors qu’elle est debout, tendue, active. La critique n’a qu’un axe : Les Prophétesses de la N12 est l’œuvre d’une aliénée, Clotilde Mélisse est folle, a déjà été internée, à croire que les éditions David Séchard c’est devenu l’hôpital de jour. Elle fait également une allusion sournoise à la prise de poids de Clotilde : son style s’est empâté depuis Le Vagissement du minuteur. L’illustration de l’article, c’est Peggy la cochonne qui crie avec un entonnoir sur la tête. Adélaïde redoute que Clotilde ait soudain envie de se suicider, parce que ça lui arrive parfois pour bien moins que ça et que ce soir elle doit lire devant de nombreuses personnes qui auront lu le papier. Clotilde ne dira rien, mais se procurera une photo de l’autrice de l’article, ainsi que de la cire rouge et treize grandes aiguilles.

 

La semaine du 15 septembre s’abat sur tous, comme le plat de la main de Mathieu Courtel sur la table, dans un bruit mat, presque familier. Marc Bernardier l’aventurier et Jean-Pierre Tourvel le reporter apparaissent sur la première liste du Goncourt. Dans la salle Rubempré Vipère au groin défie du regard Adélaïde. Puis dit d’un air préoccupé : Marc était ivre mort hier, j’ai entendu dire qu’il avait vomi sur le libraire, il ne va pas tenir le rythme, je me fais beaucoup de souci. Adélaïde encaisse le coup en pensant très fort à Clotilde qui dépasse bien pire en ce moment. Elle répond juste : Comme d’habitude, mais tu n’étais pas là avant. Vipère au groin bat en retraite. Mathieu Courtel fait le point : Fémina, Médicis, ils ont des auteurs sur la liste. Ainsi que sur celle du prix 30 millions d’amis. Ève Labruyère s’y trouve, son héroïne développant un lien étroit avec un chien sauvage. Dès lors Ève Labruyère veut obtenir ce prix. Adélaïde ne peut rien, mais lui décrochera la couverture du numéro spécial animaux de compagnie d’un magazine à grand tirage.

 

L’automne fait son entrée, Adélaïde déjeune avec Élias, ils ne se sont pas revus depuis la fin juillet. Les rapports sont très fluides, bienveillants, agréables. Elle peut commander un dessert sans qu’il fasse de remarque. À l’instant de régler, Élias ouvre son portefeuille. Adélaïde constate qu’il a remplacé sa photo par celle de l’autre femme, celle trouvée en quinze jours. Adélaïde ne peut pas s’en étonner. Pour autant, ça lui fait bizarre, le même format photomaton, glissé sous le carré de plastique. Elle se sentira interchangeable et ça lui collera le bourdon.

 

Adélaïde se brosse les cheveux, constate qu’elle les perd par poignées. Sur la brosse, de grosses touffes, Adélaïde est stupéfaite, puis aussitôt saisie d’effroi. Le coiffeur lui vendra un shampooing antichute, le pharmacien un traitement sous forme de capsules à prendre pendant trois mois. Les cheveux d’Adélaïde sont fins et abîmés, c’est à cause des couleurs, de la chaleur des plaques lissantes, de la fatigue et des repas à base de Springles goût fromage. Néanmoins, pour Adélaïde, la cause se situe ailleurs, elle en est dévastée. Adélaïde devant le miroir a les yeux et les cheveux mouillés. Elle se trouve déjà vieille, le teint fané, cernée, une pieuvre de kératine brunâtre décédée sur la tête, tentacules pendouillant, fourchus, sur les épaules. Adélaïde comprend que sa jeunesse n’est plus, toute fraîcheur l’a quittée, c’est fini, terminé. Elle se sent presque morte, ça lui donne le vertige. Elle touche ses boucles brunes, craint qu’elles ne s’effilochent, ne se changent en limaille au contact de ses doigts. Adélaïde se dit qu’Aphrodite est partie, la déesse de l’amour, mais aussi de la beauté. Elle se sent tellement abandonnée, elle ignore quel rituel pourrait la faire revenir. Elle se demande si elle doit sacrifier Vladimir à la prochaine pleine lune, en attendant elle investit, un flacon de sérum anti-âge et une crème de jour hors de prix. Au XXIe siècle, le sang de vierge se fait rare. Adélaïde s’endort et sa décrépitude s’étale sur l’oreiller.