Ivan, Boris et moi


L’idée, c’est de lister tes ex, tous tes ex depuis le CM2. C’est Judith qui lui propose ça. Adélaïde vraiment n’en peut plus d’être seule, alors elle s’exécute. Elle écarte les noms issus de la classe primaire, ils étaient trop nombreux, dans sa tête tout s’embrouille et c’est sans importance. Elle ne cite pas non plus les débuts du collège, ce qu’est devenu Cédric, elle le sait parfaitement, elle l’a croisé il y a dix ans dans un supermarché de la banlieue parisienne, en survêtement, avec sa femme enceinte et deux petits enfants extrêmement mal élevés.

 

Adélaïde neuf fois a été amoureuse. À quinze ans de Sasha, à dix-sept ans de Julien, à vingt ans d’Hervé, à vingt-deux ans d’Omar, à vingt-huit ans de Basile, à trente ans d’Ivan, à trente-deux ans de Samuel, à trente-six ans de Philippe, à trente-sept ans d’Élias. Elle ignore ce que les trois premiers sont devenus. Omar poursuit sa vie, parce qu’il n’y a pas de justice. Basile est commercial et père de famille, Ivan polytoxicomane, Samuel un brillant avocat propriétaire d’un cinq pièces rue du Temple qu’il habite avec sa femme et ses deux filles ; Philippe, elle déjeunait avec lui chaque lundi jusqu’à ce que sa nouvelle copine le prenne mal. Adélaïde rappelle ce faisant à Judith qu’elle les a tous quittés, et que mis à part Sasha, son amoureux de troisième, elle ne remettrait le couvert avec aucun pour rien au monde. Judith note et insiste : Je t’ai dit tous tes ex.

 

Elle cherche le nom de ses flirts, de ses amours de vacances, met parfois un temps fou à retrouver les patronymes, Mathias quoi au lycée, Éric qui à la fac, Stéphane comment du stage d’été. Adélaïde neuf fois a été amoureuse, le reste n’est que badinages, emballements passionnels, microscopiques feux de paille. Seulement on ne sait jamais ce qu’ils sont devenus, c’est l’argument de Judith qui s’empare de la liste pour la googliser.

 

Dehors, octobre commence. La pluie devient insistante et les sujets fragiles redoutent la dépression. Ce soir Judith est aux commandes, Adélaïde ne sombrera pas. Judith s’est connectée à sa propre playlist, elle a préparé une surprise, elle sait Adélaïde sensible aux BO. Une compilation de slows des années 80, Dreams Are My Reality, Forever Young, Your Eyes, Eyes without Face et deux titres de Bonnie Tyler. C’est ainsi dans la joie et le second degré qu’Adélaïde, en chien, commence à se renseigner. Mes amours d’avant-hier, que sont-ils devenus ? Mes amants de naguère, qu’en est-il advenu ? Judith constate que certains sont mal orthographiés, ou hors des radars. Julien est introuvable, Hervé, elle a des doutes, le nom de famille est commun, trop de possibilités. Les autres sont traçables, compte LinkedIn, site, articles, page Facebook. Dans la gazette locale, Stéphane remporte le tournoi de tarot. Mathias est DRH, interviewé sur une chaîne de proximité, on le voit sur YouTube vanter les mérites de ses techniques de recrutement. Il a pris beaucoup de ventre mais a encore ses cheveux. Son adresse Google Maps indique un petit et très laid pavillon de banlieue. Éric était inscrit sur une liste divers droite aux dernières municipales, celle-là, elle ne l’avait pas vue venir.

 

Judith stalke un à un les ex d’Adélaïde, les résultats sont décevants. Ils s’affichent sur FB avec femme et enfants. Elle en identifie néanmoins deux qui restent dans la course. Sasha, son amoureux de troisième, et Antoine, un amant du temps de sa trentaine. Sasha est chef d’entreprise dans le domaine de l’informatique, Antoine est toujours responsable de la com d’un lieu culturel. De Sasha, elles trouvent facilement une adresse mail. Adélaïde rédige un message sur le ton de la curiosité, mâtinée de camaraderie. Antoine, Adélaïde se retient. Comment ça s’est fini, elle ne se souvient pas bien, pourquoi ça s’est fini, dans son esprit c’est flou, mouvant et fragmentaire.

 

Adélaïde se couche en pensant à Sasha, ses tout premiers émois, son amoureux de troisième. Elle se dit qu’avec lui elle n’a pas fait l’amour. Elle imagine Sasha, aujourd’hui, face à elle. Évidemment Sasha ressemble à Vladimir. Ou, pour être plus exact, c’est plutôt Vladimir qui ressemble à Sasha. Une silhouette longue, posture rigide, avec un museau aquilin. On est toujours marqué par son premier amour, il impacte le futur, imprègne l’inconscient.

 

Adélaïde se mouche en rêvant que Sasha lui dit : Je te retrouve toutes ces années après. Sasha sur les photos du site de l’entreprise est toujours aussi beau, Judith a validé. Elle a dit : Si ça se trouve il a tellement bossé qu’il est célibataire. Ou alors fraîchement divorcé. Adélaïde y croit, dans son lit, dur comme fer. Toutes ces histoires d’amour depuis l’âge de quinze ans n’étaient là, finalement, que pour boucler la boucle. Ainsi, c’était écrit et tout se justifiait. Le vide, toute cette souffrance, une purification. Elle retrouverait Sasha comme du temps du préau, du kiosque, de l’arrière-cour. Adélaïde enfin, ce soir, a une personne à qui penser, un objet sur lequel fantasmer et projeter son besoin d’amour.

 

Le lendemain matin, sa boîte mail ne dit rien, Sasha ne répond pas. À 12 h 30 Adélaïde se dit qu’avec Judith elles se défoncent beaucoup trop. À 15 h 32, Sasha répond avec enthousiasme, il est marié, a deux enfants, dînerait volontiers avec elle. Ils le feront en vieux camarades, elle ne portera pas de décolleté, elle ne touche pas aux hommes mariés, elle en fait une question de principe. Elle rentrera déçue, mais aura bien mangé.

 

Le lendemain soir Adélaïde traque Antoine sur Facebook, vérifie qu’il n’est pas ostensiblement en couple et qu’il n’a pas trop pris cher en quinze ans. Elle se souvient très peu de leur courte relation. Elle prenait à l’époque des antidépresseurs, un somnifère classé parmi les hypnotiques et beaucoup de Lexomil. Lui revient un baiser échangé dans la rue, un baiser de cinéma, et elle s’accroche à ça, construit autour de ça : une fluidité d’anguilles. Elle écrit réécrit le mail, choisit l’option des cordes, fait péter les violons. Tu es mon seul regret, elle ose des trucs dans le genre. Adélaïde n’a peur de rien, elle est déjà dans la fiction.

 

Antoine habite toujours à Belleville, elle scrute les photos disponibles et déjà se voit à ses côtés. Ils remontent, complices, le boulevard, se tiennent la main comme des ados, s’arrêtent chez un chinois, des plats à emporter. Adélaïde constate que ça la fait fantasmer, l’idée de ne plus dîner toute seule. Elle s’en inquiète un petit peu, penser à un canard laqué plutôt qu’à un instant torride. Chez Judith, à une fête, ils dansent. Adélaïde visualise tout, le salon de Judith dont les meubles sont poussés, les baskets fatiguées d’Antoine qu’il faudrait vite lui faire changer, la couleur du regard d’Antoine dont elle a du mal à se rappeler, elle vérifie sur les photos. De leur semblant d’histoire, elle a presque tout oublié mais Antoine est devant elle et il va l’embrasser. Adélaïde s’endort en pensant à quelqu’un, elle maintient à distance le vide et la tristesse. Elle se dit : Me voilà à l’orée d’une histoire. Et d’effleurer un commencement elle se sent de nouveau vivante.

 

Elle n’aura pas de nouvelles avant la semaine suivante. Antoine lui répondra Des regrets quelle horreur, vivre dans le passé c’est moche. Adélaïde sera vexée. Pas tant par le vent magistral, plutôt parce que le regret, de manière générale, ce n’est pas trop sa tasse de thé. Elle n’était pas sincère et mal lui en a pris. Si elle avait été sincère, elle lui aurait écrit Viens rompre ma solitude. Ça n’aurait pas marché non plus.

 

Ce qui l’arrangeait avec Antoine, c’est qu’il n’avait pas eu d’enfants. Ils voulaient tous se reproduire, maintenant, pour la plupart c’est fait. Adélaïde a peu de phobies : juste la bave, le vomi, et les fœtus dans le ventre. La vue d’une femme enceinte l’a toujours perturbée. Elle a beaucoup de mal à ne pas s’évanouir. C’est très handicapant dans l’espace sociétal, et ce fut une souffrance dans son cercle privé. Tokophobie aiguë. Elle n’a durant six mois pas du tout vu Judith lorsqu’elle était enceinte, elle s’était fâchée exprès. Son trouble est inaudible, irrecevable, pour tout le monde. Elle sue quand on lui parle d’échographie, lutte contre le haut-le-cœur quand on s’écrie il bouge, des attaques de panique se déclenchent au mot « cordon », elle ne saurait survivre aux récits d’accouchements. Et elle déteste les gosses, elle les déteste tellement, ça ne l’intéresse pas de jouer à la belle-mère. Sans compter le problème du partage, le partage de l’attention, des soins et de l’amour. Élias avait une fille de plus de vingt-cinq ans, parfaitement autonome, il la voyait très peu ; elle en était jalouse.

 

Adélaïde est exclusive, elle veut le couple, pas la famille. Elle se refuse au mot famille, elle pense, à l’instar de Clotilde, que la famille est la première cellule d’aliénation. Adélaïde veut être elle-même, Adélaïde veut être libre, mais l’unique centre de gravité de l’homme qui d’elle pourrait s’éprendre. Son exigence relève de la survie, voir Élias enlacer sa fille, elle ne pouvait le supporter. Pas plus que de se voir souffrir en sachant que c’était elle, et elle seule le problème.

 

Adélaïde ne dort pas, elle adresse une prière aux déesses protectrices. Elle a la sensation que quelque chose ne va pas quand vient le tour d’Aphrodite. Une bouffée de chaleur, la ménopause précoce. Adélaïde panique. Son corps a basculé, ses règles ont disparu et elle s’en réjouissait, mais ce soir quelque chose, quelque chose ne va pas, Aphrodite n’est pas là, Adélaïde le sait. Octobre se poursuivra, rogné par cette absence. L’automne s’entêtera à lui creuser des cernes.