Puissance et gloire


Dans la salle Rubempré, Mathieu Courtel fait le point avec les éditeurs et les attachées de presse. Le plat de sa main s’abat de façon erratique, il sort d’une réunion avec les actionnaires qui l’ont pressurisé. Il faut des résultats, d’importants chiffres de ventes, et des prix, le Goncourt. Le Goncourt : 300 000 ventes, 1 000 000 de recettes. Mathieu Courtel s’emporte, sa voix se fait cassante. Ali Gosham et Paul Sévrin sont responsables de Jean-Pierre Tourvel et Marc Bernardier, tous deux encore listés. Ils sont très investis et ont pris quatre kilos. Ils disent : On a nos chances. Et ajoutent aussitôt : À condition d’avoir de la visibilité dans les semaines qui viennent. Tous les regards se posent sur les attachées de presse dont dépendent ces auteurs, donc sur Adélaïde et sur Vipère au groin. Adélaïde détaille son programme : grands entretiens, longues émissions, et dans trois jours l’enregistrement de La Petite Bibliothèque, soit l’unique émission télévisée littéraire. La Petite Bibliothèque est à voir comme le graal, aussi Adélaïde est-elle félicitée. Arrive le tour d’Anne-Marie Bertillon, Jean-Pierre Tourvel aussi a une large couverture, et surtout il passera en même temps que Bernardier à La Petite Bibliothèque. Il y a eu un désistement, elle a su saisir l’occasion. Vipère au groin est acclamée. Dans le ventre d’Adélaïde, une lame très fine s’enfonce.

 

Octobre s’agite encore, les jeux sont presque faits, Adélaïde se débat. Elle met en place l’opération Sauver Steven Lemarchand, avec l’aide de Selma du service marketing. Mathieu Courtel a dit d’accord, le coiffeur passera en note de frais. Selma a obtenu le prêt de pièces The Kooples, Adelaïde de l’herbe particulièrement forte. Pour décor une ancienne usine désaffectée. Sur les réseaux sociaux, les cœurs pleuvent, ça adore. Surtout l’image en pied, où, nu sous le perfecto, Steven tient son ouvrage pour masquer son caleçon.

 

Marc Bernardier avoue ne pas être tranquille à la veille de passer à La Petite Bibliothèque. C’est à cause de Jean-Pierre Tourvel, il l’a toujours eu en horreur. Le coup du bonhomme qui s’effondre, le monopole de l’émotion. Marc Bernardier s’est déjà retrouvé avec lui sur un plateau, pas à la télé, mais à un festival. Marc défendait son livre Viens à moi Zapopan, qui relatait ses rebondissantes aventures au Mexique. Il tenait le public en haleine avec son histoire de grande brune et guérilleros. Quand était venu le tour de Jean-Pierre, il avait été question de mines antipersonnel et d’enfants amputés, ça avait cassé l’ambiance. Marc redoute, à raison, que les faits se répètent. Adélaïde hésite dans les loges, le jour venu. Une astuce de Bérangère, diluer du laxatif dans le verre de l’ennemi. Rendre Jean-Pierre si malade qu’il sera neutralisé. Adélaïde se retient, car elle est corporate. Elle pense aux retombées, au bien de la maison. Aussi se contente-t-elle d’en verser quelques gouttes dans le Coca d’Anne-Marie.

 

Le thème de l’émission porte sur les grands voyageurs. Avec Bernardier et Tourvel se trouvent trois autres invités : Amina Prado pour À l’éléphant qui m’écrasa, Karina Pestrova pour Je ne suis pas seule à Saint-Malo et Markus Rouault, auteur de L’Europe sur une toile cirée. Adélaïde suit l’émission depuis les loges, tandis qu’Anne-Marie agonise. Le présentateur commence par Amina Prado, Marc Bernardier s’ennuie c’est atrocement visible. Adélaïde se tend, elle assiste, impuissante, à l’œillade qu’il lance en plan de coupe à une jolie blonde dans le public. Jean-Pierre Tourvel est impeccable, tête inclinée posture d’écoute. Vient le tour de Markus Rouault, lui aussi sur la liste du Goncourt. Son roman met en regard une famille qui se déchire et les failles du modèle européen. Il livre une anecdote sur sa mère et le Brexit. Tant d’inactivité rend Bernardier fébrile, on sent qu’il ne tient plus. Jean-Pierre Tourvel intervient, il a bien connu un Anglais qui est tragiquement décédé. Le présentateur ne le relance pas, ici le numéro ne prend pas, la main d’Adélaïde plonge dans l’assiette de chips.

 

Le temps de Marc est advenu. Il évoque jungle et crocodiles en authentique aventurier, sait être parfaitement fascinant. Adélaïde boit du petit lait. C’est alors que surgit sur le plateau un groupe de quatre personnes, ils exigent la parole et sont très énervés. Ce ne sont pas des intermittents, mais des membres d’Action Verte, une fraction d’Extinction Rebellion. Ils déroulent une banderole : Les livres tuent les forêts. L’un dit : Honte au bilan carbone de vos romans. Une autre : Le papier de vos livres déforeste le Brésil. La sécurité intervient. L’émission n’est pas en direct, personne ne se doutera de rien. Mais Marc a été affecté. Lui qui parcourt le monde le voit en train de périr. Il en parle dans son livre, il a croisé la fin des oiseaux de paradis. Adélaïde ensuite aura du mal à le conserver concentré, il parlera d’effondrement, de son empreinte carbone durant ses interviews, annoncera que désormais il ne prendra plus l’avion. Adélaïde lui soufflera l’idée d’une traversée périlleuse à accomplir sur un voilier, lui évitant une dépression.

 

Autre auteur pour autre plateau. Ève Labruyère et son bouledogue invités à J’aime les dimanches, un talk-show de divertissement. Elle devait y chanter son vieux tube L’amour, c’est pas pour toi, mais a imposé d’interpréter un poème de Sylvia Plath accompagnée par un musicien de l’IRCAM. Adélaïde a beaucoup de mal à canaliser Ève. Son obsession pour le prix 30 millions d’amis ne faiblit pas, mais sur ce point, c’est surtout à Ernest Block qu’elle a affaire. Adélaïde doit gérer un autre objectif quotidien, désormais incarné dans un être précis : Ève Labruyère veut être interviewée par Laure Adler, et pour ce faire, elle la poursuit. Adélaïde ne sait plus quoi faire, Ève harcèle jusqu’à son mari. Ernest Block suggère quelques rencontres chez des libraires situés loin de Paris.

 

Les secondes listes tombent : Bernardier, Tourvel et Rouault sont les trois restants sur celle du Goncourt. Mathieu Courtel répète, comme on chante un mantra : On a deux chances sur trois. Dans la salle Rubempré, la tension persévère. Guillaume Grangois s’enquiert du cas Clotilde Mélisse. Des émissions de radio, et un peu de presse quotidienne régionale. Adélaïde précise également le plan d’action mené par la chargée des relations libraires. Clotilde va au contact du public à la source, elle sillonnera la France jusqu’au mois de janvier. De ce dispositif, Adélaïde est satisfaite. Le moral de Clotilde est parfaitement maintenu.

 

Octobre se meurt, novembre s’impose, les trophées sont remis en haut de l’hippodrome. Markus Rouault remporte cette année le prix Goncourt. Dans la salle Rubempré, la main de Mathieu Courtel est moite et reste à plat. Les éditeurs sont au régime, et maudissent la force de frappe de leur concurrent. Marc Bernardier embarque pour une destination qu’il gardera inconnue jusqu’à son prochain livre. Jean-Pierre Tourvel pleurera et sa femme le quittera, ce sera la fois de trop. Il sera consolé par le prix Renaudot.

 

Ève Labruyère, elle, a décroché le prix 30 millions d’amis. Son livre a un bandeau, mais elle est malheureuse, toujours rien dans la presse, si ce n’est dans Atout chien. Adélaïde l’accompagnera pour remettre le chèque de 1 000 euros à l’association de protection animale de son choix. Un refuge à côté d’Anglure. Dans la voiture elles écouteront une interview de Laure Adler. Ève dira calmement : Je sais où elle passe ses étés. Adélaïde pensera à Christophe Hondelatte, Faites entrer l’accusé. Elle suggérera à Ève de camper son prochain livre dans un lieu exotique, très loin, à l’étranger. De faire des repérages, de s’y prendre au plus tôt. Le bouledogue aboiera, Ève y verra un signe. Ainsi, elle écrira Une orpheline à Bornéo.

 

Steven Lemarchand retournera à son quotidien d’informaticien, dans une petite structure. Il a manqué de peu le prix de Chlore pour sa scène de piscine. Steven n’écrira pas d’autre livre. Quand il se mettra au travail, quelque chose se sera cassé. Il n’y prendra plus de plaisir, soupèsera chaque phrase, se sentira jugé. Steven n’écrira plus, et jusqu’à ce qu’il s’éteigne, il aura l’impression d’avoir raté sa vie. Adélaïde l’ignorera. Elle ne pensera plus à Steven, novembre le balaye. Bientôt elle aura d’autres profils à défendre. La rentrée de janvier est beaucoup moins cruelle.

 

Adélaïde ce soir ne dort pas, elle parle avec Clotilde qui se trouve à Bruxelles. Clotilde a le cafard, c’est à cause de l’hôtel, la chambre est minuscule et la déco immonde, il n’y a pas de télé, Clotilde s’ennuie et geint. Adélaïde l’apaise. Clotilde dit : Ma soigneuse. Clotilde en disant cela pense sorcière guérisseuse. Adélaïde l’entend du fond de l’écurie. Elle imagine Clotilde à l’étroit dans son box. Visualise l’hippodrome qui l’attend à chaque livre. Elles raccrochent, soulagées : cette année, c’est fini.