Le bus 975 dépose Adélaïde à deux pas de chez elle, quand elle rentre du travail, autour de 19 heures. Malgré cela le trajet lui est toujours pénible, à cette heure-là elle flotte et elle déteste ça. Elle ne rejoint personne et personne ne l’attend. Jusqu’au lendemain matin, elle va être toute seule. Il lui semble souvent que les passants la traversent, pourtant sur le court chemin, ils sont très peu nombreux. Adélaïde pourrait se concocter un dîner, faire ses courses chez le primeur, aller chez le fromager. Généralement elle saute le repas, puis se gave de biscuits quand arrive 22 heures.
La perte du temps conjugal, elle ne sait comment la compenser. Le début de soirée, le moment privilégié, le temps du débrief de la journée, de l’échange. Parfois elle se dédouble, s’encourage, s’interroge, se parle à haute voix, s’appelle Ma fille, de plus en plus fréquemment elle emploie Ma chérie. Elle pénètre dans l’entrée, accroche sa veste, range ses chaussures, puis demande Ma chérie, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Si elle ne se soucie pas d’elle-même, personne ne le fera. Adélaïde parfois s’imagine la question par la voix de Vladimir.
Elle ne peut pas prendre de bain, elle peut à peine bouger. Elle s’assoit donc à l’unique table et allume son ordinateur. Elle scrolle la vie des gens sur les réseaux sociaux, regarde un film ou une série, pleure de ne pas avoir de canapé. Elle n’a pas de télévision, elle écoute la radio pour les informations, exclusivement le matin. Le soir, y a Twitter. Elle espère qu’un message venant d’un presque inconnu va surgir quelque part. Un garçon perdu de vue, qu’elle aurait oublié ou qui l’aurait remarquée jadis sans qu’elle s’en doute. Elle lit aussi, beaucoup. Des romans de gens très morts, pour oublier le travail.
Adélaïde et ses amies habitent aux quatre coins de Paris, elles se croisent rarement la semaine. Mais se contactent tous les soirs. Hermeline, c’est par un coup de fil, Judith et Bérangère un SMS, Clotilde un appel ou un mail. Depuis les débuts de son célibat, le petit groupe la soutient comme ça. Le pilier est sororal, c’est un socle essentiel. Adélaïde ne pensait pas qu’un jour l’amitié aurait dans sa vie une place prépondérante. Elle connaît les filles depuis longtemps, mais autour d’elle, elles ne faisaient pas bloc. Elles pratiquaient ensemble la magie de temps en temps, comme d’autres font un bœuf ou se droguent, sans se fréquenter pour autant. Seule Adélaïde leur était commune. Depuis les débuts de son célibat, le petit groupe se voit chaque week-end. Un dîner, une soirée, un brunch. Conversations intimes et échanges de ressentis dans la même brasserie sur la place du Châtelet.
Toutes se débrouillent comme elles peuvent avec la solitude. Bérangère occupe ses week-ends en les peuplant de rendez-vous Tinder. Bérangère est la plus lucide, l’expérience, les désillusions, elle dit que ce qu’il reste sur le marché, c’est des mecs avec vice de forme. Elle sait que le type ne s’engagera pas, qu’il sera en tout point égoïste. Elle a fait le deuil de l’amour et ses adieux à Aphrodite, elle se consacre à son travail, trouve son équilibre affectif avec son chat Xander, se bricole une vie sexuelle. Elle a un fils de vingt-deux ans qu’elle voit régulièrement, ça contribue à son équilibre. Bérangère n’est pas malheureuse, contrairement à Adélaïde. Au point de ne pas saisir pourquoi Adélaïde a besoin de Vladimir.
Clotilde pour survivre met tout dans l’écriture. Ses doigts courent sur le clavier, elle crucifie le temps, le temps n’est plus flottant, ce temps lui appartient. Elle souffre moins qu’Adélaïde, chaque manuscrit, un compagnon. Et si effectivement elle n’a à cette rentrée que peu d’articles, elle fait cet automne de nombreuses lectures publiques et rencontres en librairie. Le public n’est pas immense, mais ce sont des fidèles, ce qui la valorise. Clotilde avoue que quelquefois, quand les gens l’applaudissent, ça lui fait tellement chaud qu’on dirait de l’amour.
Hermeline a fait le choix de rester en ce moment seule, tout lui paraît plaisant, le silence permanent, l’absence de stimuli. Le dîner elle s’en fout, une soupe Picard et c’est réglé. Le soir elle corrige des copies, elle regarde une série ou elle prépare ses cours. Elle peint aussi, beaucoup. Des reproductions de tableaux de maîtres qu’elle réalise en miniature. Hermeline se sent épanouie, mais confie que parfois l’envie de partager la saisit, comme cet été dans les montagnes où le panorama était somptueux.
Judith a un mari et une fille de neuf ans, et sa franchise la pousse à dire : Je vous envie, malgré tout, je vous envie, vous ne vous rendez pas compte. Judith traverse une crise de couple, François l’indispose, si mou et si peu dans l’action, il faudrait un électrochoc, déserter le foyer soudainement, mais ça elle ne peut pas, elle ne peut plus le faire, bien sûr, il y a l’enfant. Judith n’a pas de temps de flottement, pour elle le temps est domestique à partir de 19 h 30.
Judith dit : Je ne m’appartiens plus. Adélaïde répond : Moi, je ne suis à personne. Clotilde conclut : N’oubliez pas, la propriété, c’est du vol. Hermeline recommande une bière. Bérangère sourit au serveur. Novembre s’achève dans la torpeur, décembre déferle, déstabilise. À croire que les planètes sont très mal alignées.
Dans son agence bancaire, Bérangère s’est éprise d’un client, et en quinze jours est devenue la maîtresse d’un homme marié. Hermeline ne touche pas à sa bière, elle lui répète : Pense à sa femme, prononce le mot sororité et finit par quitter la table. Judith interviewe un chanteur, et pour la première fois depuis treize ans, envisage de tromper réellement son mari. Clotilde le lui déconseille, Judith est une mauvaise menteuse, elle mettrait en péril plus que son couple, sa famille. Judith s’emporte soudain : J’en peux plus de la famille. Clotilde s’exclame : T’avais qu’à pas te reproduire. Judith explose en larmes et part prendre un taxi. Bérangère, vu l’ambiance, préfère rentrer chez elle.
Devant son gin tonic Adélaïde hésite à demander à Clotilde si elle est au courant de ce qui se passe en ce moment dans le monde de l’édition. Décembre engloutit tout, le groupe éditorial qui possède les éditions David Séchard vient juste d’être racheté. Les nouveaux actionnaires ont consulté les chiffres, la ligne éditoriale et les choix stratégiques vont être réévalués. Mathieu Courtel est en danger, le personnel en émoi, Adélaïde catastrophée. Clotilde lui dit : Tu sais, j’écris un nouveau livre, j’ai trouvé la bonne forme, je m’y suis mise, ça y est. Alors Adélaïde se tait. Elle garde pour elle l’angoisse, elle ne peut la partager, elle se dit que parfois l’étendue de son angoisse ressemble à un panorama somptueux.
Adélaïde appelle tous les soirs Hermeline, qui pourrait s’en passer. Elle voit bien que le vide a besoin de se remplir avec n’importe quoi, même des mauvais objets. Névrose obsessionnelle, Adélaïde le sent, Adélaïde le sait. Au bureau, elle ne peut plus souffrir Ernest Block. Il ne dit pas Il faudrait, exclusivement J’attends. J’attends le papier, j’attends la couverture, j’attends les interviews. Il ne dit pas bien joué, ni merci, ni bravo. Il exige davantage et n’est jamais content. Il a toujours été comme ça, mais avant il y avait Élias, Élias pour l’écouter, Élias pour la calmer, Élias pour la comprendre. Ça la faisait redescendre, lui permettait le lendemain d’affronter l’affreux Block sans assaut de pensées morbides. Adélaïde souvent entre ses doigts tient un trombone qu’elle change en arme et lui enfonce dans la carotide ou les yeux. Le soir elle s’imagine l’égorger lentement, et dans son ventre s’envole une nuée de papillons.
Décembre s’engouffre partout, les rues sont en travaux, le bus 975 dépose Adélaïde de l’autre côté du boulevard quand elle rentre du travail, autour de 19 heures. Le froid rend tout pénible, et elle croise plus de monde maintenant qu’elle passe par là. Du monde pour qui Noël approche, son cœur se serre et elle se dit : N’y songe pas, surtout, n’y songe pas. Adélaïde est courageuse, elle lutte contre le temps flottant. Elle fait tout ce qu’elle désire, manger dans un thaï succulent, aller au cinéma, finir sur une terrasse chauffée devant un gin tonic. Elle sait que personne ne la voit, ne la regarde, elle en profite. Elle se sent comme un fantôme, elle pense à Bruce Willis dans Le Sixième Sens, elle se dit si ça se trouve je suis morte, depuis quand, elle se le demande, choisit un accident de la route. Ce soir-là ses parents l’avaient emmenée à la fête de Mireille, ce soir-là ses parents et elle dans la voiture. Parfois on la croit seule, mais elle dîne et s’assoit en face de Vladimir.
C’est l’histoire d’une peur bleue qui se regarde dans le miroir. L’histoire d’une solitude qui se conjugue pour survivre. Adélaïde Berthel, c’est une faille comme une autre, moins longue mais plus profonde que celle de San Andreas.