Alexandre avait prié son petit frère de lui décrire cette fille de nouveau, car il avait adoré comment il parlait d’elle. Yann avait donc répété ce qu’il venait de dire, qu’il l’avait draguée à la sortie du cinéma où il était allé voir le dernier film de Godard, Pierrot le Fou . Visage de madone et corps voluptueux, Maria s’exprimait avec une candeur mâtinée de gros mots, gros mots dont on se demandait si elle connaissait le sens exact, des phrases qui, surgissant de cette bouche pulpeuse, faisaient déjà à moitié bander, et dont on avait honte pour elle, car ses yeux, et Yann l’avait rapporté plusieurs fois à son aîné comme pour s’en persuader lui-même, étaient ceux d’une petite fille qui aime les chiens et les chevaux, les enfants et les tartes aux pommes, mais qui envisage tout de même de laisser tomber ses études un an ou deux pour faire le tour du monde dans un bus de beatniks – c’est ainsi qu’elle nommait les hippies – avec un sac à dos et ses mains pour tout oreiller.
Je les vois attablés à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Michel en cet automne 1965. Dans mon esprit, l’image des deux frères est aussi nette que si je regardais une photo, prise cette journée de novembre dans un tendre Paris couleur sépia. Ils sont là devant des tasses vides, cigarette aux lèvres et cheveux trop longs sur le cou, des étudiants s’efforçant d’avoir l’air décontracté alors que leurs pantalons portent encore la marque du fer à repasser imprimée par leur mère, un pli en lame de rasoir sans lequel elle serait horrifiée de les voir sortir.
Au printemps, les deux frères avaient assisté au concert des Beatles au palais des Sports. Depuis, ils tentaient de se conformer, avec des résultats inégaux, à la tenue vestimentaire étudiée sur les autres jeunes gens ce soir-là.
Je suis sûre que sur Twist and Shout , Alexandre hurlait. Yann, lui, devait se taire et observer.
Alexandre, l’aîné, tête ébouriffée, chemise blanche et fine cravate noire, avait suspendu au dos de la chaise de bistrot la veste courte, un peu serrée, qu’il portait sur l’épaule en marchant. Un sourire errait sur ses lèvres, une fossette creusait sa joue gauche, une barbe de quelques jours jetait de l’ombre sur son menton et sa lèvre supérieure. Il n’avait pas l’air tout à fait réveillé.
Yann, lui, était assis un peu de travers, comme prêt à se lever d’un instant à l’autre. Son regard, masqué par des lunettes de soleil aux verres éraflés, des Ray-Ban qui avaient appartenu à leur père, passait alternativement de son frère à la rue. Du bout des doigts il écrasait un morceau de croissant, son pied tapait par terre à intervalles réguliers. Il se tenait tête penchée, mais la levait par moments pour la baisser ensuite sur la table en formica, où ses mains impatientes avaient aligné sucre et miettes.
Si un passant avait pu saisir son expression et contempler son visage en entier, ne serait-ce qu’un instant, il aurait été frappé par la mobilité de ses traits. Dans cette rapidité de perception, l’éclat bleu argent de ses yeux aurait ressemblé à un miroitement de soleil dans l’eau, vite effacé.
Fallait-il que Yann ait eu confiance en son aîné pour lui parler de Maria en ces termes-là. Fallait-il aussi qu’il soit sûr de lui. Ou alors, peut-être était-ce sa façon de dire, Attention, c’est moi qui l’ai vue le premier. N’y songe même pas.
Alexandre, persifleur, voulut savoir ce que Yann pensait. Couchait-elle, selon lui ?
Yann resta silencieux. Il mordillait sa langue, comme chaque fois qu’il examinait une situation compliquée. Alexandre connaissait cette moue pour l’avoir souvent vue lorsqu’ils appareillaient leur cotre, l’été.
Yann redit à Alexandre, laissant des pauses entre les mots, qu’il était troublé comme cela ne lui était jamais arrivé. Maria présentait à ses yeux un mélange explosif de grâce, de conformisme, de curiosité et d’innocence au potentiel érotique absolu.
C’est donc une sotte ? rugit le grand frère en riant. Yann garda encore quelques instants le silence, puis répondit, Oui et non, je crois plutôt que c’est une passionnée, une fille qui couche sans que tu la supplies, qui adore le faire, et qui appelle ça de l’amour.