Et comment mon petit frère pouvait-il savoir si Maria couchait alors qu’à cette époque il était encore puceau, de ça je suis certain, même si, lorsqu’il nous arrivait d’en parler, il détournait le regard et ricanait. Il évitait les questions directes, se moquait de mes grands airs, mais je savais qu’il m’écoutait et prenait note de tout. Je me souviens encore de mon laïus – il devait avoir dix-sept ans, la bouche entrouverte il me fixait sans ciller –, Si tu veux ramasser des nanas fais philo, mon pote. Elles adorent quand vous leur parlez d’Aristote et de Socrate, ça leur donne l’impression que vous êtes un type avec une belle âme, c’est plus décent de se laisser peloter par la suite : comme si, parce que vous appréciez les pitreries de Diogène et que vous avez lu
le Banquet
, vous n’étiez qu’un pur esprit, alors qu’en fait vous êtes en train de visualiser leur minou et de chercher le plus bref chemin pour y
parvenir. Fais philo, c’est ça qu’il te faut, j’avais dit à Yann – et je pensais que c’était réellement la seule discipline noble,
gratuite
. Ça lui correspondait parfaitement.
Je crois que mon petit frère ne savait pas ce dont il avait envie. Pour tous les deux, le saut de notre province à Paris avait été saisissant. À l’arrivée de Yann, j’étais inscrit en fac de lettres. J’estimais ne pas avoir besoin des Grecs pour emballer les filles, Robbe-Grillet pouvait faire l’affaire si je veillais à m’en tenir à des propos sibyllins auxquels je mêlais de temps en temps des phrases plus compréhensibles, tout d’un coup elles se sentaient intelligentes parce qu’elles avaient enregistré un mot ou deux de mon charabia, et qu’est-ce qu’elles ont pu se faire suer, les pauvres chéries, à lire mes soi-disant auteurs de chevet, Blanchot et Butor, alors que je me délectais secrètement de Balzac, Stendhal et Flaubert. Oui, c’est vrai, j’étais un pauvre type, comme me l’avait dit, hurlé plutôt, une fille qui m’avait largué au petit-déjeuner. Le soir même, prise de remords, elle était revenue chez moi pour faire la paix, et me découvrant au lit avec l’une de ses amies elle avait piqué sa crise, mais était-ce ma faute ? Son amie était venue me consoler, et que pouvait-elle se dire d’autre que, S’il s’est conduit comme ça avec moi, il se conduira de la même manière avec elle ? Pour les deux, d’ailleurs, le raisonnement était valable, alors pourquoi tant d’histoires, mieux valait me perdre que me trouver, non ?
J’ignore en fait, j’ai toujours ignoré à quel moment mon frère s’est enfin jeté dans la mêlée, à quel moment il s’est débarrassé de sa virginité pour devenir ce garçon énigmatique dont les camarades de cours tombaient dramatiquement amoureuses, et j’ignore aussi s’il s’est jamais montré aussi efficace, sinon aussi cynique que moi, les trois années qui nous séparaient me donnant d’emblée le rôle de grand frère indépassable. Je le soupçonne toutefois d’avoir été, en ce temps-là, d’une pudeur et d’une tendresse qu’il ne m’aurait avouées pour rien au monde. Qu’il ne s’avouait pas à lui-même, peut-être, tant notre enfance nous avait enfermés dans des rôles précis, lui en adoration, moi en représentation, maman entre nous deux, affairée, aimante – et rigide. Maman, la femme-d’un-seul-homme ! Maman, pour laquelle la position du missionnaire avec un genou levé était déjà une déviance sexuelle… Ne nous l’avait-elle pas assez répété qu’elle n’avait chéri que notre père, mort quand nous étions enfants, et nos souvenirs se réduisaient à l’odeur des Craven A flottant dans son bureau, à quelques sorties en mer avec le
Bonheur
, le cotre aux voiles rouille, à la grosse montre suisse qu’il remontait tous les soirs et dont le tic-tac, lorsqu’il nous prenait dans ses bras, nous émerveillait, puis à la pluie et à la profondeur de la fosse, au nombre de tantes dont il avait fallu supporter les baisers baveux de rouge à lèvres – un rouge à lèvres
qu’elles effaçaient ensuite sur nos joues avec leurs mouchoirs mouillés de salive, et on ne savait pas ce qui était pire, ces baisers larmoyants ou l’odeur de leur salive sur nos visages.
Cet après-midi-là, nous nous étions tenus côte à côte, Yann et moi, dans nos costumes de funérailles, blazer bleu aux boutons dorés, pantalons en flanelle grise et chaussures noires, des nains devant l’énorme fosse ouverte. Yann ne cessait de reculer et moi je le poussais en avant, juste au bord, encore plus près, si près qu’il n’eût fallu qu’un demi-centimètre de plus pour que la terre cédât, si près qu’un pas de plus nous aurait précipités tous deux en bas, à cogner contre le cercueil couvert de fleurs. Aucun de ces adultes ne se rendait compte du danger. C’était comme un jeu, je poussais Yann, il reculait, je recommençais, et là, au milieu de tous ces gens, nous étions seuls. Notre père gisait dans cette caisse ridicule, sans même un trou pour respirer, d’ici quelques minutes on le recouvrirait de terre, et nous l’avions totalement oublié
, absorbés par notre pas de deux.
En revenant du cimetière, la pluie ayant cessé, nous étions restés à la traîne des tantes, oncles, cousins et cousines. Personne ne faisait attention à nous. Yann me racontait je ne sais quoi, je l’écoutais d’une oreille distraite, et soudain je me suis retourné vers lui, m’arrêtant au milieu du chemin boueux. Il s’est arrêté également. Je crois que nous
avons dû rester comme ça au moins une minute avant qu’il ne se mette à pleurer, et moi aussi, et nous avons sangloté l’un devant l’autre sans bouger, les bras le long du corps, les larmes qui coulaient sur nos joues mêlées aux gouttes de pluie qui avait recommencé à tomber.
Il n’y a plus de whisky, Allis. Je vais descendre en acheter une autre bouteille. Je sais qu’il est tard, mais attendez-moi.