< Et maintenant ? > demanda Clef.
Assise au bord d’un toit du campo Michiel, à contrevent des fonderies, Sancia voulut hausser les épaules mais elle n’était pas d’humeur.
< Je ne sais pas. Survivre, je suppose. Peut-être voler un peu de nourriture dans les poubelles du campo pour dîner. >
< Tu mangerais dans une poubelle ? >
< Ouais. Ça m’est déjà arrivé. Et ça m’arrivera sûrement encore. >
< Les jungles, à l’ouest, ont l’air très denses. On pourrait s’y cacher un moment ? >
< Là-bas, il y a des cochons sauvages aussi hauts qu’un homme. Et ces bestioles adorent tuer pour s’amuser, à ce qu’il paraît. Je ne suis pas sûre qu’une clé magique m’aidera face à eux. >
< D’accord, mais… mais on est bien dans une cité gigantesque, non ? Tu ne peux pas trouver une cachette quelque part ? N’importe où ? >
< Le Creuset et les Verts ne sont pas sûrs. Peut-être que je pourrais gagner le nord des Communes, loin du canal. Mais les Communes n’occupent qu’un dixième du territoire de Tevanne. Le reste de la cité, c’est les campos – et c’est foutrement dur de s’y cacher. >
< C’est pourtant ce qu’on est en train de faire >, dit Clef.
< Pour l’instant. Sur un toit. Oui. Mais ce n’est pas tout à fait un arrangement durable. >
< D’accord… alors quoi ? Quel est le plan ? >
Sancia réfléchit.
< Claudia et Giovanni ont mentionné que les Candiano avaient changé de sachets. >
< Les qui ? >
< Les Candiano. L’une des quatre maisons marchandes. > Elle tendit le doigt vers le nord. < Tu vois ce grand dôme, là-bas ? >
< Le très, très, très gros dôme ? >
< Ouais. C’est la Montagne des Candiano. Avant, c’était la maison la plus puissante du monde, jusqu’à ce que Tribuno Candiano devienne fou. >
< Ah, ouais, tu l’avais évoqué. Ils l’ont enfermé dans une tour, c’est ça ? >
< Il paraît. Bref, Claudia dit qu’ils ont changé tous leurs sachets en une nuit, et personne ne fait jamais ça, à moins qu’il ne se soit passé quelque chose de vraiment grave ; un sacré bordel, quelque part sur le campo. Or, il est plus facile de voler quelque chose au milieu d’un sacré bordel. > Elle soupira. < Mais il nous faudrait dénicher un gros coup pour en tirer l’argent dont on a besoin. >
< Pourquoi ne pas cambrioler cette Montagne ? On dirait qu’elle est pleine de choses précieuses. >
Elle rit doucement.
< Ouais, mais non. Personne, et je dis bien personne, n’est jamais entré par effraction dans la Montagne. On ne pourrait pas, même si on avait la baguette de Crasedes lui-même. J’ai entendu de drôles de rumeurs sur elle, disant qu’elle était hantée ou… bah. Quelque chose de pire. >
< Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? >
< Je finirai bien par trouver. Ce que je peux. > Elle bâilla, s’étira et se coucha sur le toit de pierre. < On a encore quelques heures avant le lever du soleil. D’ici là, je vais me reposer. >
< Quoi ? Tu vas dormir sur un toit ? >
< Ouais. Où est le problème ? >
Clef marqua un temps d’arrêt.
< J’ai l’impression, petite, que tu n’as pas eu une vie facile. >
Sancia regarda le ciel. Elle pensa à Sark, à son propre appartement – qui, si spartiate soit-il, lui semblait à présent un paradis.
< Parle-moi, Clef >, dit-elle.
< Ah. De quoi ? >
< De ce que tu veux. Sauf de ce qui se passe en ce moment. >
< Je vois. > Il réfléchit un instant. < Mmmh. Eh bien… Il y a trente-sept enluminures actives dans un rayon de trois cents mètres autour de nous. Quatorze d’entre elles sont liées, activement connectées les unes aux autres, et échangent des informations, de la chaleur ou de l’énergie. > Sa voix se fit plus douce et adopta une cadence mélodieuse. < J’aimerais que tu les voies comme je les vois. Celles en dessous de nous dansent, quelque part ; elles vont et viennent très doucement… L’une d’elles transmet de la chaleur à un gros bloc de pierre très dense, qui l’emmagasine au plus profond de ses os, tandis qu’une autre la récupère et la déverse sur un plateau de perles de verre, afin de les ramollir, de les faire fondre, jusqu’à ce qu’elles deviennent une plaque cristalline… Il y a une lampe enluminée dans une chambre, de l’autre côté de la rue. Son éclat est doux et rose. Ses enluminures rassemblent de vieilles lueurs de bougie et les diffuse doucement, en un léger filet… La lumière vacille, très doucement, quelqu’un la fait tressaillir. Je crois qu’un couple fait l’amour sur un lit, juste à côté, peut-être… Imagine, ces gens partagent ce moment sous une lumière vieille de plusieurs jours, semaines ou années… C’est comme faire l’amour sous les étoiles, non ? >
Sancia l’écoutait parler et ses paupières se faisaient lourdes.
Elle était heureuse qu’il soit là, aussi proche qu’un ami au moment où elle en manquait le plus.
< J’aimerais que tu les voies comme je les vois, Sancia >, chuchota-t-il encore. < C’est comme des étoiles dans mon esprit… >
Elle s’endormit.
Depuis l’opération, Sancia ne rêvait plus. Mais parfois, quand elle dormait, des souvenirs lui revenaient, tels des ossements remontant des profondeurs d’une fosse de goudron.
Sur le toit, Sancia dormit et se rappela.
Elle se remémora le soleil brûlant des plantations, les morsures et les gifles des feuilles de canne à sucre. Le goût du pain rassis, les nuées de mouches piquantes et les minuscules paillasses dures comme la pierre des huttes misérables.
Elle se rappela l’odeur de la merde et de l’urine qui pourrissaient dans une fosse à ciel ouvert à quelques mètres seulement de l’endroit où ils dormaient. Les gémissements et les pleurs, la nuit. Les cris paniqués émanant des bois lorsque les gardes emmenaient une femme, ou parfois un homme, et faisaient d’elle ce qu’ils voulaient.
Et elle se rappelait la maison sur la colline, derrière la plantation, où travaillaient les gens bien habillés venus de Tevanne.
Elle se souvenait du wagon qui en descendait tous les jours, au crépuscule. La manière dont les mouches le suivaient de près, sa cargaison cachée par une épaisse bâche.
Il ne leur avait pas fallu longtemps pour comprendre. Une nuit, un esclave disparaissait, tout simplement. Le lendemain, un wagon partait de la maison sur la colline, laissant un sillage de puanteur horrible.
Quelqu’un racontait que les esclaves disparus s’étaient échappés, mais tout le monde savait que c’était un mensonge. Ils avaient compris ce qui se passait. Ils avaient entendu les cris qui provenaient de la maison, toujours à minuit. Toujours, toujours, toujours à minuit, toutes les nuits.
Mais les esclaves restaient sans voix, impuissants. Ils étaient huit fois plus nombreux que les Tevanniens, mais ces derniers disposaient d’armes d’une puissance terrifiante. Ils avaient vu ce qui arrivait lorsque l’un d’entre eux levait la main contre son maître, et ils ne voulaient pas connaître le même sort.
Une nuit, elle avait essayé de s’enfuir. Ils l’avaient rattrapée facilement. Et peut-être en raison de cette malheureuse tentative, ils avaient décidé qu’elle serait la prochaine.
Sancia se rappelait l’odeur qui imprégnait la maison. L’alcool, le formol et la putréfaction.
Elle se souvenait de la table en marbre blanc au milieu de la cave, des liens prévus pour ses chevilles et ses poignets. Les fines plaques de métal sur les murs, couvertes de symboles étranges, et les vis brillantes et acérées qui leur étaient associées.
Et elle se rappela l’homme de la cave, petit et maigre, une orbite vide, et la manière dont il épongeait son front en sueur.
La façon dont il l’avait regardée, aussi, et dont il avait souri, avant de dire avec lassitude : « Bon, voyons si celle-ci fera l’affaire. »
Ce fut le premier enlumineur que rencontra Sancia.
Ces échos du passé lui revenaient souvent quand elle dormait. Et chaque fois, deux choses se produisaient.
La première : la cicatrice sur le côté de sa tête la faisait souffrir comme s’il s’agissait d’une brûlure et non d’une plaie.
Et la deuxième : elle s’obligeait à se remémorer l’unique souvenir qui lui procurait du réconfort.
Le jour où tout avait brûlé.
Quand elle se réveilla, il faisait noir. Avant toute chose, elle ôta son gant et toucha le toit de la fonderie.
Le toit s’illumina dans son esprit. Elle sentit la fumée qui s’enroulait autour de lui, la pluie qui s’accumulait au pied des cheminées, son propre corps, minuscule et insignifiant, pressé contre son immense peau de pierre. Mais, plus important, elle sentit qu’elle était seule. Il n’y avait personne d’autre ici que Clef et elle-même.
Elle remua, se releva, bâilla et se frotta les yeux.
< Bonjour >, dit Clef. < Ou plutôt devrais-je dire bons… >
Un claquement retentit non loin. Puis quelque chose la frappa, fort, au niveau des genoux.
Sancia trébucha en poussant un cri de surprise ; une étrange corde argentée s’était enroulée comme un lasso autour de ses mollets. Quelqu’un, sur le toit voisin, avait jeté ou lancé cette sorte de filin sur elle.
Elle s’écroula sur le toit de pierre.
< Mince ! > fit Clef. < On est repérés ! >
< Sans blague ? > cracha Sancia.
Elle essaya de s’éloigner en rampant, mais elle en était incapable. La corde lui paraissait subitement d’une lourdeur impossible, comme si elle n’était pas faite de fibres, mais de plomb ; et bien qu’elle tire dessus de toutes ses forces, elle n’arrivait pas à la faire bouger de plus d’un centimètre.
< Elle est enluminée pour se croire plus dense qu’elle ne l’est vraiment ! > s’écria Clef. < Plus on essaye de la faire bouger, plus elle s’alourdit ! >
< Alors, est-ce qu’on peut entrer d… >
Un deuxième claquement la coupa au milieu de sa phrase. Elle leva les yeux juste à temps pour voir une autre corde argentée fondre sur elle depuis un toit, à près d’un pâté de maisons de là. Le câble s’étira comme s’il lui ouvrait les bras, la frappa en pleine poitrine et la plaqua au sol.
Elle essaya de s’en dépêtrer, mais s’interrompit.
< Attends. Clef, est-ce qu’elle peut devenir dense au point de me broyer la poitrine ? >
< C’est une boucle, si bien que sa force se distribue sur toute sa longueur… dans une certaine mesure. Mais tu pourrais la rendre si dense qu’elle passerait à travers le toit. >
< Merde ! > Elle baissa les yeux sur ses entraves. Il semblait y avoir un mécanisme de fermeture sur le côté, à l’usage d’une clé enluminée. < Fais quelque chose ! Libère-moi ! >
< Je ne peux pas ! Pour ça, il faudrait que je la touche ! >
Sancia essaya de sortir Clef de sous sa chemise, mais la deuxième corde clouait ses bras le long de son corps.
< Je n’arrive pas à t’attraper ! >
< Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? >
Sancia regarda le ciel nocturne.
< Je… je ne… je ne sais pas. >
Ils attendirent, le chant des cordes enluminées résonnant dans les oreilles de Sancia. Puis, au bout d’un long moment, elle perçut des pas qui se rapprochaient. Des pas pesants.
Le visage meurtri, griffé du capitaine Gregor Dandolo se pencha au-dessus d’elle. Il avait une énorme espringale dans le dos mais lui lança un sourire poli.
« Bonsoir. Encore. »
Apparemment, le capitaine Dandolo contrôlait les cordes ; après avoir ajusté quelque chose sur l’espringale, il réduisit leur densité pour pouvoir retourner sa captive, sans toutefois la libérer, naturellement.
« On utilisait ça, durant les guerres, pour capturer les intrus », expliqua-t-il joyeusement. Il attrapa une corde dans chaque main et la souleva comme on soulève un cochon troussé. « Je reconnaîtrais l’odeur de la fonderie Michiel aussi facilement que l’odeur du jasmin. Je devais m’y rendre tout le temps pour commander des armes. Les flammes et la chaleur, comme tu peux l’imaginer, sont utiles pour faire la guerre.
– Laissez-moi partir, connard ! protesta Sancia. Libérez-moi !
– Non. »
D’une manière ou d’une autre, il réussit à charger ce simple mot d’une quantité éprouvante de bonne humeur.
« Si vous me jetez en prison, ils me tueront !
– Qui donc ? Vos clients ? dit-il en se dirigeant vers l’escalier. Ils ne pourront pas vous atteindre. Je vais vous enfermer dans la prison Dandolo, qui est tout à fait sûre. Vous ne devez vous inquiéter que de moi, jeune fille. »
Sancia rua, se cabra et grogna, mais Dandolo était fort comme un bœuf et indifférent à ses bordées d’injures. Il se mit à chantonner joyeusement en s’engageant dans l’escalier.
Une fois sorti, il la charria à travers la rue jusqu’à une carriole enluminée frappée du logotipo des Dandolo : la plume et le rouage.
« Notre carrosse nous attend ! » annonça-t-il. Il ouvrit la porte de derrière, la déposa par terre et réactiva les enluminures de la corde – toujours avec une sorte de jauge, sur le côté de l’espringale – jusqu’à ce qu’elle se retrouve clouée au sol. « J’espère que notre court trajet restera agréable. » Puis il la détailla, prit une inspiration et dit : « Mais avant tout, je dois vous demander… où est-elle ?
– Où est quoi ?
– L’objet que vous avez volé. La boîte. »
< Oh, merde >, fit Clef. < Il n’est pas aussi con qu’il en a l’air. >
« Ce n’est pas moi qui l’ai ! s’écria Sancia en échafaudant une histoire aussi vite que possible. Je l’ai donnée à mon client !
– Vraiment ? » dit Dandolo d’un ton plat.
< Je pense qu’il ne te croit pas >, dit Clef.
< Je le vois bien, ferme ta gueule ! >
« Oui ! reprit-elle.
– Pourquoi est-ce que votre client essaierait de vous tuer si vous avez fait ce qu’il demandait ? C’est bien pour ça que vous essayez de quitter la ville, non ?
– Si, répondit Sancia en toute honnêteté. Et je ne sais pas pourquoi ils me recherchent, ni pourquoi ils ont tué Sark. »
Cela fit tiquer Dandolo.
« Vos clients l’ont tué ?
– Oui. Oui ! »
Il se gratta la barbe.
« Et je présume que vous ignorez qui ils sont ?
– Ouais. On ne donne jamais les noms, et on n’est pas censés regarder dans la boîte.
– Qu’est-ce que vous en avez fait, alors ? »
Sancia opta pour un mensonge assez proche de la vérité.
« Sark et moi avons apporté la boîte à l’heure et au lieu convenus : une pêcherie abandonnée dans les Verts. Quatre hommes sont venus. Bien nourris, genre campo. L’un d’eux a pris la boîte et a dit qu’il voulait être sûr. Il nous a laissés avec les trois autres. Puis il y a eu une sorte de signal, ils ont poignardé Sark et ils ont bien failli me tuer.
– Et vous avez réussi à… vous échapper ? »
Elle le regarda en plissant les yeux.
« Oui », dit-elle, sur la défensive.
Les gros yeux sombres de Dandolo passèrent en revue la petite stature de Sancia.
« À vous seule ?
– Je sais me débrouiller dans une bagarre.
– Quelle était cette pêcherie ?
– Près du canal Anafesto. »
Il hocha la tête en réfléchissant.
« Anafesto, hein ? Bon. Allons-y, alors ! »
Il referma la porte et se hissa sur le siège du cocher.
« Où ? demanda Sancia.
– Dans les Verts, répondit le capitaine. Cette pêcherie dont vous parlez ; les cadavres y seront encore, vous ne croyez pas ? Ils recèlent peut-être des indices sur la personne qui vous a payée pour cambrioler mon front de mer.
– Attendez ! Vous… vous ne pouvez pas m’emmener là-bas ! l’implora-t-elle. Il y a quelques heures encore, c’était plein de gros fumiers rêvant de m’étriper !
– Alors vous feriez bien de ne pas vous faire remarquer, non ? »
Sancia demeura parfaitement immobile tandis que la carriole cahotait sur les avenues boueuses des Communes en direction des Verts. C’était sûrement la pire issue possible : elle avait résolu de ne jamais remettre les pieds dans les Verts, surtout ficelée dans l’attelage du capitaine Gregor Dandolo.
< Dès que tu sens quelque chose de gros approcher, tu me préviens, d’accord ? > dit-elle.
< Pour que tu puisses te redresser péniblement et voir ta mort approcher ? > répondit Clef.
< Fais-le, pose pas de questions. >
Enfin, le véhicule s’immobilisa. De l’autre côté des vitres, il faisait noir, mais l’odeur lui apprit qu’ils avaient atteint les pêcheries. Au souvenir de cette nuit – la nuit passée, bien qu’elle semble si loin –, la peur lui noua le ventre.
Pendant un long moment, Dandolo ne dit rien. Elle l’imagina assis, courbé dans le poste de pilotage, à observer les rues et les pêcheries. Puis elle entendit sa voix, basse mais confiante :
« Je n’en ai pas pour longtemps. »
La carriole vacilla doucement lorsqu’il descendit et claqua la portière.
Sancia attendit. Et attendit.
< Comment est-ce qu’on va bien pouvoir s’en sortir ? > demanda Clef.
< Pour l’instant, j’en sais rien. >
< S’il te fouille… Mince, je pends à ton cou au bout d’une ficelle toute conne ! >
< Gregor Dandolo est un gentilhomme des campos >, dit Sancia. < C’est peut-être un vétéran des guerres, oui, mais tout au fond de lui-même, un gentil garçon des campos n’a aucune envie d’entrer en contact physique avec quelqu’un des Communes, et encore moins de palper sa poitrine. >
< Je crois que tu l’as peut-être mal jug… Attends. >
< Quoi ? >
< Il y a… une enluminure, toute proche. >
< Oh, bon Dieu… >
< Non, non, c’est un petit objet. Très petit. Minuscule, même, très facile à négliger. C’est… c’est comme un point, collé à l’extérieur de l’attelage, derrière. >
< Ça fait quoi ? >
< Ça essaye de… rejoindre quelque chose d’autre ? Un peu comme tes enluminures de construction, je pense. Ou un aimant, qui attirerait quelque chose qui doit être… assez près… >
Sancia se tendit. Elle comprit ce qui était probablement en train de se passer.
< Merde ! Il doit être suivi ! >
< Qu’est-ce que tu veux dire par… >
La porte du poste de pilotage s’ouvrit et quelqu’un s’y hissa – peut-être Gregor Dandolo, mais elle ne voyait rien. Puis elle entendit sa voix, qui disait doucement :
« Il n’y a pas de corps. Pas un seul. »
Surprise, elle cilla.
« Mais… c’est impossible.
– Vraiment ?
– Oui. Oui !
– Où auraient-ils dû se trouver, jeune demoiselle ?
– À l’étage ! Et dans les escaliers ! »
Il se retourna et la regarda par-dessus le dossier de son siège.
« Vous en êtes sûre ? Certaine ?
– Oui, merde ! » riposta-t-elle en le foudroyant du regard.
Il soupira.
« Je vois. Bon. J’ai effectivement trouvé de nombreuses traces de sang à ces deux endroits… alors j’admets à contrecœur que certains passages de votre histoire doivent être un tant soit peu vrais. »
Vexée, elle fixa le plafond.
« Vous me mettiez à l’épreuve ! »
Il opina.
« Oui, je vous mettais à l’épreuve.
– Vous… vous…
– Savez-vous ce qui se trouvait dans la boîte ? » demanda-t-il subitement.
Surprise, elle essaya de se remettre du choc.
« Je vous l’ai déjà dit. Non. »
Il regarda au loin en réfléchissant.
« Et… je suppose que vous ne savez rien à propos des hiérophantes ? » demanda-t-il doucement.
La peau de Sancia se glaça, mais elle ne répondit pas.
« Alors ? insista-t-il.
– Hormis le fait que c’étaient des géants magiques ? Non.
– Je pense que vous mentez. Je pense que vous me cachez quelque chose, par exemple ce qui se trouvait dans la boîte, ou la manière dont a fini votre transaction, ou comment ce sang est arrivé là. »
< Bon Dieu >, dit Clef. < Ce type est terrifiant. >
< Tu es sûr que le truc est collé à l’arrière de l’attelage ? >
< Ouais. En bas à droite, par rapport à toi. >
« Et moi, je pense que je vais vous sauver la vie, répliqua-t-elle. Une fois de plus.
– Pardon ?
– Faites le tour de l’attelage et cherchez quelque chose. Ça sera collé en bas à droite de la caisse. Ça ressemble à une sorte de bouton qui ne devrait pas être là. »
Il la regarda en plissant les yeux.
« Quel genre de ruse est-ce là ?
– C’est pas une ruse du tout. Allez-y, j’attends. »
Il la fixa un instant. Puis il baissa la main et éprouva les liens de Sancia pour s’assurer qu’ils étaient sûrs. Satisfait, il rouvrit la porte du poste de pilotage et descendit. Elle entendit le bruit de ses pas dehors. Il s’arrêta quelque part derrière l’attelage.
< Il l’a trouvé >, dit Clef. < Il l’a arraché. >
Gregor refit le tour du véhicule et regarda Sancia par la vitre du compartiment des passagers.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il sur un ton légèrement outré. Il brandit l’objet, qui ressemblait à une grosse punaise en airain. « C’est enluminé, sur le dessous. Qu’est-ce ?
– Ça ressemble à une enluminure de construction, expliqua Sancia. Elle attire sa jumelle, comme un aimant.
– Pourquoi poser une enluminure de construction sur ma carriole ?
– Réfléchissez un moment. On en colle une sur votre véhicule, et on attache la deuxième à une ficelle. Alors, la ficelle se comporte comme l’aiguille sur une boussole, toujours pointée vers vous, comme si vous étiez le nord. »
Il la dévisagea, puis regarda autour de lui, scrutant les rues derrière eux.
« Maintenant que vous avez compris, vous voyez quelqu’un ? »
Il resta silencieux. Puis il passa la tête par la fenêtre.
« Comment étiez-vous au courant ? demanda-t-il. Et comment savez-vous ce que c’est ?
– L’intuition.
– Balivernes. C’est vous qui l’avez mis ici ?
– Quand ? Quand je dormais sur le toit, ou quand j’étais ligotée avec vos cordes ? Vous devez me libérer, capitaine. On n’a pas mis cet appareil ici pour vous suivre, mais pour me retrouver. Ils me cherchent. Ils ont compris que vous sauriez où me débusquer, alors ils se sont contentés de vous filer. Et maintenant, vous êtes dans le pétrin avec moi. Laissez-moi partir et vous aurez une chance de vous en sortir. »
Pendant un instant, il ne dit rien. Cela plut étrangement à Sancia : il donnait l’impression d’avoir de la glace dans les veines, et le voir transpirer avait quelque chose d’agréable.
« Mmh. Non, dit-il enfin.
– Comment ? Non ? »
Il laissa tomber le bouton par terre et l’écrasa.
« Non, lâcha-t-il avant de remonter dans le poste de pilotage.
– Juste… juste non ?
– Juste non. »
La carriole se remit en branle.
« Espèce de foutu crétin ! cria-t-elle. Vous allez nous faire tuer tous les deux !
– Vos actes ont déjà nui à nos vies et à nos carrières, dit le capitaine. Et à celles de mes officiers. Vous faites du mal autour de vous sans réfléchir ni en éprouver la moindre culpabilité. Je suis obligé d’y remédier. Et je ne laisserai aucune menace, aucun mensonge ni aucune attaque me faire dévier de ma voie. »
Sancia fixa le plafond, abasourdie.
« Pauvre… pauvre débile arrogant ! De quel droit vous faites de si belles phrases avec le nom que vous portez ?
– Quel est le rapport ?
– Faire mal aux gens, se servir d’eux, détruire leur vie… c’est le pain quotidien des maisons marchandes ! cracha-t-elle. Vous êtes tous aussi pourris que moi !
– Peut-être bien, dit Dandolo avec un calme exaspérant. Le cœur de cette ville est corrompu. Je l’ai vu de très près. Mais j’ai aussi vu les horreurs du monde extérieur, jeune dame. J’ai appris à dompter certaines d’entre elles. Et je suis revenu pour offrir à cette ville ce que je vous apporte.
– Et quoi, au juste ?
– La justice », dit-il simplement.
Elle en resta bouche bée.
« Quoi ? Vous êtes sérieux ?
– Aussi sérieux que la tombe », répondit-il tandis que la carriole virait.
Elle rit, incrédule.
« Oh ? Tout simplement ? Comme si vous livriez un colis ? “Eh, les copains, prenez donc un peu de justice !” C’est le truc le plus con que j’aie jamais entendu !
– Les grands projets doivent bien commencer quelque part. J’ai débuté par le front de mer. Que vous avez incendié. En vous capturant, je pourrai continuer. »
Elle ne cessait de rire.
« Vous savez, j’ai failli croire à vos belles paroles de croisade vertueuse. Mais si vous êtes aussi noble et honnête que vous voulez vous en donner l’air, capitaine Dandolo, vous ne vivrez pas longtemps. S’il y a bien quelque chose que cette ville ne supporte pas, c’est l’honnêteté.
– Qu’ils essaient. Ils ne seront pas les premiers. J’ai déjà failli mourir. Je peux me permettre de recomm… »
Il ne termina pas sa phrase parce que la carriole échappa soudain à son contrôle.
Gregor Dandolo avait maintes fois piloté des carrioles enluminées par le passé, aussi avait-il l’habitude de manœuvrer ce genre de véhicules. Mais il n’avait jamais conduit une carriole qui avait perdu l’une de ses roues avant.
Et il lui sembla bien que c’était ce qui venait de se produire : ils roulaient paisiblement et, subitement, la roue avait simplement explosé.
Il abaissa le levier de décélération tout en braquant le volant à l’opposé de la roue manquante – une erreur, parce que la carriole monta sur un trottoir en bois, qui eut raison de l’autre roue avant. Gregor n’avait plus aucun contrôle sur la direction du véhicule lancé à toute allure sur l’avenue boueuse.
Le monde vibrait et claquait autour de lui, mais il eut la présence d’esprit d’anticiper où ils se dirigeaient – à savoir vers un grand bâtiment de pierre. Qui semblait particulièrement robuste.
« Oh, Dieu », dit-il.
Il bondit à l’arrière de l’attelage, où la fille était couchée par terre, immobile.
« Qu’est-ce que vous avez fait, grand crétin ? ! » cria-t-elle.
Gregor attrapa son espringale et réduisit la densité de ses liens – sans cela, ils risquaient de voler en tous sens dans l’habitacle, d’écraser le geôlier et de tuer à coup sûr la captive.
« Accrochez-vous, je vous prie, dit-il. On va se… »
Le monde bondit autour d’eux et Gregor Dandolo se souvint.
Il se souvint d’un accident de carriole, il y a très longtemps. La manière dont le véhicule s’était retourné, et l’univers avec, la grêle de verre et les craquements du bois.
Et il se rappela les gémissements dans le noir, puis la lueur d’une torche, dehors. La lumière avait souligné la silhouette brisée de son père, effondré sur le siège du pilote, et le visage du jeune homme à côté de lui dans l’habitacle, qui pleurait en se vidant de son sang.
Domenico. Il était mort dans la terreur, pleurnichant après sa mère dans le noir. À l’instar de beaucoup de jeunes gens en ce monde, comme le découvrirait ultérieurement Gregor.
Ce dernier entendit de nouveaux gémissements et dut se convaincre : Non. Non. C’est le passé. Tout ça s’est produit il y a longtemps.
Puis, la voix de sa mère dans son oreille :
Réveille-toi, mon chéri…
La boue du monde se solidifia autour de lui, et la réalité revint.
Gregor grogna et leva les yeux. Apparemment, l’attelage s’était renversé, si bien qu’une des fenêtres du compartiment passagers donnait à présent sur le ciel, et l’autre sur le sol. La voleuse reposait bras et jambes de travers près de lui.
« Vous êtes vivante ? » demanda-t-il.
Elle toussa.
« Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
– Même accidentellement, je ne suis pas là pour tuer mes captifs.
– Vous êtes sûr que c’était un accident ? dit-elle d’une voix rauque. Je vous avais dit qu’ils vous suivaient. Ils viennent me chercher. »
Gregor lui lança un regard mauvais, puis sortit Cingle et s’extirpa du véhicule par la vitre du passager.
Il s’assit au bord de l’attelage renversé et examina l’essieu avant. Un gros et épais carreau d’espringale en métal était fiché exactement où aurait dû se trouver la roue.
Il a dû passer à travers les rayons de la roue, et puisque celle-ci tournait, elle a volé en éclats…
Un tir très précis. Il balaya les environs du regard mais ne repéra pas le moindre assaillant potentiel. Ils se trouvaient sur l’une des plus larges avenues du Creuset, mais elle était déserte. Après l’effondrement du bâtiment et les tirs de hurleur de la nuit dernière, les résidents estimaient sûrement que sortir la tête pour voir ce qui se passait risquait de la leur coûter.
La jeune femme s’écria soudain :
« Ah, merde ! Merde ! Hé ! Capitaine !
– Quoi, encore ? soupira Gregor.
– Vous n’allez pas me croire, une fois de plus, mais je vais quand même vous dire un truc.
– Vous êtes parfaitement libre de dire ce que vous voulez, mademoiselle, naturellement. »
Elle hésita.
« Je… j’entends les enluminures.
– Vous… vous quoi ?
– J’entends les enluminures, répéta-t-elle. C’est comme ça que j’ai su, pour le mouchard. »
Il essaya de digérer ce que ça impliquait.
« C’est impossible ! Personne ne peut…
– Ouais, ouais, ouais, le coupa la jeune femme. Mais, écoutez, vous devez le savoir parce que, en ce moment même, là, tout de suite, un certain nombre d’appareils enluminés très bruyants sont en train de converger vers nous. Je le sais parce que je les entends. Et s’ils sont bruyants, c’est sûrement qu’ils sont très puissants. »
Gregor ricana.
« Je sais que vous me prenez pour un imbécile – après tout, vous ne vous êtes pas privée de me le dire, à voix haute et de manière répétée – mais il est biologiquement impossible que je le sois suffisamment pour croire une chose pareille. » Il regarda autour de lui. « Je ne vois personne remonter la rue vers nous avec, disons, un hurleur.
– C’est pas dans la rue, que je les entends. Levez la tête. Ils sont au-dessus de nous. »
Gregor leva les yeux au ciel, au propre comme au figuré. Et en resta pétrifié.
Sur le flanc du bâtiment qui les surplombait, à quatre niveaux de la rue, une silhouette masquée, toute de noir vêtue. Elle était debout sur le flanc de l’immeuble, parallèlement au sol, défiant toutes les lois de la physique, et pointait une espringale sur Gregor.
Celui-ci se laissa tomber dans l’attelage. Juste après retentit une série de chocs sonores. Il secoua la tête et leva les yeux.
Cinq carreaux émergeaient du flanc de l’attelage. Ils avaient bien failli le traverser – et puisque les parois et les planchers du véhicule étaient renforcés, cela signifiait que leurs agresseurs utilisaient des armes enluminées.
Il y en a d’autres, pensa Gregor. Au moins cinq.
« Impossible, dit-il à haute voix. Ça ne se peut pas.
– Quoi donc ? demanda la jeune femme. Qu’est-ce qui se passe, dehors ?
– Il… il y avait quelqu’un debout sur le côté du bâtiment ! dit Gregor. Debout, comme si la gravité n’existait plus ! »
Il regarda par la fenêtre ouverte, et vit, horrifié, une autre silhouette en noir flotter gracieusement, tel un étrange nuage, en direction de la carriole. La silhouette brandit une espringale et fit feu.
Gregor se plaqua contre la paroi au moment où le carreau partait. Le projectile s’enfonça dans la boue, sous eux, et Sancia laissa échapper un cri.
Ils fixèrent le carreau, puis se regardèrent.
« Curain, je déteste avoir raison », grogna-t-elle.