La théorie de l’enluminure reposait tout entière sur le postulat qu’il était possible de convaincre un objet de se comporter comme quelque chose qu’il n’était pas. Mais les premiers enlumineurs tevanniens avaient vite compris qu’il était bien plus facile de le persuader d’agir comme un objet dont il était assez proche, plutôt que comme quelque chose dont il était très différent.
En d’autres termes, convaincre un bloc de cuivre qu’il était un bloc de fer demandait assez peu d’efforts ; en revanche, le persuader qu’il était un bloc de glace, ou un tas de pudding, ou un poisson, demandait une quantité de travail ahurissante. Plus cela demandait de persuasion, plus complexes étaient les définitions d’enluminure, et plus grande était la place qu’elles occupaient dans un lexique, jusqu’au point où il fallait mobiliser un lexique entier, voire plusieurs, pour faire fonctionner une seule enluminure.
Les premiers enlumineurs se heurtèrent très rapidement à un mur, parce que leurs efforts se portèrent initialement sur l’altération du poids des objets – or, la gravité s’avérait être bougrement têtue et, tout simplement, ne se laissait pas convaincre d’agir d’une manière qu’elle n’estimait pas faisable.
Les premières expériences visant à ce que des objets contournent en douceur, en quelque sorte, les lois de la gravité, se soldèrent par des désastres absolus : explosions, blessures et mutilations. Les enlumineurs en furent très surpris, parce que les vieilles légendes prétendaient que les hiérophantes étaient à même de faire voler n’importe quoi et certains d’entre eux, disait-on, se déplaçaient presque exclusivement par ce moyen. Pharnakes, par exemple, était réputé avoir écrasé une armée entière avec des rochers arrachés au sommet d’une montagne.
Enfin, après un nombre incalculable de décès, les enlumineurs trouvèrent une solution relativement acceptable.
Les lois de la gravité ne pouvaient pas être entièrement ignorées. Mais il était possible de s’y plier tout en restant créatif. À l’instar des carreaux enluminés, qui obéissaient à la gravité, si ce n’est qu’ils avaient une perception assez originale de l’emplacement du sol et du temps depuis lequel ils tombaient. Ou des lanternes flottantes, persuadées de contenir un sac empli d’un gaz plus léger que l’air, alors que ce n’était pas le cas. Toutes ces inventions tenaient compte des lois de la gravité, mais se contentaient d’obéir à leur lettre plutôt qu’à leur esprit.
En dépit de ces succès, les enlumineurs de Tevanne continuaient de chercher à défier la gravité pour faire flotter ou voler les gens tels les hiérophantes de jadis. Même si ces efforts avaient presque toujours des effets secondaires fatals.
Par exemple, certains enlumineurs altérèrent accidentellement leur propre gravité, de sorte que différentes parties d’eux-mêmes obéissaient à des centres d’attraction différents, ce qui avait tendance à disloquer, sinon à arracher, leurs membres. D’autres furent brutalement réduits à l’état de disque plat et sanglant, ou de sphère, ou de cube selon leur méthodologie respective. D’autres encore mésestimèrent lourdement la proportion de gravité qu’ils devaient maintenir et s’envolèrent pour disparaître à tout jamais dans l’éther, ou du moins flotter hors de portée de leur lexique ; après quoi ils retombaient et s’écrasaient par terre de manière assez ironique.
De l’avis général, c’était une assez bonne façon de mourir. Au moins, on avait toujours un semblant de dépouille à enterrer.
Nombre de ces tentatives avaient coïncidé avec des expériences, encore plus répandues, visant à enluminer le corps humain, si ce n’est que ces dernières s’avéraient bien pires que les jeux avec la gravité.
Incroyablement pires. Indiciblement pires.
Ainsi, après avoir nettoyé les dégâts d’un énième désastre, les maisons marchandes passèrent, exceptionnellement, une sorte d’accord diplomatique : elles statuèrent qu’essayer d’enluminer un corps humain ou sa propre gravité devait être proscrit et aucunement tenté. Les humains couraient suffisamment de risques en manipulant les objets altérés et ne devaient pas, en plus, s’inquiéter de voir leur torse ou leurs membres échapper à leur contrôle.
C’est pourquoi Gregor n’en crut pas ses yeux lorsqu’il passa la tête par-dessus le bord de l’attelage : neuf hommes, tous vêtus de noir, sillonnant la façade du bâtiment dans un impossible ballet. Certains couraient même sous l’avant-toit, tête en bas.
Une chose pareille n’était pas seulement illégale, pour peu qu’une telle notion existe à Tevanne, mais, autant qu’il le sache, technologiquement impossible.
Trois d’entre eux s’arrêtèrent et pointèrent leur espringale sur lui. Gregor plongea alors que les carreaux criblaient le point qu’il occupait un instant plus tôt.
« Et en plus, ils visent juste, marmonna-t-il. Évidemment. »
Il réfléchit à ce qu’il pouvait faire, soit pas grand-chose puisqu’il était coincé dans une boîte au beau milieu de la route.
« Est-ce que vous voulez vivre ? demanda la fille.
– Quoi ? demanda-t-il, irrité.
– Est-ce que vous voulez vivre ? répéta-t-elle. Parce que si c’est le cas, vous devez me libérer.
– Pourquoi ?
– Parce que je peux vous aider à vous en sortir.
– Si je vous détache, vous allez vous échapper à la première occasion ! Ou alors, vous allez me poignarder dans le dos et me laisser jouer la cible humaine.
– Peut-être, dit-elle. Mais ils sont là pour moi, pas pour vous. Ça ne me dérangerait pas que vous massacriez ces fumiers, capitaine. Je serais même ravie de vous aider.
– Et qu’est-ce que vous pourriez faire pour m’aider ?
– Quelque chose. Ça vaut toujours mieux que rien. De plus, capitaine, vous me devez une faveur : je vous ai sauvé la vie, vous vous rappelez ? »
Grimaçant, Gregor se frotta la bouche. Il détestait cette situation ; il n’avait pas ménagé sa peine pour capturer cette fille qui était la source de tous ses problèmes, et pour toute récompense, il devait choisir entre la relâcher et mourir.
Mais alors, peu à peu, ses priorités changèrent.
Les hommes qui voletaient alentour travaillaient certainement pour une maison marchande, car seule l’une d’elles aurait pu leur fournir ce genre d’appareils.
Une maison marchande essaye de me tuer pour mettre la main sur la fille, pensa-t-il. C’est sûrement la même qui a commandité le cambriolage.
Attraper une voleuse miteuse et la dénoncer très publiquement comme étant la source de tous les maux de Tevanne était une chose ; mais révéler les complots, les trahisons et les assassinats perpétrés par une maison marchande au sein des murs de la ville en était une tout autre. Les maisons s’espionnaient et se sabotaient mutuellement – tout le monde le savait –, mais il existait une ligne tacite et claire qu’elles ne franchissaient pas.
Elles ne se faisaient pas la guerre au sein de la cité, par crainte de répercussions désastreuses. Ça aussi, tout le monde le savait.
Il n’empêche que cette meute d’assassins volants semble outillée pour une vraie guerre, se dit Gregor.
Il tâtonna sur le siège avant et récupéra une épaisse corde métallique. Il l’attacha rapidement au pied gauche de la fille à l’aide d’une petite clé enluminée, dont la tête était rehaussée d’une molette.
« Je vous ai demandé de me laisser partir, pas de m’attacher encore plus.
– Cette chose fonctionne sur le même principe que vos autres liens », dit-il en brandissant sa clé. « Si je tourne la molette, elle devient de plus en plus lourde. Si vous essayez de vous enfuir ou de me tuer, vous vous retrouvez clouée au sol à découvert. Ou alors, elle vous broie le pied. Je vous conseille donc de bien vous conduire. »
Elle ne sembla guère impressionnée, ce qui agaça Gregor.
« Ouais, pigé. Mais enlevez les autres, d’accord ? »
Gregor la fusilla du regard. Puis il tira la clé de la crosse de son espringale et la libéra de ses premières entraves.
« J’imagine que vous n’avez jamais eu affaire à des assaillants de ce genre ? demanda-t-il.
– Non. Non, je n’en ai encore jamais décousu avec des connards volants. Combien il y en a ?
– J’en ai compté neuf. »
Elle leva les yeux au moment où un autre tueur passait au-dessus de la carriole. Un thunk retentit lorsque le carreau se planta dans la portière. Gregor remarqua que la fille ne tressaillait même pas.
« Ça les arrange bien qu’on soit à découvert, dit-elle doucement. Exposés.
– Comment gagner un endroit mieux abrité, où leur matériel ne leur accordera plus l’avantage ? »
La fille pencha la tête de côté, réfléchit, puis se hissa jusqu’à la vitre en s’aidant du bord du siège du pilote. Elle se tendit, puis bondit vivement avec une grâce mesurée, émergeant fugitivement de la fenêtre et retombant aussitôt dans l’habitacle. Un chœur d’impacts retentit dans la carriole.
« Merde, dit-elle. Ils sont rapides. Mais au moins, je sais où on est, maintenant. Vous avez envoyé l’attelage dans le bâtiment Zorzi ; ça peut nous servir.
– Ce n’est pas moi qui l’ai envoyé, répondit-il sur un ton indigné. On s’est écrasés.
– Si vous voulez. Avant, c’était un moulin à papier, ou quelque chose comme ça. Le bâtiment court tout le long du pâté de maisons. Il n’est plus occupé que par une bande de vagabonds, mais le dernier étage est grand et ouvert, avec des tas de fenêtres, et la rue qui le borde, de l’autre côté, est plutôt étroite.
– En quoi ça va nous aider ?
– Ça ne va pas nous aider, ça va m’aider moi. »
Il la regarda en fronçant les sourcils.
« Qu’est-ce que vous mijotez, au juste ? »
Elle s’expliqua. Et Gregor écouta.
Lorsqu’elle eut terminé, il pesa ce qu’elle lui proposait. Ce n’était pas un mauvais plan. Il en avait entendu de pires.
« Vous pensez y arriver ? demanda-t-elle.
– J’en suis sûr. Et vous, vous pensez pouvoir entrer dans le bâtiment ?
– Ça ne sera pas un problème. Donnez-moi cette grosse arbalète. »
Il lui tendit son arme, qu’elle accrocha dans son dos.
« On vise et on tire comme avec une espringale ordinaire, non ?
– En gros. Les cordes s’enroulent autour de leur cible, puis leur densité s’amplifie ; si la cible se débat, bien sûr.
– Génial. » Elle tira deux petites boules noires d’une de ses poches. « Vous êtes prêt ? »
Il grimpa jusqu’à la vitre, regarda vers le bas et hocha la tête.
« C’est parti. »
Elle saisit l’une des boules et pressa un point de sa surface. Puis elle la jeta par la fenêtre, attendit une seconde, et en fit autant avec la deuxième. Sitôt que la rue s’illumina d’une incroyable lumière aveuglante, Gregor bondit hors de l’attelage.
Il avait déjà assisté au phénomène, mais l’éclat subit et le tumulte des bombes assommantes l’étourdirent. Il eut un vague aperçu de la rue, puis tout disparut dans un flamboiement de lumière plus éblouissant qu’un éclair, suivi par une détonation à vous déchausser les dents. Il tituba à l’aveuglette en direction de l’allée qui lui faisait face, les mains tendues en avant. Il trébucha sur un perron, percuta le caillebotis et rampa jusqu’à ce qu’il trouve à tâtons un angle.
Il le franchit, se releva en frissonnant, et se plaqua dos au mur. Là. J’y suis arrivé.
Il remonta l’allée en vacillant, une main sur le mur, l’autre tendue devant lui ; le vacarme des bombes assommantes tintait toujours dans ses oreilles.
Enfin, le monde retrouva ses contours. Il chancelait dans une allée sombre et mal entretenue, bordée de déchets et de tas de haillons. Regardant par-dessus son épaule, il vit que l’éclat des bombes diminuait. Alors, six silhouettes apparurent sur les façades de l’allée et, bizarrement, se mirent à bondir entre les devantures des échoppes comme des feuilles dans le vent.
Gregor se glissa dans le renfoncement sombre d’une porte. Remarquablement étrange, pensa-t-il en les regardant évoluer gracieusement dans les airs tels des acrobates retenus par des filins. Au bout d’un moment, un septième homme rejoignit la danse.
Il en manque deux, se dit Gregor en empoignant son arme. N’empêche, il est temps d’éprouver les limites de la gravité.
Il jaugea leur progression, calcula la trajectoire, et envoya Cingle.
Il avait visé juste. La tête de la masse frappa son homme directement à la poitrine – et puisque la réalité altérée de ce dernier le rendait aussi léger qu’une plume, il fut catapulté dans le ciel comme par un canon.
Ses camarades se posèrent sur le toit d’un atelier de tisserand et le regardèrent disparaître dans la nuit. Puis ils levèrent leurs espringales et ripostèrent.
D’un bond, Gregor se replia dans son abri tandis que les carreaux criblaient le mur tout autour de lui. Cingle revint en sifflant vers son manche. Il attendit un peu, quitta son couvert et se remit à courir.
Un de moins, pensa-t-il. Plus que huit.
Sancia attendait discrètement sous la carriole, la grosse espringale dans le dos, et essayait d’ignorer les battements affolés de son cœur et les tremblements de ses mains. Lorsque les bombes avaient explosé, elle avait bondi de son abri pour se cacher entre le véhicule et la base du bâtiment. Elle entendait maintenant l’un des assassins qui, debout sur la carriole, inspectait l’habitacle vide. Puis elle le vit, soulagée, rejoindre ses camarades dans l’allée, aux trousses de Gregor.
< Tu crois qu’il va s’en sortir ? > demanda Clef.
Il y eut un choc sourd, un cri de douleur, et l’un des hommes fut projeté hors de l’allée en tourbillonnant sur lui-même.
< Je pense que ça ira >, répondit Sancia. < Il y a d’autres appareils de ce genre, dans le secteur ? >
< Pas que je sache. Je crois que la voie est libre. >
Elle s’extirpa de sous la carriole, prit Clef et le glissa dans la porte latérale du bâtiment Zorzi. Après un cliquetis familier, Sancia s’y engouffra.
L’endroit puait le soufre et les autres produits chimiques qu’on utilisait pour fabriquer le papier, jadis, mais aussi divers relents, plus humains, parce que le rez-de-chaussée semblait avoir été entièrement colonisé par les clochards. Des piles de chiffons, de paille et de détritus jonchaient le sol. Quelques-uns des occupants poussèrent des cris à l’apparition de cette étrangère portant une énorme espringale sur le dos.
Sancia s’agenouilla, posa un doigt nu par terre et laissa la disposition du bâtiment s’ouvrir dans son esprit. Une fois qu’elle eut repéré l’accès à l’étage, elle se releva vivement, bondit par-dessus un mendiant terrifié et fila vers le couloir qui conduisait à l’escalier. J’espère que j’y arriverai à temps, pensa-t-elle.
Gregor franchit l’angle de l’avenue, un virage, et courut jusqu’au côté opposé du bâtiment Zorzi tout en espérant que ses assaillants ne comprenaient pas sa manœuvre. Devant lui apparut un spectacle réconfortant : des dizaines de cordes à linge tendues sur quatre étages de hauteur en travers de l’allée étroite qui jouxtait l’ancien moulin à papier ; de vieilles robes, des sous-vêtements gris et des draps flottant dans la brise nocturne.
Ah, pensa-t-il. Un peu de couvert. Ça devrait faire l’affaire.
Il fila vers sa gauche, s’abrita sous un dense bouquet de draps blanchâtres, et leva les yeux. Sous les cordes à linge, il se sentait beaucoup moins vulnérable.
Et avec un peu de chance, pensa-t-il, la fille sera bientôt en position…
Il aperçut la balustrade en fer d’un balcon, de l’autre côté de la rue, qui lui donna une idée. Il sortit Cingle, visa soigneusement, et l’envoya…
Avec un claquement sonore, la tête de la masse se prit dans les barreaux de fer. Gregor tendit le câble, se cacha dans une entrée et attendit.
Il ne les vit pas arriver à cause des lessives étendues ; il entendit toutefois le léger frottement des semelles de leurs bottes sur la façade des bâtiments résonner autour de lui. Il les imagina danser de toit en toit, voler entre les lignes de vêtements, planant telles des mites sur un léger courant d’air. Mais alors, comme la corde d’une canne à pêche, le câble de son arme se tendit subitement…
Il y eut un gargouillis et une toux rauque. Gregor risqua un œil hors de son abri et vit l’un de ses agresseurs tourbillonner dans les airs après avoir apparemment percuté le filin de Cingle. L’homme fonça à travers les rangées de vêtements tout en virevoltant, les cordes et la lessive s’entortillant autour de lui tandis qu’il s’étranglait. Enfin, il s’écrasa dans la rue tel un cerf-volant bizarre suivi d’une traîne de tissus, et ne bougea plus.
Gregor hocha la tête, satisfait. Ça a marché. Il actionna l’interrupteur pour ramener la tête de Cingle. Il lui fallut tirer une ou deux fois, mais bientôt le fer revint en sifflant – et en emportant accidentellement une autre corde à linge.
Ce qui, hélas, trahissait sa position.
Il leva les yeux au moment où un homme en noir bondissait par-dessus les lessives étendues en pirouettant comme un acrobate. L’assassin toucha quelque chose au niveau de son ventre, et fondit – tomba – rapidement vers le bâtiment qui faisait face à Gregor. Une fois qu’il se fut stabilisé, debout sur la façade, il leva la tête vers sa cible et épaula son espringale.
Gregor envoya Cingle tout en sachant qu’il était trop tard. Il entrevoyait déjà ce qui allait se produire, le carreau filant vers lui, sa pointe noire scintillant au clair de lune. Il essaya de se tasser dans son abri, mais une douleur vive lui vrilla le bras.
Laissant échapper un cri, il baissa les yeux. Il avait eu de la chance : le carreau l’avait touché à l’avant-bras mais grâce à son élan surnaturel, le projectile avait traversé proprement sa chair sans le harponner, et les os étaient intacts. Les carreaux enluminés pouvaient causer des dégâts effroyables sur un corps humain.
Jurant, Gregor releva la tête juste à temps pour remarquer qu’un deuxième assassin se joignait à celui qui venait de le viser ; celui-là, soupçonnait-il, ne le raterait pas.
Il se débattit maladroitement pour réarmer Cingle.
L’attaquant leva son espringale…
Mais alors, un drôle de filin argenté tomba sur lui et s’entortilla autour de ses jambes.
Il chancela sous l’impact… autant que puisse le faire quelqu’un qui se tient debout sur un mur vertical au mépris de la gravité.
Grâce à Dieu, pensa Gregor. Elle est passée. Il leva les yeux, mais les fenêtres des étages restaient masquées par des nuées de linge. La fille devait être quelque part là-haut.
L’assassin empêtré essaya de bondir de la façade, mais l’opération s’avéra très rapidement une mauvaise idée : la corde enroulée autour de ses mollets estima que, du moment que son captif n’était pas immobile, elle devait augmenter sa densité jusqu’à ce qu’il le devienne.
Or, l’appareil gravifique de l’assassin, quel qu’il soit, lui permettait de se soustraire à la gravité même, soit la seule force qui pousse un objet à demeurer immobile.
Son équipement l’empêchait donc, tout simplement, d’être immobile. Et la corde, du coup, se fit de plus en plus dense.
L’homme commença à pousser des cris de surprise et de peur, et frappa quelque chose sur sa poitrine, sans doute le contrôle de son appareil gravifique. La manœuvre l’envoya flotter dans les airs au milieu de la rue, mais n’arrangea apparemment pas sa situation.
Ses cris devinrent plus perçants, plus forts…
Le bruit évoqua celui d’une racine qui se fendait, d’un drap qui se déchirait. Il fut suivi par une horrible gerbe de sang lorsque les jambes de l’homme se détachèrent de son corps au niveau des genoux.
Par-dessus son espringale, Sancia vit l’homme hurler de douleur sans cesser de flotter au-dessus de la rue et se vider de son sang par les genoux. Elle était accroupie sur les restes d’une passerelle en bois qui faisait le tour de l’étage de Zorzi, appuyée sur le rebord d’une vieille fenêtre. Elle avait seulement voulu ralentir leur agresseur au point qu’il ne pourrait plus voler ; elle n’avait certainement pas envisagé ça.
< Oh, seigneur >, dit Clef d’un ton écœuré. < C’est ce que tu cherchais à faire, petite ? >
Elle ravala sa nausée.
< Tu me demandes tout le temps ça, Clef >, dit-elle en recommençant à recharger. < Non, je ne voulais pas que ça se passe comme ça. >
Gregor, sonné, contempla la chute des jambes de l’homme, toujours entortillées dans leur lien. L’assassin amputé continua de planer et de hurler tandis que le sang tombait en cascade de ses genoux comme d’une simple fontaine de quartier…
Et c’est pour ça, pensa Gregor, que les enlumineurs évitent de jouer avec la gravité.
Naturellement, le phénomène ne passa pas inaperçu. L’homme qui avait blessé Gregor se tenait encore sur le bâtiment, en face de l’avenue, et fixait son camarade, ayant complètement oublié sa cible.
Plissant les yeux, Gregor visa soigneusement et envoya la tête de Cingle. Il y eut un plonk ! sourd ; le projectile frappa l’assassin à la tempe gauche.
Il s’affaissa, lâcha son arme puis, lentement, ses jambes se détachèrent du mur et son corps inconscient se mit à dériver au-dessus de la rue. Son appareil semblait réglé pour le maintenir à une altitude précise : il ne montait ni ne descendait. On aurait dit qu’il glissait lentement à la surface d’un étang gelé.
Gregor remarqua l’espringale tombée dans la boue et eut une idée. C’était l’une de ses manœuvres préférées : lorsqu’on se retrouve en infériorité numérique et surclassé, encombrer autant que possible le champ de bataille. Sauf que le champ de bataille, pensa-t-il, est l’air au-dessus de nos têtes.
Il visa l’homme qui flottait, inconscient, et envoya derechef Cingle. Le fer le frappa à la poitrine et, comme Gregor l’avait espéré, l’impact l’envoya ricocher entre les façades des bâtiments, à travers les lessives étendues, contre son camarade agonisant ; sa trajectoire erratique créa un beau chaos.
Gregor observa, satisfait. L’un des assassins essaya d’esquiver la masse tourbillonnante et bondit en travers de l’allée, mais l’amas de cordes à linge en pleine expansion le happa comme un filet attrape un poisson.
D’un mouvement fluide, Gregor s’élança, saisit l’espringale, la leva et tira sur le captif. L’homme poussa un cri puis s’immobilisa.
Cinq de moins, songea Gregor. Plus que quatre.
Il rechargea, leva les yeux et aperçut deux assassins filer en travers de la rue. Il essaya d’en viser un, mais tous deux virevoltèrent gracieusement et passèrent à travers les fenêtres de Zorzi.
Gregor abaissa l’espringale.
« Oh, mince », soupira-t-il.
Sancia les vit arriver. Elle pointa la grosse espringale vers l’un de ses assaillants au moment où il franchissait la fenêtre et tira. Mais le projectile rata sa cible et la corde s’enroula autour d’un chevron qui, naturellement, ne se débattit pas.
« Merde ! » s’écria-t-elle.
Elle plongea en avant pour esquiver un carreau enluminé. En atterrissant, elle fourra la main dans sa poche, saisit une bombe assommante, pressa sa plaque et la jeta vers les chevrons. Elle savait que, dans ce bâtiment très sombre, elle aussi serait aveuglée, ainsi que tous les vagabonds encore présents. Mais Sancia savait s’orienter sans avoir besoin de voir.
L’éclat de la bombe fut aussi prodigieux que la détonation de sa charge. Pendant un instant, Sancia resta étendue sur la passerelle, les oreilles pleines de sifflements et les yeux douloureux. La voix de Clef réussit à franchir la surcharge sensorielle.
< Il y en a deux ici avec toi >, dit-il. < En haut, parmi les chevrons, cachés. Ils ne te voient pas, pour l’instant, mais j’imagine que tu ne les vois pas non plus. >
Ça ne durerait pas éternellement, même si les effets allaient sûrement perdurer au-delà de la normale vu la pénombre qui régnait. Mais elle se rendit compte qu’elle entendait ses assaillants, ou du moins leur matériel ; au milieu des ténèbres parcourues de brefs éclats incandescents, un léger chantonnement émanait de leurs appareils gravifiques. On dirait que je n’entends pas les enluminures avec mes oreilles, pensa-t-elle ; une étrange révélation. Elle comprit également que ces appareils devaient être très puissants pour être perçus d’aussi loin.
Cela lui donna une idée. Elle sortit sa sarbacane de bambou, qui était chargée d’une unique fléchette enduite de venin de dolorspina.
< Clef… tu y vois, toi ? >
< Bien sûr. Pourquoi n’y verrais-je pas ? >
Clef ne semblait pas comprendre à quel point l’idée que sa vue ne suive pas les mêmes règles que la vue humaine était bizarre. Elle porta la sarbacane à ses lèvres.
< Dis-moi si je pointe ce truc vers l’un de leurs appareils. >
< Quoi ? Tu plaisantes ? C’est sûrement la pire façon de… >
< Fais-le, merde, avant qu’ils ne retrouvent la vue ! >
< D’accord… Avance d’environ cinq pas sur la plateforme… Non, attends, quatre pas – arrête ! Stop ! Bien. Ils sont sur ta droite. Mais non, bon Dieu, ton autre droite ! Là… Maintenant, continue de pivoter… Voilà. Arrête. Parfait. Mets ton tuyau dans ta bouche, lève-le un peu… encore… non, c’est trop, baisse-le. Un peu plus… ça y est ! Maintenant, un poil à droite. Bien. Tire. Fort. >
Sancia prit une profonde inspiration par le nez et souffla de toutes ses forces.
Elle ignora ce qui se passa ; elle ne voyait et n’entendait pas grand-chose. Autant tirer au milieu de la nuit la plus noire. Mais alors, Clef dit :
< Il… il a bougé ! À peine… et maintenant… on dirait qu’il dérive ? Oui ? Je pense que tu l’as eu, petite ! J’arrive pas à le croire ! >
Elle crut distinguer des formes floues dans le noir ; sa vue lui revenait, mais à peine.
< Partons du principe que je l’ai eu >, dit-elle. < Où est le deuxième ? >
< Sur le mur d’en face, sur ta droite. La ligne de tir n’est pas dégagée. >
< Je n’ai pas besoin d’une ligne de tir. >
Elle posa ses mains nues sur le mur et sur le chevron qui la surplombait, et les écouta tous les deux. Elle laissa les poutres, les étais et les solives se déverser en elle.
C’était trop, beaucoup, beaucoup trop. Sa tête lui faisait l’effet d’être sur le point de se fendre. Je le paierai plus tard, pensa-t-elle. Mais elle tint bon, jusqu’à ce que chaque centimètre du plafond, chaque poutre de bois, et chaque brique se soient gravés dans son esprit.
Puis, bien que toujours essentiellement sourde et aveugle, Sancia s’élança, s’agrippa à un chevron, se hissa et commença à ramper entre les poutrelles du bâtiment Zorzi, yeux fermés. Elle ne voyait aucun des dangers qui la guettaient, juste en dessous, contrairement à Clef.
< Oh mon Dieu >, disait-il. < Oooooh mon Dieu… >
< Ça m’aiderait que tu la fermes un peu >, répondit-elle en bondissant d’une poutre à l’autre.
Elle continua de progresser ainsi, de poutre en contrefiche, jusqu’à ce qu’elle estime se trouver assez près.
< On y est presque ? > demanda-t-elle.
< Je croyais que tu voulais que je la ferme. >
< Clef… >
< Ouais, on y est presque. Tends la main gauche après le prochain saut… tu devrais sentir le mur. >
Elle s’exécuta et constata qu’il avait dit vrai. Et lorsqu’elle toucha le mur, elle sentit.
Un petit amas de chair vivante, tassé dans le creux entre le mur et le plafond, comme une chauve-souris qui niche. Il attendait que la vue lui revienne, sûrement. Mais sitôt qu’elle l’eut perçu…
Il se mit en mouvement. Rapidement. Et fila vers le bas.
Il a dû me sentir arriver ! pensa-t-elle. J’ai fait trop de bruit en me réceptionnant sur cette foutue poutre !
Mais elle éprouvait encore ce que le mur éprouvait, lequel avait senti l’homme s’élancer, la direction dans laquelle il avait filé et avec quel élan.
Sancia estima sa position probable et bondit à l’aveuglette dans le vide.
Pendant un instant, elle tomba, tout simplement. Elle fut sûre d’avoir raté son coup, d’avoir manqué son assaillant ; elle allait tomber sur trois étages au milieu de ce nid de vagabonds, se rompre une jambe, le crâne, et mourir ici.
Mais elle le percuta. Violemment.
D’instinct, elle referma les bras et s’agrippa fermement à lui. Son ouïe lui revenait, et elle l’entendit pousser un cri de surprise et de colère. Ils tombaient encore, mais même si Sancia en avait l’habitude, il y avait dans leur chute quelque chose de vraiment bizarre : ils décélérèrent subitement, rapidement, pour adopter une allure mesurée, comme s’ils étaient pris dans une bulle flottante qui se tordait dans les airs.
Ils touchèrent le sol. Alors, l’homme poussa sur ses jambes, fort, et ils repartirent telle une flèche à travers le vieux moulin à papier.
L’assassin cogna Sancia contre les murs, les poutrelles et même, une fois, dans ce qu’elle pensa être son camarade inconscient qui flottait encore dans les parages. Il bondissait d’un point à l’autre du bâtiment en essayant de se débarrasser d’elle.
Mais Sancia était forte et tint bon. Le monde tourbillonnait et valsait autour d’eux, les clochards hurlaient et la vue lui revenait petit à petit…
Les fenêtres du troisième étage se ruaient vers eux et elle comprit ce qui allait se passer.
« Oh, merde ! »
Ils fracassèrent les volets clos et se retrouvèrent dehors, dans l’air nocturne, tourbillonnant sans répit sur eux-mêmes. À présent, son assassin pouvait, s’il le voulait, s’envoler jusqu’à deux kilomètres d’altitude avant de la pousser, ou appeler l’un de ses camarades pour qu’il lui tranche la gorge ou…
< Les contrôles de son appareil sont sur son ventre ! > cria Clef.
Sancia s’agrippa plus fort, serra les dents et commença à frapper le ventre de l’assassin, griffant et déchirant tout ce qui s’y trouvait.
Alors, elle sentit une petite molette sous ses doigts, qu’elle réussit à faire tourner.
Ils se figèrent en plein ciel.
« Non ! » hurla l’homme.
Puis il parut exploser.
Comme si quelqu’un avait rempli une grosse outre en cuir de sang chaud, puis avait sauté à pieds joints dessus. Sancia ne s’attendait aucunement à cette prodigieuse gerbe de sang et de viscères.
Pire, l’homme auquel elle s’était accrochée… n’était plus là, tout simplement. Il avait disparu comme par magie, ne laissant de lui que son appareil enluminé.
Sancia tomba.
Elle essaya de s’accrocher à quelque chose, n’importe quoi. Elle n’avait que l’appareil du mort, à présent couvert de sang. Elle s’y cramponna par instinct, en vain. Elle chutait vers l’allée et tout sembla ralentir.
< C’est moche ! > cria Clef. < Vraiment moche ! >
Sancia n’était pas d’humeur à répondre. Les façades défilaient autour d’elle, ainsi que les vagues des draps étendus et le mouvement des sous-vêtements figés dans l’espace…
Et soudain, Gregor Dandolo fut là, sous elle.
Il poussa un cri de douleur lorsque Sancia atterrit dans ses bras. Elle-même était encore sous le choc, désorientée, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Il la lâcha dans la boue, jurant et se frottant le bas du dos.
« Vous… vous m’avez rattrapée ? » dit-elle à haute voix, encore abasourdie.
Il grogna et tomba à genoux.
« Mon curain de dos… Considérez qu’on est quittes », gémit-il.
Elle s’inspecta rapidement. Elle tremblait, elle était complètement couverte de sang et elle serrait encore l’appareil gravifique dans ses mains. Il consistait en deux plaques reliées par des bandes de tissu : une pour le ventre, une pour le dos – et l’une des plaques était couverte de petites molettes.
« Je… je… je…, bégaya-t-elle.
– Vous avez dû saboter l’appareil dont il se servait pour flotter », dit Gregor. Il leva les yeux vers les lessives étendues, qui étaient à présent souillées de sang. « Vous avez provoqué l’effondrement de sa gravité, et ça l’a écrasé. Quelque part dans cette rue, il y a sûrement une petite boule de chair qui était autrefois son corps. » Il regarda autour de lui. « Aidez-moi à me relever, tout de suite !
– Pourquoi ? On les a tous eus, non ?
– Non, ça ne fait que sept ! Ils étaient neuf en to… »
Gregor n’eut pas l’occasion de terminer sa phrase. Parce que les deux derniers assassins franchirent un toit, sur un côté de la rue, et ouvrirent le feu.
L’adrénaline courait encore dans les veines de Sancia ; l’univers lui paraissait toujours terriblement lent et net, chaque seconde glissait comme un coup de rasoir.
Elle vit les deux hommes se poster sur le toit et épier le moindre de leurs gestes. Elle savait que Dandolo et elle ne pouvaient ni s’enfuir, ni se mettre à couvert, ni s’en sortir par la ruse. Ils se retrouvaient exposés au milieu de l’allée, sans armes, sans nulle part où se cacher.
La voix de Clef rugit dans ses oreilles.
< POSE-MOI CONTRE L’APPAREIL GRAVIFIQUE ! MAINTENANT ! TOUT DE SUITE ! VITE ! >
Sancia ne prit pas le temps de réfléchir. Elle arracha Clef à la ficelle qui le retenait autour de son cou et le colla entre les plaques sanguinolentes dans son giron.
Leurs attaquants tirèrent leurs carreaux. Elle vit, impuissante, les projectiles jaillir de la cuiller des espringales comme des poissons bondissant hors de l’eau pour attraper une mouche insouciante.
Elle sentit le choc du métal lorsque Clef toucha la plaque de gravité. Et soudain…
Une pression subite s’abattit sur le corps de Sancia et son estomac lui parut désagréablement léger, comme si elle tombait de nouveau. Sauf qu’elle était toujours immobile… non ?
Or, tout semblait immobile. Les carreaux ne fondaient plus sur elle ; ils pendaient mollement dans les airs. Les assassins évoquaient des gargouilles tassées contre leur mur. Les vêtements étendus ondulaient à peine dans la brise – une boucle de drap restait presque figée au-dessus de l’allée, pareille au glaçage d’un gâteau.
Sancia contempla ce monde paresseux, ahurie.
« Qu’est-ce que… »
Elle tenait encore Clef, lequel était toujours collé contre la plaque de gravité, et elle l’entendait chuchoter, parler, psalmodier. Elle ne comprenait pas ce qu’il disait mais elle devinait qu’il faisait… quelque chose à l’appareil.
Alors, Gregor et elle quittèrent lentement le sol et commencèrent à monter dans les airs, comme s’ils ne pesaient rien.
Gregor s’écria :
« Par l’enfer… ? »
L’incantation de Clef emplit ses oreilles. Elle comprit vaguement qu’il pliait l’appareil à ses désirs, l’obligeait à faire une chose dont il n’était pas censé être capable, une chose qu’il n’aurait jamais dû pouvoir faire.
Parce que, d’après ce qu’elle en avait vu cette nuit, ces appareils n’affectaient jamais que la gravité de la personne qui les portait – et malgré tout, Clef l’utilisait à présent pour contrôler la gravité de tout ce qui les entourait.
D’autres objets s’envolèrent, des tonneaux, des sacs, des braseros et le corps de l’un de leurs agresseurs, festonné de cordes à linge. Les deux derniers assassins, postés sur le mur, se répandirent en cris terrifiés lorsqu’ils quittèrent leur perchoir, pirouettant lentement sur eux-mêmes.
La voix de Clef réduisit au silence les pensées de Sancia et envahit sa tête. Son étrange chant se fit plus puissant.
Comment arrive-t-il à faire ça ? pensa-t-elle. Comment est-ce possible ?
Alors, sa cicatrice devint brûlante, et elle entendit quelque chose, sentit quelque chose, aperçut quelque chose…
Une vision.
Une vaste plaine sablonneuse. De minuscules étoiles scintillaient dans le ciel ; un ciel de crépuscule, sombre et pourpre à l’horizon.
Il y avait sur cette plaine un homme vêtu d’une toge. Et dans sa main, un éclat doré.
Il brandit l’objet d’or, et…
Les étoiles commencèrent à mourir, l’une après l’autre. Mouchées comme des chandelles.
Les ténèbres tombèrent.
Sancia s’entendit hurler de terreur. La vision s’extirpa de son esprit et l’univers revint, ainsi que Gregor et tous les divers objets flottant dans l’allée boueuse, les tonneaux, les braseros et les carreaux d’espringale.
Elle vit les deux projectiles virer lentement, très lentement en plein vol pour s’orienter non pas vers Sancia et Gregor, mais vers les hommes qui venaient de les tirer.
Les traits frissonnaient d’énergie contenue. Les assassins, comprenant ce qui allait se passer, se répandirent en cris de terreur absolue.
Clef prononça un mot, et les carreaux retrouvèrent leur élan. Ils partirent si rapidement qu’ils faillirent éclater en plein vol. Lorsqu’ils touchèrent les assassins, ils les traversèrent de part en part sans effort, comme si leurs côtes et leur estomac étaient faits de gélatine, telles des faux tranchant de l’herbe verte et tendre.
Le chantonnement de Clef cessa. Aussitôt, Gregor, Sancia, les cadavres flottants et tous les autres objets qui lévitaient dans l’allée retombèrent.
Pendant un moment, ils restèrent couchés dans la boue. Puis Gregor se redressa pour examiner les corps étalés non loin.
« Ils sont… morts. » Il se tourna vers Sancia. « Comment… comment avez-vous fait une chose pareille ? »
Les pensées de Sancia tourbillonnaient encore, mais elle eut la présence d’esprit de cacher Clef dans sa manche avant que Gregor ne le remarque.
< Est-ce que… c’était toi, Clef ? > demanda-t-elle.
Clef ne répondit pas.
< Clef ? Clef, tu es là ? >
Silence. Elle regarda les plaques gravifiques et constata que l’appareil, calciné, semblait avoir fondu, comme si les manipulations de Clef l’avaient fait griller.
« Comment ? » répéta Gregor.
Pour une fois, le capitaine semblait authentiquement ébranlé.
« Je ne sais pas, répondit-elle.
– Vous ne savez pas ? !
– Non ! Non, non ! Je ne sais même pas si c’est vraiment moi qui ai fait ça ! »
Elle resta assise dans l’allée, ahurie et épuisée. Gregor la regardait avec méfiance.
« On doit partir d’ici, dit-elle avec lassitude. Il peut y en avoir d’autres. La dernière fois, ils ont fait venir toute une foutue armée ! On risque de… »
Elle s’interrompit lorsqu’une carriole noire, dépourvue du moindre ornement, entra dans l’allée.
« Merde », soupira-t-elle.
Gregor récupéra son espringale dans la boue et la braqua vers le véhicule, puis l’abaissa, visiblement surpris.
La carriole s’arrêta devant eux. Une fille jeune, plutôt jolie, vêtue d’une robe blanc et or, les regardait depuis la vitre du pilote.
« Montez, capitaine, dit-elle. Vite. » Elle se tourna vers Sancia. « Vous aussi.
– Mademoiselle Berenice ? fit le capitaine, sous le choc.
– Quand je dis “vite”, ça veut dire “tout de suite” », répondit la nouvelle venue.
Le capitaine fit maladroitement le tour du véhicule et se hissa de l’autre côté du poste de pilotage.
« Vous n’allez pas m’obliger à vous faire entrer là-dedans de force ? » lança-t-il à Sancia.
Celle-ci évalua rapidement les risques. Elle n’avait pas la plus petite idée de qui pouvait être cette fille. Mais, avec l’entrave du capitaine à sa cheville, Clef subitement muet, et les Communes devenues très dangereuses, elle n’avait guère le choix.
Elle grimpa à l’arrière de la carriole, qui partit en direction du campo Dandolo.