14

« … on pourrait la sortir d’ici et l’abandonner quelque part. Sa mort nous rendrait service à tous.

– Elle n’est pas morte. Et elle vous a sauvé la vie.

– Et alors ? Elle m’a dévalisé et elle a incendié votre foutu front de mer ! Seigneur, je n’aurais jamais cru que le légendaire survivant de Dantua se montrerait aussi sentimental.

– Elle est la seule personne qui peut découvrir qui est derrière tout ça. Ça m’étonnerait que vous sachiez grand-chose de votre côté, Orso. Apparemment, vous vous contentiez de paniquer dans votre tour.

– Je ne veux pas de cette fille crasseuse et pleine de sang dans mon bureau ! Je pourrais appeler les gardes et la faire arrêter !

– Dans ce cas, ils me poseraient des questions. Et je serais obligé de leur répondre, hypatus…

– Oh, espèce de fils de pute… »

Sancia sentit que la conscience revenait dans les recoins de son cerveau. Elle était confortablement installée, un coussin sous la tête. Des gens discutaient autour d’elle mais elle ne comprenait rien. Le combat sur le toit se résumait à une poignée d’images éparses. Elle les passa en revue, essayant de les assembler.

Il y avait un homme sur le toit d’un bâtiment du campo, se rappela-t-elle. Sur le point d’être tué…

Puis elle entendit des milliers et des milliers et des milliers de bavardages ténus.

Des enluminures. Plus que je n’en ai jamais discerné au même endroit. Où est-ce que je peux bien être ?

Elle entrouvrit une paupière et découvrit un plafond. Étrange de remarquer ce détail vu sa position, mais c’était sans doute le plafond le plus richement décoré qu’elle ait jamais admiré ; il était entièrement fait de minuscules carreaux de mosaïque verts et de plâtre doré.

Elle perçut un mouvement non loin et referma les yeux. Puis elle sentit qu’on posait un chiffon frais sur sa tête. Le tissu lui parlait : le tourbillon froid de l’eau, la torsion d’une multitude de fibres… Dans son état affaibli, ces informations lui faisaient mal, mais elle réussit à ne pas tressaillir.

« Elle a des cicatrices », dit une voix féminine – Berenice ? – toute proche. « Des tas.

– C’est une voleuse », répondit une voix masculine rauque. Elle l’avait entendue sur le toit, ça lui revenait ; sûrement Orso. « C’est ce qu’on appelle des foutus accidents de travail.

– Non, monsieur. Ça ressemble plus à de la chirurgie. Au niveau du crâne. »

Un silence.

« Elle a escaladé le flanc du bâtiment aussi facilement qu’un singe escalade un arbre, commenta doucement Gregor. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Et elle prétend qu’elle peut entendre les enluminures.

– Elle prétend quoi ? fit Orso. Quelle connerie ! Et elle flaire la musique, aussi ? Cette fille doit être complètement givrée.

– Peut-être. Mais elle savait où se trouvaient les assassins et leurs appareils. Et elle a fait quelque chose à l’un de ces appareils… Je pense que même vous n’avez jamais rien vu de tel. Elle l’a poussé à… »

Sancia se rendit compte qu’elle devait couper court à cette discussion. Gregor allait décrire le tour qu’avait joué Clef aux plaques de gravité ; et Orso, apparemment, était l’homme qui possédait, ou du moins avait voulu posséder Clef, si bien qu’il risquait de reconnaître ce dont l’objet de sa convoitise était capable. L’histoire de Gregor lui révélerait qui le détenait.

Elle prit une inspiration sifflante, toussa, et commença à remuer.

« Elle se réveille, dit Orso avec amertume. Fantastique. »

Sancia regarda autour d’elle. Elle était couchée sur un sofa, dans un immense et somptueux bureau ; des lumières enluminées rosâtres scintillaient en tous sens, un vaste bureau de bois s’étendait sur une moitié de la pièce, et la totalité des murs étaient couverts d’étagères et de livres.

Assis derrière ce bureau, l’homme qu’elle avait sauvé – Orso –, la gorge marbrée d’ecchymoses sous une quantité prodigieuse de sang séché. Il la foudroyait du regard par-dessus un verre de rhum pétillant, un alcool très cher qu’elle avait déjà volé et revendu par le passé, mais jamais goûté. Les plaques de gravité de l’assassin qui avait explosé sur le toit reposaient devant lui, elles aussi incrustées de sang. Gregor Dandolo était debout à côté d’Orso, les bras croisés, un bandage sur l’avant-bras. Enfin, Berenice, assise sur le sofa à côté de Sancia, observait la scène avec un détachement amusé, comme si elle assistait à une fête d’anniversaire qui tourne très mal.

« Où est-ce que je suis ? demanda Sancia.

– Vous êtes dans les enclaves intérieures du campo Dandolo, dit Gregor. Dans le bâtiment de l’hypatus. C’est une sorte de laborat…

– Je sais ce que fait un foutu hypatus, coupa Sancia. Je ne suis pas stupide.

– Je crois bien que si, fit Orso. Voler ma boîte relève d’une grande stupidité. C’était bien vous, n’est-ce pas ? Est-ce que vous l’avouez ?

– J’ai volé une boîte, fit Sancia. Dans un coffre. Je découvre à peine qui vous êtes. »

Orso ricana.

« Soit vous êtes totalement ignorante, soit vous mentez. Alors… Vous vous appelez Sancia, pas vrai ?

– Ouais.

– Je n’ai jamais entendu parler de vous. Vous êtes une agente des canaux ? Pour quelle maison travaillez-vous ?

– Aucune.

– Une indépendante, hein ? » Il se versa un autre verre de rhum pétillant et le descendit cul sec. « Je n’ai pas beaucoup travaillé dans cette branche, mais je crois que les indépendants ne font pas long feu. Ils sont aussi durables qu’un couteau en bois. Alors, puisque vous êtes encore en vie, vous devez être douée. Qui était-ce ? Qui vous a engagée pour me dévaliser ?

– Elle prétend ne pas savoir, intervint Gregor.

– Elle ne sait pas parler ? » fit Orso.

Gregor lui lança un rapide coup d’œil, puis consulta Sancia du regard.

« On va voir. Sancia… est-ce que vous savez ce qui se trouvait dans cette boîte ? »

À ces mots, Orso se figea. Il jeta un bref regard à Berenice, qui fixait obstinément le sol.

« Alors ? insista Gregor.

– Je vous l’ai déjà dit, répondit Sancia. Mon client m’avait demandé de ne pas l’ouvrir.

– Ce n’est pas une réponse, dit Gregor.

– C’est tout ce qu’on m’a dit.

– Je n’en doute pas. » Il se tourna vers Orso. « J’imagine que ça ne vous surprendra pas, hypatus. Parce que ces criminels savaient aussi bien que vous qu’elle contenait une relique de l’Empire occidental, n’est-ce pas ? »

Sancia constata que bien que couvert de sang, Orso pâlissait à vue d’œil.

« Que… qu’est-ce que vous insinuez, capitaine ? demanda-t-il.

– Laissons tomber les faux-semblants, soupira Gregor. Je n’ai ni le temps ni l’énergie pour ça. » Il s’assit sur une chaise, en face d’Orso. « Vous avez violé l’interdit de ma mère concernant l’acquisition d’objets occidentaux. Vous avez essayé d’acheter quelque chose de précieux. Cet objet était remisé sur mon front de mer, car il ne pouvait l’être au sein du campo Dandolo. Alors qu’il était là-bas, la jeune Sancia a été engagée pour le voler. Son associé, Sark, l’a remis à son client, comme prévu, et a été assassiné pour sa peine. Et depuis, cette personne a essayé de faire tuer quiconque a eu la moindre interaction avec l’objet en question : Sancia, vous, Berenice et moi. Et je soupçonne qu’elle ne va pas en rester là, parce que cet objet doit être incroyablement important. Comme le sont les outils occidentaux, en règle générale. Après tout, on raconte que Crasedes avait façonné son propre dieu à partir de métal et de pierres – un outil capable de faire une chose pareille possède une valeur inouïe, non ? »

Orso commença à se balancer d’avant en arrière.

« Que contenait cette boîte, Orso ? demanda Gregor. Vous devez me le révéler. On dirait bien que nos vies à tous en dépendent. »

Orso se frotta la bouche puis se tourna soudainement vers Sancia et cracha :

« Où est-elle, maintenant ? Qu’est-ce que vous en avez fait, nom de Dieu ? !

– Non, l’interrompit Gregor. Commencez par nous indiquer ce qu’elle contenait d’assez précieux pour que quelqu’un essaye de tous nous tuer ce soir. »

Orso marmonna un instant puis avoua :

« C’était… une clé. »

Sancia fit de son mieux pour ne pas trahir la moindre émotion, mais son cœur se mit à battre la chamade. Peut-être qu’au contraire, elle devait le montrer. Finalement, elle fit de son mieux pour paraître confuse.

Gregor leva un sourcil.

« Une clé ?

– Oui. Une clé. Juste une clé. Une clé en or.

– Et à quoi servait cette clé ?

– Personne ne le sait vraiment. Les pilleurs de tombes ont tendance à ne pas se livrer à des tests exhaustifs, vous savez ? Ils l’ont découverte au sein des ruines humides d’une gigantesque forteresse de Vialto. Elle figurait parmi un lot d’outils occidentaux qu’eux, les pirates et les autres ont dénichés.

– Vous avez déjà essayé d’acquérir ce genre d’outils, n’est-ce pas ? demanda Gregor.

– Oui, répondit Orso en serrant les dents. J’imagine que votre mère vous en a parlé. En l’occurrence, un objet assez proche d’un lexique, ayant la forme d’une grosse et vieille boîte. Nous l’avons payée très cher, et elle a disparu quelque part entre Vialto et ici.

– Cher ? À quel point ?

– Très. »

Gregor leva les yeux au ciel et se tourna vers Berenice.

« Soixante mille duvots », souffla cette dernière.

Sancia s’étrangla :

« Ben merde…

– Oui, poursuivit Orso. D’où la colère d’Ofelia Dandolo. Mais la clé… elle méritait qu’on retente l’expérience. Toutes sortes d’histoires prétendent que les hiérophantes utilisaient des outils enluminés pour négocier les frontières de la réalité… des frontières que nous comprenons à peine !

– Somme toute, vous désiriez seulement fabriquer des outils plus puissants, dit Gregor.

– Non, dit Orso, pas seulement. Écoutez… lorsqu’on inscrit des sigillums sur un objet, on altère sa réalité, comme chacun sait. Mais si l’on efface les sceaux ou qu’on s’éloigne d’un lexique, ces altérations s’évanouissent. Les Occidentaux ne se sont pas contentés d’inventer des outils qui n’avaient pas besoin de lexiques ; quand ils altéraient la réalité, c’était permanent.

– Permanent ? s’étonna Sancia.

– Oui. Mettons que vous possédez un outil d’hiérophante enluminé qui, par exemple, fait jaillir un ruisseau du sol. Bien sûr, vous avez besoin de sigillums pour le fabriquer. Mais quand vous l’employez, la source qu’il a fait jaillir est là pour toujours. L’outil a amendé la réalité d’une manière directe, instantanée et éternelle. La baguette de Crasedes pouvait démêler la réalité et la retisser, si l’on en croit les histoires.

– Ouah, fit Sancia.

– En effet, ouah.

– Comment est-ce possible ? demanda Gregor.

– C’est le gigantesque foutu mystère que j’essayais de résoudre ! s’écria Orso. Il existe diverses théories. Certains textes hiérophantiques qualifient les sceaux basiques que nous utilisons de lingai terrora – le langage de la terre, de la création. Mais les sceaux occidentaux constituaient la lingai divina – le langage de Dieu.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit Sancia.

– Ça veut dire que nos sceaux sont le langage de la réalité, des arbres, de l’herbe et, merde, je ne sais pas, des poissons. Mais les sceaux occidentaux sont la langue qu’a employée Dieu pour façonner cette réalité. Alors… il suffit d’utiliser les injonctions secrètes de Dieu, et la réalité devient votre jouet. Mais ça reste une théorie. La clé m’aurait aidé à comprendre dans quelle mesure elle pouvait être vraie. »

Clef >, dit Sancia. < Tu entends ça ? >

Mais Clef, glissé dans sa botte, resta muet. Elle se demanda si les efforts qu’il avait consentis avaient eu raison de lui, tout comme ceux de Sancia avaient bien failli avoir sa peau.

« Mais la clé a été volée aussi…, glissa Gregor.

– Eh bien, à l’origine, je pensais que cette saloperie avait brûlé durant l’incendie du front de mer, dit Orso en faisant la grimace à Sancia. Le feu, c’était votre œuvre aussi ? »

Elle haussa les épaules.

« La situation a un peu dégénéré.

– Sans blague. Mais qu’est-ce qui s’est passé, après ? Qu’est-ce que vous avez fait de la clé ? »

Sancia répéta l’histoire qu’elle avait racontée à Gregor : elle avait apporté la boîte à la pêcherie, Sark était mort, le combat, la fuite.

« Alors, vous l’avez donnée, dit Orso.

– Oui.

– Et selon votre Sark, des fondateurs sont derrière tout ça.

– C’est ce qu’il m’a dit. »

Orso regarda Gregor.

« Je suis peut-être issu d’une famille de fondateurs, dit Gregor, mais je pense qu’on peut m’écarter de la liste des suspects, non ?

– Ce n’est pas pour ça que je vous regardais, crétin ! coupa Orso. Vous la croyez ? »

Gregor réfléchit.

« Non, dit-il enfin. Je ne la crois pas. Pas entièrement. Je pense qu’elle ne nous dit pas tout. »

Chier, songea Sancia.

« Vous l’avez fouillée ? » demanda Orso.

Le cœur de Sancia bondit dans sa poitrine. Merde !!!

« Je n’en ai pas eu le temps, dit Gregor. En outre, je n’ai aucune envie de, hum, palper une femme sans son consentem… »

Orso leva les yeux au ciel.

« Oh, pour l’amour de Dieu… Berenice ! Voulez-vous fouiller Mlle Sancia pour nous, je vous prie ? »

Berenice hésita.

« Euh… vraiment, monsieur ?

– Vous vous êtes fait tirer dessus, dit Orso, alors ça ne sera pas la pire chose qui vous soit arrivée ce soir. Lavez-vous bien les mains après coup et ça devrait aller. » Il désigna Sancia du menton. « Allez. Levez-vous. »

Soupirant, Sancia se redressa et leva les bras au-dessus de sa tête. Berenice la fouilla rapidement. Elle mesurait une tête de plus que Sancia, aussi dut-elle se pencher pour accomplir la besogne. Elle s’interrompit au niveau des hanches de Sancia, sortit de sa poche la dernière bombe assommante, une poignée de vieux outils de crochetage, et rien d’autre.

Sancia essaya de masquer son soulagement. Grâce à Dieu, elle ne m’a pas fait retirer mes curains de bottes.

« Rien d’autre », dit Berenice.

Elle se releva et se détourna rapidement ; bizarrement, elle avait rougi.

Gregor lança un regard dur à Sancia.

« Vraiment ? dit-il.

– Vraiment, riposta Sancia avec autant de bravade qu’elle put en mobiliser.

– Splendide, commenta Orso. Nous avons une voleuse avec une histoire bancale, et pas le moindre trésor. Y a-t-il autre chose ? N’importe quoi ? »

Sancia réfléchit rapidement. Il y avait beaucoup plus ; le problème consistait à déterminer quoi taire et quoi révéler.

Sa préoccupation actuelle restait que, bien qu’elle ait sauvé la vie d’Orso, sa vie à elle n’avait aucune importance aux yeux de ces gens. L’un d’eux était imbu de l’autorité que lui avait accordée la ville, l’autre de tous les privilèges des maisons marchandes, et elle n’était qu’une voleuse ordinaire des Communes qui, pour autant qu’ils le sachent, ne possédait même pas l’objet précieux qu’ils cherchaient. Ils pouvaient la faire exécuter sur un claquement de doigts.

Mais elle détenait des informations qui leur faisaient défaut. Et ça, ça valait quelque chose.

« Il y a plus, dit-elle.

– Ah ? demanda Gregor. Vous avez négligé de me dire certaines choses ?

– Ouais. Je ne vous ai pas raconté le passage où mon client a éteint toutes les enluminures des Communes. »

 

Tout le monde se tut et la fixa.

« Quoi ? bafouilla Orso. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Votre client ? ajouta Gregor.

– Ouais, dit Sancia.

– C’est le même homme qui est à l’origine de tout ça ? dit Gregor.

– Ouais.

– Ouais ? répéta Orso, exaspéré. Vous ne pouvez pas faire une révélation pareille et vous contenter de “ouais” !

– En effet, renchérit Gregor. S’il vous plaît, expliquez-vous. »

Elle leur raconta sa fuite de la poissonnerie, comment elle s’était cachée dans les Verts – en omettant bien sûr le rôle de Clef – et évoqua l’homme des campos et sa drôle de montre en or.

Orso leva les mains en secouant la tête.

« Arrêtez. Arrêtez ! C’est insensé. Vous me dites que votre client a activé un appareil, un simple petit appareil, et que d’une manière ou d’une autre il a réussi à affaiblir ou à annuler toutes les enluminures des Verts, du Creuset et d’une demi-douzaine d’autres secteurs ?

– En gros, fit Sancia.

– Une simple pression sur un bouton, et toutes les injonctions, tous les liens et toutes les gravures s’arrêtent, tout simplement ?

– En gros. »

Il s’esclaffa.

« C’est fou. C’est absurde ! C’est…

– La bataille d’Armiedes, dit subitement Berenice.

– Hein ? fit Orso. Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? »

La jeune fille s’éclaircit la gorge.

« La bataille d’Armiedes. Il y a très, très longtemps, une gigantesque armada de vaisseaux enluminés menaçait de renverser l’Empire occidental. Les hiérophantes allèrent à sa rencontre avec un seul navire. Mais ce navire possédait une arme, et lorsqu’elle fut employée, tous les bateaux ennemis…

– … partirent par le fond, tout simplement, compléta lentement Orso. C’est vrai, je me rappelle. Quand avez-vous entendu parler de cela, Berenice ?

– Quand vous m’avez fait lire dix-huit tomes d’histoire hiérophantique, pendant que nous négociions avec nos gens à Vialto.

– Ah. Maintenant que j’y repense, vous avoir imposé ça me semble un peu cruel.

– C’était le cas, monsieur. » Elle se détourna pour consulter la bibliothèque derrière elle et s’arrêta sur un gros volume. Elle le tira, l’ouvrit et le parcourut. « Voilà le passage : “… mais, en concentrant les influences de l’imperiat, les hiérophantes furent à même d’arracher à leurs ennemis le contrôle de tous leurs sceaux, et de les éliminer comme on sépare l’ivraie du bon grain. Alors, le roi de Cambysius et tous ses hommes sombrèrent au fond de la baie, et se noyèrent, et l’on n’entendit plus jamais parler d’eux.” » Elle regarda les autres. « Ce récit m’a toujours laissée perplexe… mais s’il est question d’un véritable outil, tout devient logique. »

Orso pencha la tête et ferma à moitié les yeux.

« En concentrant les influences de l’imperiat… Hmm.

– Ça ne dit pas que l’imperiat ressemble à une grosse montre de gousset bizarre ? demanda Sancia. Parce que ce que j’ai vu ressemblait drôlement à une grosse montre de gousset bizarre.

– Non, dit Berenice. Mais si la clé a survécu, je suppose que d’autres outils peuvent en avoir fait autant.

– En quoi ça nous aide ? demanda Gregor.

– En rien, répondit Sancia. Mais j’ai vu cet homme. J’ai vu son visage. Et c’est forcément lui qui dirige les autres, que ce soient les types qui m’ont tendu une embuscade à la pêcherie ou ceux qui ont essayé de nous tuer ce soir. Si cette montre en or – l’imperiat, si c’est son nom –, est comme la clé, il a dû dépenser des fortunes pour l’obtenir. Et on ne laisse pas un objet pareil à un sous-fifre. On le garde dans sa propre foutue poche. Alors, c’était sûrement lui.

– À quoi ressemblait-il ? demanda Gregor.

– À quelqu’un des campos. Propre. Peau saine. Vêtements immaculés. Tenue correcte. Comme vous, en gros, dit-elle en désignant Berenice. Mais pas comme vous, ajouta-t-elle à l’intention d’Orso.

– Eh ! fit ce dernier sur un ton outré.

– Quoi d’autre ? demanda Gregor.

– Il était grand. Cheveux frisés. Légèrement voûté. Quelqu’un qui passe son temps à l’intérieur, à faire un travail d’intérieur. Barbe clairsemée. Mais il n’avait ni logotipo, ni armoiries, ni rien d’aussi simple.

– Elle est bien vague, cette description. J’imagine que vous allez nous dire que puisque vous l’avez vu, vous saurez le reconnaître. Ce qui vous serait bien utile puisque, du coup, il faudrait qu’on veille sur vous.

– Si j’en savais plus, je vous le dirais, protesta Sancia.

– Ça pourrait être n’importe quel membre de n’importe quelle maison ! s’écria Orso. Morsini, Michiel, Candiano, et même la nôtre, pourquoi pas ! Et nous n’avons aucune manière de réduire les possibilités !

– L’appareil gravifique ne vous dit rien, Orso ? demanda Gregor.

– Non. Parce que cet objet est sans précédent, révolutionnaire ! Un vrai coup de génie, merde, d’un genre que je n’avais encore jamais vu. La personne qui a fabriqué ces appareils a bien caché son talent, on dirait.

Sur ce, Berenice s’éclaircit la gorge.

« Il reste une question sans réponse, monsieur. Qui que soit cet homme, comment a-t-il découvert l’existence du lexique occidental ? Et de la clé ? Et comment a-t-il su que le capitaine Dandolo allait capturer Sancia, et que j’allais les suivre ? Comment a-t-il eu vent de tout cela ?

– Ça fait six questions ! Alors que la réponse est simple : il y a une fuite, une taupe, ou un espion quelque part dans le campo ! »

Berenice secoua la tête.

« Nous n’avons parlé de la clé à personne d’autre, monsieur. Et nous étions seuls quand vous m’avez demandé de suivre le capitaine Dandolo, aujourd’hui même. Pourtant, il y a un lien entre tous ces événements, monsieur.

– Ah ? fit Gregor.

– Oui. Ils se sont déroulés au même endroit : votre atelier.

– Et alors ? » dit Orso.

Berenice soupira. Elle tendit la main vers un bureau, y prit une grande feuille de papier, trempa un stylet dans de l’encre et traça une grosse vingtaine de symboles élégants et délicats avec une rapidité proprement époustouflante. Cela évoquait un tour d’épate consistant à dessiner en un clin d’œil ces motifs magnifiques.

Berenice montra la feuille à Orso. Pour Sancia, ces symboles ne signifiaient rien, mais l’hypatus s’étrangla en les voyant.

« Non ! s’écria-t-il.

– Je crois bien que si, monsieur », dit Berenice.

Il se retourna et fixa la porte de son atelier, bouche bée.

« C’est impossible…

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gregor. Qu’est-ce que vous avez dessiné, Berenice ?

– C’est un vieux problème d’enluminure, répondit la jeune fille. Un motif incomplet, l’idée étant de faire réfléchir les étudiants à la conception d’un appareil qui capture les sons dans l’air.

– Quelqu’un l’a résolu, dit faiblement Orso. C’est un appareil. Un appareil ! Tout ça est le fait d’un appareil, n’est-ce pas ?

– Je le soupçonne, monsieur. Un système secret glissé dans votre atelier rapporte d’une manière ou d’une autre nos conversations. »

Pour une fois, Gregor et Sancia semblèrent du même bord : tous deux échangèrent un regard abasourdi.

« Vous pensez qu’un appareil vous espionne ? s’étonna Sancia.

– N’est-ce pas impossible ? ajouta Gregor. Je croyais que les enluminures servaient essentiellement à déplacer des objets ou à les rendre plus lourds ou plus légers.

– C’est vrai, dit Berenice. Elles sont idéales pour les processus grossiers et simples, les échanges massifs opérant à grande échelle. Elles permettent de rendre un objet plus rapide, plus chaud, plus froid. Mais les petites tâches, les tâches délicates, les tâches complexes… c’est plus difficile.

– Plus difficile, reprit Orso, mais pas impossible. L’appareil à sons – qui produit ou capture des sons – est un problème théorique auquel les enlumineurs aiment se frotter. Mais personne ne l’a jamais réellement résolu.

– Sauf que si ces gens disposent d’enluminures gravifiques, glissa Berenice en regardant les plaques posées sur le bureau d’Orso, qui sait quelles autres barrières ils ont abattues ?

– En partant du principe qu’ils ont réussi à fabriquer un tel objet, demanda Gregor, comment auraient-ils pu le cacher là ?

– Ils peuvent voler, ducon, et cet atelier a des fenêtres, grogna Sancia.

– Ah. C’est vrai.

– Il n’empêche, reprit Berenice, que ce n’est qu’une hypothèse. Je peux me tromper totalement.

– Mais si mon client a vraiment disposé un truc pareil ici, dit Sancia, il nous suffit de le trouver, pas vrai ? On n’aura plus qu’à le casser ou quelque chose comme ça, non ?

– Réfléchissez, rétorqua Orso. Si cette saloperie était voyante, nous l’aurions déjà repérée !

– Nous ne savons même pas quelle forme il pourrait adopter, renchérit Berenice. Il pourrait ressembler à n’importe quoi. Une assiette. Un crayon. Une pièce. Il pourrait même être caché dans les murs, le plancher ou le toit.

– Et si nous nous mettons à sa recherche, ils nous entendront. Nous nous serons trahis. »

Gregor regarda Sancia.

« Sancia, vous pouvez entendre les enluminures, n’est-ce pas ? »

Le silence retomba sur la pièce.

« Euh, fit cette dernière. Ouais. » Naturellement, c’était Clef qui avait entendu les appareils gravifiques qui convergeaient vers eux, plus tôt. Sancia ne leur avait révélé que la moitié de la vérité et elle commençait à s’empêtrer dans ses propres mensonges.

« Alors, il vous suffit de vous rendre dans l’atelier et de tendre l’oreille, non ? insista Gregor.

– En effet, vous pouvez ? dit Orso en s’avançant sur sa chaise et en la regardant avec un peu trop d’intensité.

– Je peux essayer, dit Sancia. Mais il y a beaucoup de bruit, par ici… »

C’était vrai. Le campo résonnait d’injonctions murmurées, de scripts marmonnés, de maigres incantations. De temps à autre, ces sons connaissaient un pic et s’amplifiaient lorsque quelque vaste infrastructure invisible accomplissait une tâche ou une autre, et Sancia le supportait à grand-peine.

« Vraiment ? demanda Orso. Et comment entendez-vous ce bruit ? Comment fonctionne le processus ?

– Ça fonctionne, c’est tout. Vous voulez mon aide ou non ?

– Cela dépendra de si vous arrivez à nous la fournir. »

Sancia ne fit pas un geste.

« Quel est le problème ? demanda Orso. Vous y allez, vous le trouvez, et on n’en parle plus, si ? »

Sancia regarda ses interlocuteurs.

« Si je le fais… je ne le fais pas gratuitement.

– Oooh, d’accord, dit Orso avec mépris. Vous voulez de l’argent ? Je suis sûr que nous pouvons trouver une entente. D’autant que je suis persuadé que vous allez échouer.

– Non, coupa Gregor. Orso peut vous promettre tout l’argent que vous voudrez, mais ce n’est pas avec lui qu’il faut négocier. C’est avec moi. »

Il brandit la clé de son entrave.

« Enfoiré ! gronda Sancia. Vous me prenez pour votre otage ? Pas question que je travaille pour rien.

– Vous le ferez parce que vous me le devez. Et pour le bien de la cité.

– Ce n’est pas ma putain de cité, c’est la vôtre ! Je me contente de vivre ici, ou du moins d’essayer, mais les gens comme vous me compliquent drôlement la tâche ! »

Il parut surpris par la colère de la jeune femme et réfléchit.

« Trouvez l’appareil, si vous pouvez, dit-il. Ensuite, on discutera. Je ne suis pas déraisonnable pour ce genre de choses.

– Sans curain de blague ? »

Sancia se leva, ouvrit la porte de l’atelier et entra.

« Hé ! lança Orso. Ne touchez à rien là-dedans, d’accord ? »

 

L’atelier d’Orso Ignacio aurait laissé pantois n’importe qui. La quantité de matériel – cette incroyable et impossible avalanche de tant et tant de choses – s’avérait stupéfiante.

L’atelier consistait en une vaste pièce accueillant six longues tables sur lesquelles reposaient des bols de métal refroidi, des stylets, des boutons de bois et des dizaines de dizaines de machines, d’inventions, de mécanismes, ou du moins de pièces détachées. Certains des appareils bougeaient, oscillaient lentement ou cliquetaient à intervalles irréguliers. Les rares pans de murs non couverts de rayonnages disparaissaient sous des papiers, des croquis, des gravures, des cordes de sceaux et des cartes. L’appareil le plus étrange nichait au fond de la pièce ; c’était une sorte de gigantesque boîte métallique pleine de disques couverts d’enluminures. Il reposait sur des rails qui s’enfonçaient dans une niche évoquant un four inséré dans le mur, tels ceux dans lesquels on faisait cuire les tourtes, dans les Verts. Sancia supposa que c’était un lexique de test, une version très réduite d’un véritable lexique. Elle en avait entendu parler chez les Ferrailleurs, sans en avoir jamais aperçu le moindre.

Il y avait tant à voir ; et pour Sancia, c’était également assourdissant.

La chambre retentissait, grouillait de chants ténus. Tous ces objets enluminés piaillaient tel un pigeonnier plein de volatiles nerveux. Sancia se sentait encore fragile, mentalement, après avoir sauvé Orso ; se retrouver ici revenait à frotter du sable sur un coup de soleil.

Une chose est sûre, pensa-t-elle, ces gens sont plus productifs que les Ferrailleurs ne le seront jamais.

Elle parcourut la pièce en tendant l’oreille. Elle dépassa les entrailles de quelque appareil disséqué, étalées sur un carré de lin ; et un assortiment d’étranges outils enluminés qui semblaient vibrer doucement ; et des rangées et des rangées de boîtes noires anonymes curieusement voilées d’ombres, comme si elles avalaient la lumière même.

Si l’un de ces trucs est un mouchard, je ne vois pas comment je vais bien pouvoir l’identifier, pensa-t-elle. Elle aurait aimé que Clef soit éveillé. Il l’aurait débusqué en un tournemain.

Puis elle aperçut quelque chose sur le mur et s’arrêta.

Entre deux bibliothèques pendait un croquis au fusain représentant Clef. Le dessin restait inexact – les dents étaient différentes – mais le drôle d’anneau en forme de papillon était fidèlement représenté.

Sancia se rapprocha et lut une note manuscrite en bas du croquis :

Qu’est-ce qu’elle pourrait ouvrir ? Pour quelle illustre serrure a-t-elle été conçue ?

 

Ce type est obsédé par Clef depuis bien plus longtemps que moi, songea-t-elle. Peut-être que, comme moi, il en sait plus qu’il ne veut bien le dire.

Elle remarqua alors une tache et un pli au bas de la feuille de papier. Quelqu’un devait l’avoir pincée là de manière répétée.

Elle tendit la main, attrapa la feuille, la souleva… et trouva quelque chose derrière le croquis de Clef.

Une grande gravure, dont la vue la perturba.

Elle représentait un groupe d’hommes. Leur robe toute simple évoquait des moines, mais l’habit était frappé d’un insigne curieux – peut-être le contour d’un papillon, elle n’aurait su le dire. L’aspect de la pièce dans laquelle ils se trouvaient la mettait mal à l’aise : une immense et massive salle de pierre, pleine d’angles là où il n’aurait pas dû y en avoir. Comme si l’éclairage était faux. Au fond de la salle se trouvait une boîte évoquant un coffre à trésor ou un cercueil gigantesque. Les membres du groupe regardaient l’un des leurs, qui se tenait devant la boîte et levait les mains ; il semblait l’ouvrir par la seule force de sa volonté. Et de cette boîte émergeait… Quelque chose. Quelqu’un, peut-être. Une femme, ou une statue, mais la silhouette avait quelque chose d’indistinct, comme si l’artiste n’était pas sûr de ce qu’il avait voulu représenter.

Sancia lut les lignes imprimées en bas de la gravure :

CRASEDES LE GRAND DANS LA SALLE AU CŒUR DU MONDE

On pense que les hiérophantes voyaient le monde comme une machine façonnée par Dieu, et que quelque part en son cœur se trouvait une salle qui était jadis Son siège. Crasedes, ayant trouvé le siège de Dieu vide, tenta d’y installer un dieu de sa propre création afin que celui-ci supervise le monde. Cette gravure, comme tant d’autres sources, laisse penser qu’il a réussi. Mais si c’est le cas, comment son grand empire a-t-il pu finir en cendres et en ruines ?

Sancia frissonna en examinant la gravure. Elle se souvint de ce que lui avaient dit Claudia et Giovanni quant aux pouvoirs des hiérophantes. Puis elle se rappela ce que Clef avait fait à l’appareil gravifique ; et la vision de l’homme dans le désert éteignant les étoiles.

Elle imagina ce qu’un être comme Orso ferait avec Clef et frissonna de plus belle.

Puis elle entendit un bavardage, un murmure… mais plus fort que les autres.

C’est… inhabituel.

Elle ferma les yeux, tendit l’oreille et gagna le fond de la pièce. Le son y était bien plus fort.

Comme avec les plaques gravifiques, pensa-t-elle. Alors… soit l’objet est très puissant, soit il est l’œuvre de la même personne ?

Le son provenait d’un bureau installé au fond, une sorte de table à dessiner où Orso griffonnait des cordes de sceaux. Elle pencha la tête et écouta le babil des crayons, des encriers, des blocs de pierre, et soudain…

Une petite statue en or représentant un oiseau reposait dans un coin du bureau. Suant, Sancia la prit et l’approcha de son oreille. Le bruit qui en émanait était presque assourdissant.

Si le mouchard est dans cette pièce, pensa-t-elle, il est là. Elle reposa la statue, plutôt satisfaite. Elle n’avait jamais utilisé ses talents pour ce genre de choses, avant. Tout en retournant dans le bureau, elle se demanda, très fugacement, ce qu’elle pouvait faire d’autre.

 

Dix minutes plus tard, ils étaient tous regroupés autour d’une table, dans l’atelier d’Orso, et regardaient ce dernier tourner et retourner la statue dans ses mains. Une grosse vis centrale fixait une petite plaque en cuivre sous son socle. Orso jeta un bref regard aux autres, porta le doigt à ses lèvres et s’arma d’un tournevis. Lentement, délicatement, il ôta la vis puis, avec un minuscule outil plat, décolla la plaque.

La bouche d’Orso s’ouvrit sur un hoquet silencieux. Dans la statue était dissimulé un appareil – un appareil si minuscule, si fragile qu’on l’aurait cru fait de toiles d’araignée et d’os de souris.

Il attrapa une lampe, une loupe et l’examina soigneusement. Ses yeux s’écarquillèrent et il fit signe à Berenice, qui l’étudia à son tour. Elle cilla, surprise, et se tourna vers Orso, qui hocha la tête avec le plus grand sérieux.

Enfin, l’examen fut terminé : Orso posa prudemment l’appareil sur la table et ils retournèrent dans le bureau.

L’hypatus referma la porte de l’atelier et explosa :

« Quel fichu crétin j’ai été ! cria-t-il. Un ahuri, un demeuré, un jean-foutre !

– Alors… vos soupçons étaient fondés ? demanda Gregor.

– Naturellement ! Bon Dieu, nous sommes dans une drôle de situation. Qui sait ce qu’ils ont entendu d’autre ? Qu’est-ce que j’ai pu révéler devant ce sale petit piaf ? Dire que je ne m’en suis jamais, jamais, jamais douté !

– De rien, glissa Sancia.

– Cette statue est la copie exacte de celle qui décorait mon bureau, poursuivit-il sans lui prêter attention. Je suppose qu’ils ont dû la remplacer il y a longtemps.

– En entrant par la fenêtre, grâce à leurs appareils volants, compléta Gregor.

– Oui, opina Berenice sur un ton choqué. Et quiconque a réalisé ceci est… doué.

– Foutrement doué, précisa Orso. Exceptionnellement doué. Nous avons affaire à un travail de premier plan ! Si quelqu’un était habile à ce point en ville, tout le monde le saurait. Tout le monde ferait la queue pour lui pomper la chandelle, c’est sûr et certain ! »

Gregor fit la grimace.

« Merci pour cette précision.

– Avez-vous jamais vu une chose pareille, capitaine ? demanda Orso. Vous avez plus voyagé que moi, et les maisons ont employé toute sorte de matériel expérimental durant les guerres. Avez-vous vu des unités militaires utiliser ce genre d’appareil ? »

Gregor secoua la tête.

« Non. Et la seule chose qui s’en approche, à ma connaissance, est la lorica – et cet appareil-là la surclasse de loin.

– C’est quoi, une lorica ? demanda Sancia.

– C’est une armure enluminée. Mais à la différence des armures que nous utilisons ici, à Tevanne, qui sont améliorées de sorte à être surnaturellement légères et surnaturellement solides, une lorica décuple également les mouvements de son porteur. Elle amplifie sa gravité ; en d’autres termes, elle le rend plus rapide et plus fort.

– Je croyais que les enluminures portant sur la gravité étaient interdites.

– En effet, c’est pour cette raison que les loricas ne sont utilisées qu’à l’étranger, pour la guerre, et en nombre limité. » Il se frotta le visage. « Et maintenant, peut-on se concentrer sur les conclusions de tout cela, je vous prie ?

– Ouais, fit Sancia. Qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Vous ne pouvez pas examiner cette machine et en déduire… Je ne sais pas… Quelque chose ? »

Berenice prit une inspiration.

« Eh bien, je crois que ce que nous avons vu dans l’atelier est une forme avancée de jumelage.

– Comme les explosifs que j’ai utilisés sur le front de mer ? Et comme votre bande de métal ?

– Exactement. Mais l’élément jumelé est une minuscule, minuscule aiguille installée au centre de l’appareil. Une aiguille très délicate qui, d’une manière ou d’une autre, se révèle très sensible aux sons.

– Comment une aiguille peut-elle être sensible aux sons ? s’étonna Gregor.

– Parce que le son se déplace à travers l’air, dit Berenice. Par vagues. »

Sancia et Gregor la dévisagèrent.

« Vraiment ? demanda Sancia.

– Comme… comme sur l’océan ? ajouta Gregor.

– On n’a pas le temps de compléter votre lamentable éducation ! coupa Orso. Partez du principe que oui ! Le son frappe l’aiguille et la fait remuer. L’aiguille vibre. Mais elle est jumelée, alors une autre aiguille vibre avec elle… quelque part.

– C’est ça, l’aspect difficile, enchaîna Berenice. Et après ? Cette deuxième aiguille vibre, et alors… ?

– Oh, allons, Berenice, c’est évident ! la réprimanda Orso. La deuxième aiguille retranscrit ses vibrations sur une surface molle – du goudron, du caoutchouc ou de la cire, par exemple. Après, cette surface durcit… »

Berenice écarquilla les yeux.

« Et si l’on passe une autre aiguille sur cette surface, le long des gravures laissées par la première… elle duplique les sons.

– C’est ça. Le rendu serait merdique, mais suffisant pour distinguer des mots.

– Attendez, dit Gregor en levant la main. Vous êtes vraiment en train de me dire que quelqu’un a trouvé une méthode d’enluminure pour capturer les sons dans l’air ?

– C’est dingue, dit Sancia. On pourrait alors reproduire le même son et la même conversation encore et encore ?

– Vous venez d’utiliser votre oreille magique à la con pour trouver cette saloperie, répliqua Orso avec colère en désignant la porte. Et un type volant a essayé de me jeter du toit, alors notre définition de “dingue” doit être revue à la hausse, non ?

– Mais ça reste un jumelage très délicat, continua Berenice.

– Qu’est-ce que ça peut faire ? demanda Gregor.

– Le jumelage est un effet proximal, dit-elle. En général, les deux éléments jumelés ne doivent pas forcément être très près l’un de l’autre, puisque les effets qu’on veut dupliquer sont le plus souvent assez simples. Prenez un détonateur, par exemple : mouvement, friction, chaleur. On peut jumeler ces effets à des kilomètres de distance. Mais ceci… est beaucoup plus compliqué. »

Orso arrêta de faire les cent pas.

« Alors, la deuxième aiguille doit être toute proche ! Vous avez raison, Berenice ! Le système qui retranscrit les sons, qui grave les vibrations dans la cire doit être près pour capturer tous les sons avec précision !

– Quelque part sur la propriété, monsieur, dit Berenice. Probablement dans ce bâtiment même. C’est la seule façon de le faire fonctionner convenablement.

– Vous ! s’écria l’hypatus en désignant Sancia. Refaites votre truc et trouvez-le ! »

Sancia se figea. C’était bien au-delà de ses talents. Entendre un appareil puissant dans une pièce était une chose, mais passer un édifice entier au peigne fin pour trouver un objet précis en était une autre. Elle allait avoir besoin de Clef pour ça – si jamais il voulait bien se réveiller.

À son grand soulagement, Gregor s’éclaircit la gorge.

« Ça devra attendre, annonça-t-il.

– Comment ! fit Orso. Et pourquoi diable ? ! »

Gregor désigna la fenêtre du menton.

« Parce que le soleil se lève. Le bâtiment va bientôt se remplir et il vaudrait mieux que personne ne croise une fille couverte de sang qui erre dans les couloirs en compagnie d’un hypatus en guère meilleur état. »

Orso soupira.

« Merde. On va manquer de temps.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Gregor

– Je dois assister à une réunion du conseil de Tevanne, demain, à propos de la coupure des Communes. Des tonnes d’officiers des quatre maisons marchandes seront là, ainsi qu’Ofelia et moi. Tout le monde me verra.

– Alors, la nouvelle que vous n’êtes pas mort se répandra, dit Sancia. Y compris auprès de quiconque a envoyé les assassins.

– Et ils reviendront chercher les sons capturés pour comprendre ce qui s’est passé, ajouta Berenice.

– C’est ça, conclut Orso. On doit le faire avant eux.

– Nous reviendrons dès que possible, dit Gregor. Mais, pour l’instant, il nous faut un endroit où nous débarbouiller. »

Orso réfléchit puis se tourna vers Berenice et dit :

« Faites venir une carriole et emmenez-les chez moi. Donnez-leur un bain, faites-les se nettoyer. Ils peuvent passer la journée là-bas. Mais ce n’est pas un arrangement permanent. Même les enclaves intérieures ne sont plus sûres. »