Sancia ne comprenait pas exactement son talent. Elle ignorait comment il fonctionnait, quelles étaient ses limites, et même si elle pouvait vraiment s’y fier. Elle connaissait simplement ses effets, et la manière dont il pouvait l’aider.
Lorsqu’elle touchait un objet de sa peau nue, elle le déchiffrait. Elle découvrait sa nature, sa composition, sa forme. Elle pouvait raviver la sensation des lieux qu’il avait récemment traversés, des autres objets qu’il avait touchés, exactement comme si elle-même l’avait éprouvée. Et lorsqu’elle s’approchait d’un objet enluminé, ou en touchait un, elle l’entendait murmurer ses injonctions dans sa tête.
Cela ne signifiait pas qu’elle comprenait ce que racontaient les enluminures ; elle savait seulement qu’elles parlaient.
Le talent de Sancia pouvait être utilisé de diverses façons. Si elle frôlait n’importe quel objet, des impressions immédiates l’envahissaient. Un contact plus prolongé lui accordait un sens physique de l’objet qu’elle touchait – où se trouvaient ses prises, quelles étaient sa solidité, sa dureté, sa densité, ce qu’il contenait. Si elle laissait sa main assez longtemps – un processus qui lui était très douloureux – elle obtenait une conscience spatiale presque parfaite de l’objet : en posant la main sur le carrelage d’une pièce, par exemple, elle finissait par sentir le sol entier, les murs, le plafond, et tout ce qui se trouvait en contact avec eux. Du moins tant que la douleur ne la faisait pas vomir ou tourner de l’œil.
Car cette capacité avait des inconvénients. Sancia devait garder en permanence la majeure partie de sa peau couverte, parce qu’il est difficile de savourer son repas quand la fourchette qu’on tient vous envahit l’esprit.
Elle avait de bons côtés, cependant. Disposer d’affinités avec un objet est un avantage colossal lorsque vous cherchez précisément à le dérober. Et grâce à elle, Sancia était prodigieusement douée pour escalader des murs, s’orienter dans des passages sombres et crocheter des serrures ; il n’y a rien de plus facile que forcer un verrou qui vous explique exactement comment procéder.
La seule chose à laquelle elle s’efforçait de ne pas penser était l’origine de ce talent. Car Sancia l’avait acquis de la même façon qu’elle avait acquis la balafre blême qui courait à la verticale sur le côté droit de son crâne, cette cicatrice qui la brûlait lorsqu’elle abusait de son pouvoir.
Tout compte fait, Sancia n’aimait pas exactement sa capacité ; elle était aussi restrictive et douloureuse qu’avantageuse. Mais elle l’avait aidée à rester en vie. Et ce soir, avec un peu de chance, elle allait la rendre riche.
Prochaine étape : le complexe Fernezzi, un bâtiment de huit étages de l’autre côté du front de mer. C’était un vieil immeuble, construit pour que les officiers des douanes et les négociants établissent leurs comptes, avant que les maisons marchandes accaparent la quasi-totalité du commerce de Tevanne. La vétusté et les décorations alambiquées de l’édifice s’avéreraient utiles, car elles offriraient de nombreuses prises à Sancia.
Qu’escalader ce foutu bâtiment soit la partie la plus facile du boulot en dit long, pensa-t-elle entre deux grognements durant l’ascension.
Enfin, elle atteignit le toit. Elle empoigna la corniche de granite, se hissa au sommet de l’édifice, courut vers l’aile ouest et balaya le secteur du regard en reprenant son souffle.
Au-dessous d’elle s’ouvrait une vaste baie enjambée par un pont et, de l’autre côté, s’étendait le front de mer tevannien. D’immenses carrioles empruntaient le pont, cahotant sur les pavés humides. Presque toutes appartenaient aux maisons marchandes, et convoyaient des biens entre le port et les fonderies, dans un sens ou dans l’autre.
L’une des carrioles devait être celle qu’elle avait dotée de la plaque de guidage. Curain, j’espère ! pensa-t-elle. Sinon, j’aurais transbahuté mon foutu cul dans une rivière de merde et au sommet de ce bâtiment sans la moindre foutue raison.
Longtemps, le front de mer avait été aussi corrompu et dangereux que n’importe lequel des quartiers de Tevanne qui n’étaient pas contrôlés directement par les maisons marchandes – soit incroyablement et éhontément corrompu. Mais, il y a quelques mois, on avait engagé un héros des Guerres Civilisatrices pour chasser les escrocs, recruter une bande de gardes professionnels, et installer des mesures de sécurité sur tout le front de mer – lesquelles incluaient des murs défensifs enluminés, identiques à ceux des maisons marchandes, qui ne vous laissaient pas passer si vous ne disposiez pas d’identifiants conformes.
Il était devenu très difficile de faire des affaires illicites sur le front de mer. Ce qui compliquait les choses pour Sancia. Sa mission actuelle l’avait donc obligée à trouver une autre manière de s’y infiltrer.
Elle s’agenouilla, ouvrit l’une de ses poches de poitrine et en sortit ce qui était sans doute son outil le plus important. Il ressemblait à un rouleau de tissu, mais une fois déroulé, il avait plus ou moins la forme d’une coupe. Lorsqu’elle eut fini de le déplier, elle regarda le petit parachute noir posé sur le toit de l’immeuble.
« Ça va me tuer, ça, non ? » dit-elle.
Elle sortit le dernier élément du parachute : une baguette en acier télescopique. À ses deux extrémités étaient enchâssées des petites plaques enluminées que Sancia entendait psalmodier et chuchoter dans sa tête. Comme avec tous les outils enluminés, elle ne comprenait rien à ce qu’elles pouvaient bien dire, mais ses contacts lui avaient donné des instructions strictes sur la manière dont elles fonctionnaient.
C’est un système en deux parties, lui avait appris Claudia. Tu colles la plaque de guidage sur le point où tu veux te rendre. Elle dit alors aux plaques de la baguette : « Hep, je sais que tu penses mener ta propre vie, mais en fait tu fais partie du truc auquel je suis attachée ; alors, tu dois le rejoindre, et vite. » Et la baguette répond : « Ah oui ? Oh, mince, qu’est-ce que je fais encore ici, dans ce cas ? Je dois tout de suite rejoindre ce truc. » Et quand tu actionnes l’interrupteur, c’est ce qu’elle fait. Très, très vite.
Sancia connaissait vaguement cette technique d’enluminure. C’était une version de la méthode qu’employaient les maisons marchandes pour assembler briques et autres matériaux de construction : on les persuadait qu’ils ne faisaient qu’un. Mais personne ne se risquait à employer cette méthode sur une distance conséquente – on la considérait comme instable au point d’être inutile, et il existait des moyens de locomotion beaucoup plus sûrs.
Mais ces moyens étaient coûteux. Trop pour Sancia.
Et le parachute m’empêchera de tomber, avait conclu Sancia lorsque Claudia avait terminé ses explications.
Hum, non, avait répondu cette dernière. Le parachute te ralentit. Comme je te l’ai dit, ce truc va se déplacer très, très vite. Tu devras donc être en altitude lorsque tu l’utiliseras. Veille à ce que la plaque de guidage soit exactement là où tu la veux, et à ce que rien ne se trouve entre elle et toi. Utilise l’élément de test en premier. Si tout est bien aligné, actionne la baguette et file.
Sancia enfonça la main dans une autre poche et en tira un petit bocal de verre. Il s’y trouvait une pièce en bronze, frappée de sceaux similaires à ceux de la baguette du parachute.
Elle examina la pièce. Celle-ci était fermement plaquée contre la paroi de verre qui faisait face au front de mer. Sancia retourna le bocal et, comme attirée par un aimant, la pièce fila de l’autre côté du récipient pour s’y coller avec un tink métallique, toujours face au front de mer.
Si ce truc est attiré par la plaque de guidage, pensa Sancia, et si la plaque se trouve sur la carriole, ça signifie que celle-ci est sur le front de mer. Alors, tout va bien.
Elle fit une pause. Sûrement. Peut-être.
Elle hésita encore un temps.
« Merde », marmonna-t-elle.
Sancia détestait ça. La logique des enluminures paraissait toujours bêtement basique – à peine logique, en fait. Cela dit, elles pliaient plus ou moins la réalité, ou du moins la trompaient.
Elle rangea le bocal et passa la baguette dans l’ouverture du parachute.
Pense à ce que Sark t’a promis, songea-t-elle. Pense seulement à ce nombre : vingt mille duvots.
Assez d’argent pour tout arranger. Pour devenir normale.
Sancia abaissa un petit levier sur le côté de la baguette et sauta du toit.
Aussitôt, elle fendit l’air au-dessus de la baie, à une vitesse qu’elle n’aurait pas cru possible, entraînée par la baguette de fer qui, autant qu’elle le comprenne, s’efforçait frénétiquement de rejoindre la carriole choisie. Elle entendit le parachute claquer derrière et enfin se gonfler, ce qui la freina légèrement – d’abord très peu, puis un peu plus, et encore plus.
Ses yeux ruisselaient ; elle serra les dents. Le paysage nocturne se réduisait à un tourbillon. Elle voyait l’eau scintiller dans la baie, la forêt mouvante des mâts des navires à quai, le toit frémissant des carrioles en route vers le front de mer, la fumée se déroulant des fonderies tassées autour du canal de convoyage…
Concentre-toi. Concentre-toi, idiote.
Puis tout bascula.
Son estomac se souleva. Quelque chose clochait.
Elle regarda derrière elle ; son parachute était percé.
Merde.
Sous ses yeux horrifiés, la déchirure commença à s’élargir.
Merde ! Triple merde !
L’appareil à voile connut une nouvelle secousse, si brutale que Sancia remarqua à peine qu’elle venait de dépasser les murs du front de mer. Elle commença à accélérer, de plus en plus.
Je dois lâcher ce truc. Tout de suite. Tout de suite !
Elle survolait à présent les amoncellements de fret du front de mer, d’immenses tours de boîtes et de caisses ; certaines paraissaient très élevées. Assez pour qu’elle s’y rattrape. Peut-être.
Elle chassa les larmes de ses yeux en battant des paupières, se concentra sur une pile de caisses particulièrement haute, fit légèrement pivoter l’appareil, et…
Elle actionna le levier sur le côté de la baguette.
Aussitôt, Sancia commença à perdre de l’élan. Elle ne volait plus mais planait vers les caisses, qui se trouvaient environ six mètres plus bas. Le parachute – qui s’effilochait rapidement – la ralentissait un peu, mais pas assez pour la rassurer.
Les gigantesques empilements se ruaient vers elle.
Ah, chier.
Elle percuta le coin de la caisse si violemment qu’elle en eut le souffle coupé, mais elle garda assez de sang-froid pour envoyer la main et s’y agripper, et se retrouva plaquée contre son flanc. L’appareil à voile, pris dans le vent, lui fut arraché des mains et s’envola au loin.
Sancia s’agrippa fermement à son perchoir, respirant laborieusement. Elle s’était entraînée à tomber, à se rattraper à un mur en un instant, ou à rebondir et glisser sur diverses surfaces… mais elle avait rarement dû faire appel à cet entraînement.
Il y eut un clank quelque part sur sa droite lorsque l’appareil à voile tomba. Sancia se figea, s’attendant à ce que quelqu’un sonne l’alarme.
Rien. Silence.
Le front de mer était vaste. Un simple bruit y passait facilement inaperçu.
Avec un peu de chance…
Elle ôta sa main gauche de la caisse, ne se tenant plus que de la droite, et retira son gant avec ses dents. Puis elle posa sa main nue sur le bois et écouta.
La caisse lui parla d’eau, de pluie, d’huile, de paille, et des minuscules morsures d’une myriade de clous…
Et lui dit aussi comment descendre.
La deuxième étape – rejoindre le front de mer – ne s’était pas passée comme prévu.
Passons à l’étape trois, pensa Sancia avec lassitude tout en descendant. Et voyons si j’arrive à ne pas la foirer.
Lorsqu’elle regagna le sol, Sancia se contenta d’abord de reprendre son souffle en frottant son flanc meurtri.
J’ai réussi. Je suis entrée. J’y suis arrivée.
Elle regarda le bâtiment entre les piles de fret, à l’autre bout du front de mer ; les bureaux du Guet maritime, la police du front de mer.
Bon, presque arrivée.
Elle ôta son autre gant, glissa les deux dans ses poches et posa les mains sur le sol dallé. Puis elle ferma les yeux et écouta.
C’était la partie la plus difficile. Les dalles couvraient une vaste surface autour d’elle et lui rapportaient un véritable vacarme. Mais elle pouvait laisser la pierre s’insinuer dans son esprit, ressentir les vibrations et les frémissements tout autour d’elle alors que des gens…
Marchaient. Restaient debout. Couraient. Remuaient les pieds. Sancia les sentait aussi sûrement qu’elle aurait senti des doigts sur son dos nu.
Neuf gardes non loin, pensa-t-elle. Des grands, des costauds. Deux immobiles, sept en patrouille. Il y en avait sûrement beaucoup plus sur le front de mer, mais ses capacités ne lui permettaient pas de voir au-delà de la zone dallée. Elle nota leur position, leur orientation, leur allure. Dans le cas des plus proches, elle pouvait même sentir leurs talons sur la pierre, si bien qu’elle savait dans quelle direction ils étaient tournés.
La cicatrice, sur le côté de sa tête, devenait douloureusement chaude. Sancia cilla et ôta ses mains, mais le souvenir des gardes perdura. Elle allait s’orienter comme dans une pièce bien connue mais plongée dans le noir.
Elle prit une inspiration, quitta sa cachette et se mit en route, se faufilant entre les caisses, se glissant sous des carrioles, s’interrompant brièvement, de temps à autre, au gré des rondes du guet. En chemin, elle s’efforça de ne pas regarder les caisses. La plupart étaient frappées du symbole des plantations, au large de la mer de Durazzo, des lieux que Sancia connaissait bien. Elle savait que ces marchandises brutes – chanvre, sucre, goudron, café – n’avaient pas été récoltées ou produites par des mains volontaires.
Fumiers, pensa Sancia en se glissant entre les piles de fret. Bandes d’écurés de salopards moisis…
Elle s’arrêta devant une caisse. Elle était incapable de lire son étiquette dans le noir, mais elle posa un doigt nu contre la plaque de bois, écouta attentivement et comprit ce qu’elle contenait…
Du papier. Beaucoup de papier. Du papier vierge et brut. Qui devrait parfaitement faire l’affaire.
C’est le moment de me créer une porte de sortie, songea-t-elle.
Sancia remit ses gants, ouvrit l’une des poches de son pantalon et en tira son dernier outil enluminé de la soirée : une petite boîte en bois. De toute sa vie, elle n’avait jamais autant dépensé pour un accessoire de travail, mais sans lui, sa vie n’aurait pas plus de valeur qu’un pet de rat.
Elle posa la boîte sur la caisse. Ça devrait suffire. Elle l’espérait. Dans le cas contraire, sortir du front de mer allait être un calvaire.
Elle plongea de nouveau la main dans sa poche et y prit ce qui ressemblait à un simple nœud de ficelles passé à travers une grosse boule de plomb. Au centre de la boule se trouvait un minuscule et parfait amas de sceaux ; lorsqu’elle prit l’objet, un léger murmure emplit ses oreilles.
Elle regarda la boule de plomb, puis la boîte posée sur les caisses. Cette curain de boîte a intérêt à fonctionner, pensa-t-elle en remettant la boule dans sa poche. Ou je vais me retrouver piégée ici comme un poisson dans une marmite.
Sancia bondit par-dessus la clôture basse qui entourait les bureaux du Guet maritime et courut jusqu’à son mur latéral, qu’elle longea jusqu’au coin du bâtiment, puis sortit la tête. Personne. Juste une porte dont le chambranle saillait d’une dizaine de centimètres ; assez pour que Sancia en tire profit.
Elle s’élança, attrapa le sommet de l’encadrement, tira sur ses bras, s’interrompit pour trouver son équilibre et posa le pied droit sur le chambranle. Puis elle se hissa pour se relever, dressée sur la corniche de pierre.
Les deux fenêtres du premier étage se trouvaient de part et d’autre de sa position, serties de vieilles vitres épaisses, huileuses et jaunies. Sancia produisit son stylet, le glissa dans la fente d’une des fenêtres, fit sauter son loquet et l’ouvrit. Elle rengaina sa lame, se mit sur la pointe des pieds et regarda à l’intérieur.
La pièce contenait des rangées et des rangées d’étagères pleines de ce qui ressemblait à des boîtes de parchemins. Sans doute des archives. Elle était déserte, comme elle était censée l’être à cette heure de la nuit – près d’une heure du matin, à présent – mais il y avait de la lumière au rez-de-chaussée. La flamme d’une bougie, peut-être.
Les coffres sont au rez-de-chaussée, pensa-t-elle. Et ils seront gardés, même à cette heure…
Elle se faufila à l’intérieur et referma la fenêtre derrière elle. Puis elle s’accroupit et tendit l’oreille.
Une quinte de toux suivie d’un reniflement. Elle se glissa entre les étagères jusqu’à la galerie du premier étage et baissa les yeux vers le rez-de-chaussée.
Assis à un bureau près de la porte d’entrée, un officier du Guet remplissait des papiers à la lueur d’une unique bougie posée près de lui. Il était assez âgé, gras et peu menaçant, affublé d’une moustache légèrement de travers et d’un uniforme bleu froissé. Mais c’est ce qui se trouvait derrière lui qui intéressait vraiment Sancia : près d’une dizaine d’énormes coffres-forts métalliques alignés. L’un d’eux, elle le savait, était son objectif.
Et maintenant, pensa-t-elle, qu’est-ce que je fais de notre nouvel ami ?
Elle soupira en comprenant quelle était son unique option. Elle tira sa sarbacane et la chargea avec une fléchette imprégnée de venin de dolorspina. Encore quatre-vingt-dix duvots dépensés pour ce boulot, se dit-elle. Elle estima la distance qui la séparait du garde, lequel barrait quelque chose sur la feuille en faisant claquer sa langue. Elle porta la sarbacane à ses lèvres, visa soigneusement, inspira par le nez, puis…
Avant qu’elle ne puisse tirer, la porte d’entrée du bureau s’ouvrit à la volée et un officier massif, balafré, entra, serrant dans une main quelque chose qui dégoulinait d’eau.
Sancia abaissa son arme. Ah. Merde.
L’officier était grand et musclé, et sa peau sombre, ses yeux noirs et son épaisse barbe charbonneuse trahissaient le Tevannien de sang pur. Ses cheveux coupés à ras, son apparence et son maintien évoquaient immanquablement un soldat : il avait l’air habitué à donner des ordres et à ce qu’on les exécute immédiatement.
Le nouveau venu se tourna vers l’officier assis au bureau, qui ne semblait pas moins surpris que Sancia de son arrivée.
« Capitaine Dandolo ! s’écria ce dernier. Je croyais que vous étiez sur les quais, ce soir. »
Le nom rappelait quelque chose à Sancia. Dandolo était le nom d’une des quatre maisons marchandes principales, et elle avait entendu dire que le nouveau capitaine du front de mer jouissait de certains appuis en haut lieu…
Ah, pensa-t-elle, c’est donc le strié qui a pris sur lui de nettoyer le front de mer. Elle se replia entre deux étagères sans toutefois quitter la scène du regard.
« Quelque chose ne va pas, capitaine ? demanda l’officier assis.
– L’un des gars a entendu un bruit parmi les caisses et a trouvé ça. »
Sa voix était terriblement forte, comme s’il parlait toujours pour remplir la pièce où il se trouvait, quoi qu’il ait à dire. Puis il brandit une sorte de chiffon humide, et Sancia reconnut aussitôt les restes de son appareil à voile.
Elle fit la grimace. Merde.
« C’est un… cerf-volant ? hasarda l’officier assis.
– Non, sergent, répondit Dandolo. C’est un appareil à voile – du genre qu’utilisent les maisons marchandes pour l’espionnage commercial. Une version inhabituellement grossière, mais c’est bien ce que ça me semble être.
– Les murs ne nous auraient pas prévenus si un intrus les avait franchis ?
– Pas si l’intrus passait à une altitude suffisante.
– Ah, fit le sergent. Et vous pensez… »
Il jeta un regard à la ligne de coffres par-dessus son épaule.
« J’ai demandé aux hommes de passer le fret au peigne fin, dit Dandolo. Mais si quelqu’un est assez fou pour voler jusqu’ici avec un appareil semblable, peut-être qu’il le sera assez pour s’en prendre aux coffres. » Il souffla entre ses lèvres. « Gardez l’œil ouvert, sergent, mais restez à votre poste. Je vais jeter un œil ici. Juste pour être sûr.
– Bien, capitaine. »
Avec une horreur croissante, Sancia vit Dandolo emprunter l’escalier, dont les marches grinçaient sous son poids considérable.
Merde ! Merde !
Elle considéra ses options. Elle pouvait retourner à la fenêtre, l’ouvrir, se glisser dehors et attendre, perchée sur le chambranle, que Dandolo reparte. Mais l’homme risquait de la voir ou de l’entendre.
Elle pouvait aussi lui expédier une fléchette empoisonnée. Mais dans ce cas, très probablement, il dégringolerait les escaliers et le sergent sonnerait l’alerte. Elle se demanda si elle serait capable de recharger assez vite pour le neutraliser avant, et conclut que ce plan ne valait pas tellement mieux.
Alors, elle eut une troisième idée.
Elle plongea la main dans sa poche pour en sortir le nœud de ficelle et la boule de plomb enluminée.
Elle gardait cette dernière ruse dans sa manche au cas où elle aurait besoin de faire diversion au moment de s’échapper. Or, c’était maintenant qu’elle devait s’échapper.
Elle rangea sa sarbacane, agrippa les deux extrémités de la ficelle et leva les yeux vers le capitaine qui approchait dans les escaliers.
T’es un curain de connard d’avoir bousillé mes plans, pensa-t-elle.
Sancia comprenait vaguement comment fonctionnait cette enluminure : l’intérieur de la boule de plomb était tapissé de papier de verre, et la ficelle couverte de potasse inflammable, si bien que lorsqu’on la faisait passer à travers la boule, elle s’embrasait et émettait une chaleur réduite, mais suffisante.
Parce que la boule enluminée était liée à une deuxième boule de plomb située loin d’ici, dans la boîte posée sur les caisses de papier. Et ces deux boules avaient été altérées pour être persuadées qu’elles étaient en fait un seul et même objet – si bien que ce qui arrivait à l’une arrivait aussi à l’autre. Plongez l’une dans l’eau froide et la température de l’autre baissait rapidement. Brisez-en une et l’autre l’imitait.
Ainsi, lorsqu’elle tira sur la ficelle et enflamma son contenu, la deuxième boule, sur la pile de caisses, devint aussitôt brûlante. Sauf que celle-là contenait beaucoup plus de potasse – et la boîte dans laquelle elle reposait était remplie à ras bord de poudre-éclair.
Sitôt Sancia eut-elle arraché la ficelle qu’une légère détonation retentit au niveau de la zone de fret.
Le capitaine s’arrêta au milieu des escaliers, surpris.
« Par l’enfer, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Capitaine ? appela le sergent plus bas. Capitaine ! »
Ce dernier se retourna et répondit :
« Sergent ! Qu’est-ce que c’était ?
– Je ne sais pas, capitaine, mais… il y a de la fumée. »
Sancia pivota vers la fenêtre et constata que l’appareil enluminé avait bien fonctionné : une épaisse colonne de fumée blanche montait des piles de caisses, au-dessus d’une joyeuse lueur.
« Au feu ! s’écria le capitaine. Merde ! Venez, Prizzo ! »
Sancia observa, ravie, les deux hommes s’élancer vers la porte et sortir. Puis elle fonça au rez-de-chaussée, direction les coffres.
J’espère que ça va continuer de brûler, se dit-elle tout en courant. Sans ça, je peux toujours ouvrir le coffre, prendre la marchandise, mais il ne me restera plus aucune astuce pour évacuer les lieux.
Sancia observa la ligne de coffres-forts. Elle se rappelait les instructions de Sark : Le coffre 23D. Une petite boîte en bois. Les combinaisons sont changées tous les jours – ce fumier de Dandolo n’est pas tombé de la dernière pluie – mais ça ne devrait pas poser de problème, pas vrai, petite ?
Elle savait que non. Cela dit, elle travaillait à présent avec une fenêtre de temps beaucoup plus réduite que prévu.
Sancia approcha du 23D et ôta ses gants. C’était dans ces coffres que les passagers civils laissaient leurs objets précieux auprès du Guet – en particulier les passagers non affiliés aux maisons marchandes. Les autres, généralement, confiaient leurs biens à ces dernières, car étant les principales productrices et fabricantes de matériel enluminé, elles disposaient d’une sécurité et de protections bien supérieures à cette poignée de coffres munis de simples serrures à combinaison.
Sancia posa une main sur le 23D, puis son front nu, prit la molette de l’autre main, et ferma les yeux.
Le coffre se déploya, vivant, dans son esprit, et lui parla de fer, d’obscurité et d’huile, du bavardage d’une myriade de petites roues dentées, des clics et des clacs de ses mécanismes incroyablement complexes.
Elle commença à tourner lentement la molette, et sentit aussitôt où celle-ci désirait aller. Elle ralentit et…
Clic. L’un des chiffres tomba juste.
Sancia inspira profondément et fit tourner la molette dans la direction opposée, sentant le mécanisme qui cliquetait dans la porte du coffre.
Il y eut une autre explosion dans la zone de fret.
Sancia ouvrit les yeux. Celle-là n’est pas de moi, j’en suis quasiment sûre…
Elle se retourna vers le mur ouest du bureau et vit qu’une lueur vorace dansait sur les carreaux graisseux. Quelque chose devait avoir pris feu, là-bas, quelque chose de beaucoup plus inflammable que la caisse de papiers qu’elle avait voulu incendier.
Elle entendit des cris, des hurlements et des appels dans la cour. Ah, merde, pensa-t-elle. J’ai intérêt à me dépêcher avant que tout parte en fumée !
Elle ferma de nouveau les yeux et continua de faire tourner la molette. Elle la sentit gagner sa place, sentit cette parfaite petite ouverture approcher… et la cicatrice sur son crâne brûlait comme une aiguille plongée dans son cerveau. J’en fais trop. Je me pousse à bout…
Clic.
Elle inspira entre ses dents. Et de deux.
D’autres cris, dehors. Une nouvelle détonation sourde.
Elle se concentra. Écouta le coffre, le laissa se déverser en elle, sentit l’impatience de ses mécanismes, l’attente avide de l’ultime tour de molette…
Clic.
Elle ouvrit les yeux et actionna la poignée du coffre, qui pivota dans un claquement sourd. Elle l’ouvrit.
Le coffre débordait d’objets divers : des lettres, des parchemins, des enveloppes et autres paperasses. Mais derrière ce fatras se trouvait son objectif : une boîte en bois d’environ vingt centimètres de long sur dix de large. Une boîte toute simple, banale à presque tout point de vue ; et pourtant, cette chose valait plus que tous les biens accumulés que Sancia avait pu voler au cours de sa vie.
Elle passa la main dans le coffre et prit la boîte de ses doigts nus. Et s’interrompit.
Tout au long de cette soirée tendue, son talent avait été mis à rude épreuve ; elle sut que quelque chose d’insolite imprégnait la boîte, mais ne comprit pas tout de suite quoi ; une vision floue envahit son esprit, des murs lambrissés de pin dans des murs, mais guère plus. C’était comme essayer de distinguer les détails d’un tableau à la lueur d’un orage nocturne.
Elle conclut que ce n’était pas important, de toute façon ; elle était censée la prendre, pas poser des questions sur son contenu.
Elle glissa la boîte dans une poche cousue sur sa poitrine. Puis elle referma le coffre, le verrouilla, et s’élança vers la porte.
Lorsqu’elle sortit du bureau du Guet, elle constata que son petit feu était devenu un brasier. Apparemment, toutes les caisses de fret s’étaient enflammées. Des officiers s’agitaient autour de l’incendie pour le contenir ; toutes les sorties étaient probablement dégagées.
Elle se détourna et courut. S’ils découvrent que j’ai fait tout ça, se dit-elle, je vais me faire harper à coup sûr.
Elle fila vers la sortie est du front de mer. Une fois arrivée, elle ralentit, se cacha derrière une pile de caisses et s’assura qu’elle avait vu juste – tous les officiers s’occupaient de l’incendie, si bien que le passage n’était plus gardé. Elle franchit l’issue en courant, la tête douloureuse, le cœur battant à tout rompre, et sa cicatrice la lançant horriblement.
Et pourtant, au moment de sortir, elle se retourna brièvement pour regarder le feu. Toute la portion ouest du front de mer, soit un cinquième de sa surface, était en flammes, et une colonne de fumée noire incroyablement épaisse se tortillait en montant vers la lune.
Sancia reprit sa course.