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Sancia passa une ficelle à travers l’anneau de Clef et le suspendit à son cou, sous sa veste. Puis elle descendit l’escalier du clapier et s’esquiva par la porte latérale. Elle s’assura prudemment que personne ne surveillait l’allée boueuse et se mit en route.

Les rues du Creuset commençaient à se remplir de chalands rôdant ou titubant sur les trottoirs en bois, pour la plupart des ouvriers qui se rendaient au travail d’un pas mal assuré, la tête encore douloureuse des excès de vin de canne de la veille. L’air était brumeux et humide, et les montagnes se dressaient au loin, fumantes et sombres. Sancia n’était jamais allée sur les hauteurs au-delà de Tevanne. Comme la plupart des Tevanniens. La ville pouvait être dure, mais les jungles des montagnes étaient pires.

Au détour d’un croisement, Sancia aperçut un corps couché en travers de l’allée, devant elle, les vêtements noircis de sang. Elle traversa la rue pour l’éviter.

< Sainte merde >, dit Clef.

< Quoi ? >

< Ce type était vraiment mort ? >

< Comment tu peux le voir, Clef ? Tu n’as pas d’yeux. >

< Est-ce que tu sais comment fonctionnent les tiens ? >

< Tu marques un point, je suppose. >

< Oui. Et… et toi, tu l’as vu, n’est-ce pas ? Le type était mort ? >

Elle se retourna et nota l’absence de gorge du cadavre.

< J’espère pour lui, oui. >

< Bigre ! Est-ce que… quelqu’un va faire quelque chose ? >

< Comme quoi ? >

< Comme… je ne sais pas. S’occuper du corps ? >

< Ah, peut-être. J’ai entendu dire qu’il existait un marché d’os humains quelque part dans les Communes, au nord. Mais je n’ai jamais compris ce qu’ils en faisaient, au juste. >

< Non, je veux dire… est-ce que quelqu’un va essayer d’attraper son assassin ? Il existe des autorités qui veillent à ce que ce genre de meurtre n’arrive pas, non ? >

< Ah. Non. >

Elle lui expliqua la situation.

La grandeur de Tevanne étant due aux maisons marchandes, il était inévitable que celles-ci finissent par posséder l’essentiel de la ville. Mais les maisons étaient également en concurrence et protégeaient jalousement leurs gabarits d’enluminure ; car, comme chacun savait, la propriété intellectuelle est la plus facile à voler qui soit.

Cela signifiait que le territoire de chaque maison était bien gardé, protégé par de hautes murailles, des portes épaisses et des issues surveillées, inaccessible à quiconque ne possédait pas les marqueurs idoines. Le domaine d’une maison était si exclusif et si bien contrôlé qu’il s’agissait presque d’un autre pays… que la cité de Tevanne elle-même reconnaissait plus ou moins.

Quatre cités-États entourées de murs, toutes agglutinées au sein de Tevanne, toutes très différentes, chacune ayant ses propres écoles, ses quartiers résidentiels, ses marchés, sa culture. Les enclaves des maisons marchandes – les campos – occupaient environ quatre-vingts pour cent de la ville.

Mais si vous ne travailliez pas pour une maison ou n’étiez pas affilié à l’une d’elles – en d’autres termes, si vous étiez pauvre, infirme, illettré ou si tout simplement vous n’aviez pas le bon profil – alors vous viviez dans les vingt pour cent restants : un méandre de rues, de placettes et de zones intermédiaires. Les Communes.

Les Communes et les campos étaient comme le jour et la nuit. Les campos, par exemple, jouissaient d’un système d’évacuation des déchets, d’eau potable, de rues bien entretenues, et leurs bâtiments avaient tendance à rester debout, ce qui n’était pas le cas dans les Communes. Les campos disposaient également d’une pléthore d’appareils enluminés qui facilitaient la vie des habitants, alors que se promener dans les Communes avec une babiole enluminée vous valait de vous faire dévaliser et égorger en un instant.

Parce que les campos possédaient autre chose qui manquait cruellement aux Communes.

Chacun avait ses propres lois, que sa propre police faisait respecter au sein de ses frontières galopantes et biscornues. Mais dans la mesure où l’individualité de chaque campo était sacro-sainte, il n’existait ni lois ni police à l’échelle de la ville, ni système judiciaire, ni même prisons. Car l’élite de Tevanne avait décidé que mettre sur pied ce genre de choses aurait laissé penser que le pouvoir de la ville surpassait celui des campos.

Alors, si vous étiez membre d’une maison marchande et habitiez un campo, vous bénéficiiez de ces luxes.

Dans le cas contraire, si vous viviez dans les Communes, vous étiez… là, tout simplement. Et vu les maladies, les famines, la violence et le reste, probablement pas pour très longtemps.

< Par l’enfer >, dit Clef. < Comment peux-tu vivre comme ça ? >

< Comme tout le monde, je suppose >, répondit Sancia en tournant à gauche. < Une journée à la fois. >

Ils arrivèrent enfin à destination. Devant eux, les bidonvilles humides et galopants du Creuset s’arrêtaient brutalement devant un mur lisse et blanc, d’environ trente mètres de haut, propre, parfait, intact.

< C’est un gros truc enluminé, c’est ça ? > demanda Clef.

< Comment tu le sais ? >

< Je le sais, c’est tout. >

Ça la perturba. Elle pouvait déterminer si un objet était enluminé à une distance de deux ou trois pas, en raison du murmure qui envahissait sa tête. Mais Clef en semblait capable à plusieurs mètres.

Elle longea le mur jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait. Une immense porte de bronze ouvragée était enchâssée dans le rempart, frappée en son centre du logotipo d’une maison : le marteau et le ciseau.

< C’est une sacrée porte >, commenta Clef. < Quel est cet endroit ? >

< C’est le mur du campo Candiano. C’est son logotipo, sur la porte. >

< Qu’est-ce que c’est, Candiano ? >

< Une maison marchande. Jadis la plus puissante, mais son fondateur est devenu fou et il paraît qu’il a fallu l’enfermer dans une tour, quelque part. >

< C’est sûrement mauvais pour les affaires, ça. >

< Oui. > Elle approcha de la porte et entendit un léger chantonnement dans sa tête. < Personne ne sait vraiment à quoi sert cette porte. Certains prétendent que les Candiano l’utilisent pour leurs affaires secrètes, par exemple quand ils veulent kidnapper quelqu’un dans les Communes. Selon d’autres, elle sert seulement à faire entrer et sortir des putains. Je ne l’ai jamais vue ouverte. Elle n’est pas gardée, parce qu’on estime que personne ne peut l’ouvrir – puisqu’elle est enluminée, bien sûr. > Ils arrivèrent devant la porte, qui culminait à presque trois mètres. < Tu crois que tu peux, Clef ? >

< Oh, j’adorerais essayer >, dit-il avec un ravissement surprenant.

< Comment comptes-tu t’y prendre ? >

< Je ne sais pas encore. Je vais improviser. Allez ! Même si je n’y parviens pas, qu’est-ce qui peut nous arriver ? >

Sancia connaissait la réponse à cette question : des tas de choses affreuses. Il n’y avait pas plus sûr moyen d’y laisser une main ou la tête que de se mêler des affaires des maisons marchandes. Elle savait que se promener en plein jour dans les Communes avec un objet volé n’était pas du tout son genre, a fortiori s’il s’agissait de l’appareil enluminé le plus perfectionné qu’elle ait jamais vu.

C’était peu professionnel. Risqué. Idiot.

Mais le commentaire nonchalant qu’avait lâché Sark – Tu leur appartenais, tu sais de quoi ils sont capables – résonnait encore dans sa tête, et elle était surprise de la rancœur qu’elle en éprouvait encore, sans trop savoir pourquoi. Elle avait toujours su qu’elle travaillait indirectement pour les maisons marchandes, et jusque-là ça ne l’avait jamais poussée à saboter une tâche.

Mais que son associé le lui ait dit comme ça, en pleine face… ça la rongeait.

< Qu’est-ce que tu attends ? > dit Clef d’un ton suppliant.

Elle approcha de la porte tout en examinant les enluminures qui couraient sur son chambranle. Elle entendit leur léger murmure dans sa tête, comme toujours lorsqu’elle approchait d’un objet altéré…

Puis elle s’agenouilla, glissa Clef dans la serrure et les chuchotements devinrent cris.

 

Des hurlements emplirent son esprit, tous dirigés vers Clef ; des dizaines, sinon des centaines de questions, visant toutes à déterminer ce qu’il était. Beaucoup filaient trop vite pour que Sancia les comprenne, mais elle en saisit certaines :

SERAIS-TU L’ÉPERON ORNÉ DE JOYAUX QUE LA DAME FAÇONNA LE CINQUIÈME JOUR ? > rugit la porte à Clef.

< Non, mais… >

SERAIS-TU L’OUTIL DU MAÎTRE, LA FERREUSE BAGUETTE AUX ENGRAVURES INVERSÉES QUI NE PEUT ACCÉDER QU’UNE FOIS PAR QUINZAINE ? >

< Écoute, je… >

SERAIS-TU LA LUEUR FLAGEOLANTE, FORGÉE POUR FLAIRER LA FAILLE OTTONE ? >

< Bon, attends une minute, mais… >

Et ainsi de suite. L’échange était trop rapide pour que Sancia le suive vraiment – l’idée même qu’elle puisse entendre tout cela la stupéfiait – mais elle en surprenait quand même des bribes, qui évoquaient des questions de sécurité, comme si la porte enluminée attendait une clé bien précise, et devinait peu à peu que Clef ne l’était pas.

SERAIS-TU QUELQUE FERREUX ARMEMENT, FORGÉ POUR LA DESTRUCTION DES SERMENTS QUI M’ONT ÉTÉ IMPOSÉS ? >

< En partie >, répondit Clef.

Une pause.

COMMENT PEUX-TU ÊTRE EN PARTIE UN FERREUX ARMEMENT FORGÉ POUR LA DESTRUCTION DES SERMENTS QUI M’ONT ÉTÉ IMPOSÉS ? >

< Eh bien, c’est un petit peu compliqué. Je vais t’expliquer. >

Les informations allaient et venaient entre Clef et la porte. Sancia en était encore à essayer de reprendre son souffle ; c’était comme avaler un océan d’une seule gorgée. Elle soupçonnait que tant qu’elle touchait Clef, elle entendait tout ce que lui entendait.

Mais elle ne pouvait que penser : C’est donc ça, un appareil enluminé ? Une… une sorte d’esprit ? Qui réfléchit ?

Elle ne s’était pas attendue à une chose pareille. D’accord, elle avait l’habitude d’entendre un léger murmure en présence d’un objet enluminé, mais elle partait quand même du principe qu’il s’agissait, précisément, d’un objet, d’une chose inanimée.

< Explique-moi encore ! > demanda Clef.

LORSQUE LES SIGNAUX SONT DONNÉS >, répondit la porte avec cette fois une note d’incertitude dans la voix, LES VERROUS SE RÉTRACTENT, ET UN PIVOT VERS L’EXTÉRIEUR EST ACCOMPLI. >

< D’accord, mais à quelle vitesse pivotes-tu vers l’extérieur ? >

À QUELLE… VITESSE ? >

< Ouais. Tu pivotes brusquement ? >

EH BIEN… >

De nouveaux messages circulèrent entre Clef et la porte. Sancia commençait à comprendre : après avoir été insérée dans la porte, la clé enluminée envoyait à celle-ci un signal qui lui intimait de rétracter ses verrous et de s’ouvrir vers l’extérieur. Mais Clef réussissait à la plonger dans la confusion, d’une manière ou d’une autre, en lui posant une avalanche de questions sur la direction dans laquelle elle était supposée pivoter, à quelle vitesse, avec quelle force.

< Bon, apparemment, j’ai franchi le deuxième niveau >, dit Clef à la porte.

C’EST VRAI. >

< Et les déclencheurs du chambranle sont encore en place. >

UNE SECONDE… C’EST VÉRIFIÉ. >

< Alors, ce que je veux dire, c’est que… >

Une quantité prodigieuse d’informations se remit à passer entre les deux entités. Sancia n’en comprenait pas une miette.

D’ACCORD. JE CROIS QUE JE VOIS. ES-TU CERTAIN QUE ÇA NE COMPTE PAS COMME UNE OUVERTURE ? >

< Sûr et certain. >

ET TU ES CERTAIN QUE LES DIRECTIVES DE SÉCURITÉ N’ONT PAS ÉTÉ VIOLÉES ? >

< Il ne me semble pas. Qu’en penses-tu ? >

JE… SUPPOSE QUE NON. >

< En tout cas, aucune règle ne l’interdit, si ? >

JE SUPPOSE QUE NON. >

< Alors, essayons, d’accord ? >

JE… D’ACCORD. >

Silence.

Puis la porte commença à frémir, et…

Un craquement sourd, et elle s’ouvrit à la volée. Mais vers l’intérieur, avec une force surprenante – à tel point que, Sancia tenant encore Clef et Clef étant encore dans la serrure, la jeune fille faillit être jetée à terre.

Clef glissa hors de la serrure alors que le panneau de bronze s’écartait… et Sancia vit, au-delà, le campo Candiano.

Elle contempla la rue vide, inquiète, terrifiée, et abasourdie. De l’autre côté du mur, le monde montrait un visage complètement différent : des voies pavées propres, de hauts bâtiments aux façades d’argile de mousse sculptées, des bannières et des oriflammes colorées pendues à des filins tendus au-dessus des allées, et…

De l’eau. Des fontaines crachant de l’eau, de la vraie eau claire et propre. Elle en voyait déjà trois de là où elle se trouvait.

Malgré l’étonnement et la frayeur, elle ne put s’empêcher de songer : Ils utilisent de l’eau – de l’eau propre – comme décoration ? L’eau potable était incroyablement rare dans les Communes et la plupart des gens buvaient à la place du vin de canne léger. En voir gargouiller dans les rues sans aucune raison était incompréhensible.

Sancia retrouva ses esprits. Étudiant la porte, elle aperçut des fissures irrégulières dans le mur. La porte n’était pas déverrouillée : elle avait simplement pivoté si fort que ses pênes de métal avaient traversé la maçonnerie.

« Sainte… sainte merde ! » souffla Sancia.

Elle se retourna et s’enfuit. À toutes jambes.

< Ta-da ! > dit Clef dans sa tête. < Tu vois ? Je t’avais dit que je pouvais y arriver. >

< Putain, qu’est-ce que c’est que cette connerie ? > pensa-t-elle sans ralentir. < Tu as cassé la porte ! Tu as cassé la putain de porte du mur du putain de campo ! >

< Ben, oui. Je t’avais dit que j’arriverais à l’ouvrir. >

< Qu’est-ce que t’as foutu, Clef ? Merde, qu’est-ce que tu as foutu ? >

< Oh, je l’ai convaincue que s’ouvrir vers l’intérieur ne comptait pas vraiment comme une ouverture. Du coup, ça n’a pas déclenché la série habituelle de questions de sécurité sur mon effraction. Ce n’est pas une effraction si la porte ne comprend pas qu’elle s’est ouverte, si ? Et j’ai simplement eu à la convaincre de pivoter vers l’intérieur assez fort pour qu’on n’ait pas à se soucier des verrous, qui étaient les plus protégés. >

Il semblait très détendu, peut-être même ivre. Elle eut l’idée saugrenue que forcer un objet enluminé procurait à Clef une sorte de plaisir sexuel.

Elle franchit un virage à toute allure, puis s’appuya contre le mur pour reprendre son souffle.

< Mais… mais… Je ne pensais pas que tu allais briser la curain de porte ! >

< Curain ? Quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? >

Sancia tenta de lui expliquer rapidement que, sur un bateau, les évents destinés à permettre aux vagues de nettoyer les latrines se bouchaient parfois en raison de l’accumulation de matières fécales, et qu’on appelait ce résidu « curain ». Les marins utilisaient des perches pour les déboucher, une opération qu’ils appelaient « écurage » – et, les marins ayant les idées assez mal tournées, le terme était inévitablement devenu une métaphore pour désigner la pratique sexuelle de…

< D’accord, zut, j’ai compris ! > se plaignit Clef. < Arrête ! >

< Tu arrives à faire ça aux appareils enluminés ? > demanda-t-elle.

< Bien sûr. Les appareils enluminés, comme tu les appelles, sont pleins d’injonctions, des injonctions qui les convainquent de se comporter comme quelque chose qu’ils ne sont pas. C’est comme un débat : les arguments doivent être clairs et logiques pour être persuasifs. On peut toujours discuter avec les injonctions. Les confondre. Les duper. C’est facile ! >

< Mais… comment sais-tu faire ça ? Comment sais-tu faire quoi que ce soit ? Tu n’as entendu parler des enluminures qu’hier. >

< Oh. Ah. C’est vrai. > Il y eut une longue pause. < Je… ne sais pas >, avoua-t-il sur un ton légèrement perturbé.

< Tu ne sais pas. >

< N… non. >

< Est-ce que tu te rappelles autre chose, Clef ? Ou est-ce qu’il n’y a que l’obscurité ? >

Un autre long silence.

On peut changer de sujet, s’il te plaît ? > demanda-t-il doucement.

Sancia prit ça pour un non.

< Et tu peux faire ça à n’importe quel appareil enluminé ? >

< Aaah. Eh bien… Ma spécialité reste les objets qui veulent demeurer fermés. Les accès. Les portes. Les barrières. Les points de connexion. Par exemple, je ne peux rien faire pour la plaque dans ta tête. >

Sancia se figea.

< Quoi ? >

< Euh… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? >

< Comment sais-tu, pour la plaque ? > demanda-t-elle.

< Parce qu’elle est enluminée. Elle me parle. Elle se persuade qu’elle n’est pas ce qu’elle est. Je le sens. Aussi bien que tu entends les autres appareils enluminés. >

< Comment ? >

< Je le… sens, c’est tout. C’est ma fonction. >

< Tu es en train de me dire que… sentir et duper les objets enluminés est ta fonction ? Même si tu ne sais pas ce que tu as fait il y a cinq minutes ? >

< Je… je crois ? > dit Clef, qui semblait de nouveau perplexe. < Je ne… je ne me souviens pas exactement… >

Sancia s’adossa lentement au mur pour digérer tout cela. Autour d’elle, la rue lui paraissait floue et mouvante.

Pour commencer, il semblait à présent très clair que Clef souffrait d’une forme d’amnésie. Diagnostiquer un trouble psychique chez une clé avait quelque chose d’insolite, dans la mesure où elle ne comprenait pas comment ni pourquoi Clef possédait quelque chose qui s’apparente à une âme. Mais si c’était bien le cas, sa longue période d’incarcération dans le noir – des décennies, sinon des siècles – avait peut-être eu raison de son esprit.

Peut-être aussi que Clef était abîmé. Dans tous les cas, il ne semblait pas conscient de son propre potentiel ; et c’était d’autant plus troublant qu’il se montrait déjà incroyablement puissant.

Parce que si très peu de gens comprenaient comment fonctionnait l’enluminure, tout le monde savait que la technique était aussi efficace que fiable. Lorsque les navires des maisons marchandes, enluminés de sorte à fendre les eaux avec une facilité déconcertante et dotés de voiles altérées qui captaient toujours la brise idéale selon l’angle idéal, s’arrêtaient dans votre ville et pointaient leurs énormes armes enluminées vers vous, vous saviez que cet arsenal allait opérer sans la moindre défaillance et vous capituliez aussitôt.

L’alternative – l’idée que ces navires puissent connaître des avaries, ou ne pas fonctionner – était inconcevable.

Mais plus maintenant. Plus pour Sancia, qui serrait Clef dans sa main.

Les enluminures formaient le socle de l’empire tevannien. Elles lui avaient rapporté maintes cités et une armée d’esclaves déportés dans les îles des plantations. Mais à présent, dans l’esprit de Sancia, ces fondations commençaient à frémir, à se fissurer…

Sa peau devint glacée. Si j’étais une maison marchande, pensa-t-elle pour elle-même, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour détruire Clef et m’assurer que personne ne sait qu’il a jamais existé.

< Alors >, demanda joyeusement Clef. < Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? >

Sancia se posait la même question.

< Je dois m’assurer que tout ça implique ce que je crois que ça implique. >

< Et… qu’est-ce que tu crois que ça implique ? >

< Eh bien, je pense que toi, moi et sûrement Sark sommes dans un merdier aussi mortel que pas croyable, Clef. >

< Ah. Oh. Et… euh, comment en aura-t-on confirmation ? >

Elle se frotta la bouche. Puis se releva, passa Clef autour de son cou et se mit en marche.

< Je t’emmène voir des amis. Des amis qui s’y connaissent plus que moi en enluminures. >