Sancia se faufila dans les allées et les venelles, traversa les voies carrossées du Creuset et gagna le quartier des Communes adjacent, Vieillefosse. Le Creuset était désagréable à cause des habitants – le secteur était célèbre pour son taux de criminalité élevé – et Vieillefosse en raison de son environnement : situé près des tanneries de Tevanne, tout le quartier empestait la mort et la putréfaction.
Sancia, cependant, ne prêtait pas attention à ces odeurs. Elle emprunta une allée biscornue, lorgnant entre les clapiers et les masures en planches. L’impasse se terminait sur une petite porte anonyme surmontée de quatre lanternes colorées : trois rouges et une bleue.
Pas ici, pensa-t-elle.
Elle revint dans la rue principale, puis contourna un pâté de maisons pour rejoindre la porte d’une cave. Quatre lanternes la décoraient également, cette fois encore trois rouges et une bleue.
Pas ici non plus. Elle retourna sur l’avenue.
< Tu t’es perdue ? > demanda Clef.
< Non >, répondit Sancia. < Les gens que je veux voir… sont du genre nomade. >
< Un peu comme des gitans ? >
< D’une certaine manière. Ils se déplacent souvent pour éviter les descentes. >
< Les descentes de qui ? >
< Des campos. Des maisons marchandes. >
Elle rejoignit une clôture de fer avachie et observa la cour pavée mal entretenue au-delà. Tout au fond, un long escalier descendait sous le niveau du sol, de nouveau surmonté de quatre lanternes ; trois bleues et une rouge, cette fois.
< Nous y voilà. >
Sancia franchit la clôture d’un bond, traversa la cour puis descendit la cage d’escalier mal éclairée pour déboucher sur une porte en bois, à laquelle elle frappa trois fois.
Un judas s’ouvrit. Une paire d’yeux plissés par la méfiance l’examina. Puis, la reconnaissant, ils s’ourlèrent de rides joyeuses.
« Déjà de retour ? lança une voix féminine.
– J’ai pas le choix », répondit Sancia.
La porte s’ouvrit et Sancia entra. Aussitôt, le murmure de centaines d’objets enluminés envahit ses oreilles.
< Ah >, fit Clef. < Les maisons marchandes n’apprécient pas que tes amis aient tous ces jouets ? >
< Exactement. >
Dans la longue cave, au plafond bas, l’essentiel de l’étrange clarté provenait d’une dizaine de lampes en verre enluminées négligemment disposées sur le sol dallé de pierre. Dans les coins s’entassaient des livres et des piles de parchemins couverts d’instructions et de schémas. Entre les lampes, des chariots pleins de ce qui ressemblait à des déchets : des lingots de métal, des boucles de cuir, des longueurs de bois, etc.
Il régnait aussi une chaleur infernale en raison de deux grosses vasques enluminées, disposées au fond de la pièce, dans lesquelles fondaient du bronze, du cuivre et d’autres métaux. Quelqu’un avait installé un système d’évacuation de l’air chaud – astucieusement mû, remarqua Sancia, par des roues de carrioles volées qui tournaient inlassablement sur place pour actionner des éventails. Une demi-douzaine de personnes assises autour des chaudrons de métal en fusion remuaient leur contenu avec de longs outils semblables à des stylets, qu’elles utilisaient ensuite pour peindre des symboles sur… eh bien, toutes sortes de choses. De petites boules de bronze. Des planches de bois. Des chaussures. Des cols de chemises. Des roues de chariots. Des marteaux. Des couteaux. Tout et n’importe quoi.
La porte se referma derrière Sancia, révélant une femme grande et maigre, à la peau sombre, affublée d’une paire de verres grossissants.
« Si tu veux du sur-mesure, San, il va falloir attendre un peu, dit-elle. On a une commande urgente.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Sancia.
– Les Candiano ont changé leurs sachets. Ils refont tout. Du coup, nos clients sont désespérés.
– Ça arrive qu’ils ne le soient pas ? »
Claudia sourit, mais elle arborait en permanence un léger sourire. Ça ne laissait pas d’étonner Sancia, parce que selon elle, Claudia n’avait aucune raison de se réjouir : enluminer dans ces conditions – à l’étroit, au chaud, dans le noir – était non seulement désagréable, mais aussi incroyablement dangereux. Pour preuve, de petites cloques de brûlures brillantes constellaient les doigts et les avant-bras de Claudia.
Mais les Ferrailleurs n’avaient pas le choix. Exercer leur travail au grand jour ne pouvait qu’inviter la violence, sinon la mort.
L’enluminure était une pratique difficile. Peindre des dizaines, des centaines de sigillums, composer soigneusement des injonctions et des suites logiques qui allaient remodeler la réalité de l’objet, requéraient non seulement des années d’études mais aussi de la perspicacité et de la créativité. Nombre d’enlumineurs ne parvenaient pas à trouver un emploi dans le campo d’une maison marchande, et beaucoup des autres s’en lassaient. De plus, de récents changements culturels parmi l’élite impliquaient que les femmes avaient désormais beaucoup de mal à dénicher un poste dans les campos. La plupart des aspirants qui n’atteignaient pas leurs buts finissaient dans l’un ou l’autre des états vassaux de Tevanne, condamnés à exécuter des tâches ennuyeuses et sans gloire dans l’arrière-pays.
Mais pas tous. Certains s’installaient dans les Communes tevanniennes et se mettaient à leur compte, imitant, ajustant et volant les gabarits des quatre maisons marchandes principales.
Ce n’était pas facile, mais ils ne manquaient pas de complices. Parfois des officiels corrompus des campos à même de leur fournir les gabarits et les cordes appropriés. Parfois des voleurs tels que Sancia, prêts à dérober auprès d’une maison marchande les instructions permettant de créer un sceau parfait. Peu à peu, les connaissances se répandaient ; un petit groupe nébuleux de dilettantes, d’ex-employés des campos et d’enlumineurs frustrés avait fini par constituer une véritable bibliothèque d’informations dans les Communes. Après quoi, le commerce avait fleuri.
Ainsi s’étaient lancés les Ferrailleurs.
Si vous aviez besoin de réparer une serrure, de renforcer une porte ou d’altérer une lampe, ou si vous aviez simplement soif d’eau potable et de lumière, les Ferrailleurs pouvaient vous offrir les appareils adéquats – pour un prix adéquat, naturellement. Et ce prix s’avérait généralement plutôt élevé. Mais c’était la seule manière, pour les gens des Communes, d’accéder à un confort et à des biens généralement réservés aux campos – encore que la qualité n’était pas toujours au rendez-vous.
Cela n’avait rien d’illégal ; forcément, puisque aucune loi ne s’appliquait aux Communes. Mais il n’était pas non plus illégal qu’une maison marchande organise une descente, défonce votre porte, détruise toutes vos créations et vous casse quelques doigts et parfois bien plus dans la foulée.
Alors, il ne fallait pas faire de vagues. Garder profil bas. Et se déplacer souvent.
< Pas mal >, commenta Clef tandis qu’ils parcouraient le capharnaüm. < Certains de ces trucs ne valent rien, mais d’autres sont plutôt ingénieux. Comme ces roues de carrioles. Ils leur ont trouvé toutes sortes d’usages. >
< Les fonderies le faisaient avant eux >, répondit Sancia. < Apparemment, c’est avec des roues qu’ont été réalisées les premières expériences sur la gravité, afin que leurs machines puissent se déplacer et travailler avec plus de facilité. >
< Astucieux. >
< En quelque sorte. Il paraît que ce n’était pas parfait, au début, et certains enlumineurs ont accidentellement quintuplé leur propre gravité, ou quelque chose comme ça. >
< C’est-à-dire ? >
< C’est-à-dire qu’ils se sont tassés sur eux-mêmes au point de ressembler à une sorte de masse de chair pas plus haute qu’une poêle à frire. >
< Bon, d’accord, ce n’est peut-être pas si astucieux que ça. >
Claudia emmena Sancia au fond de la pièce, où Giovanni, un Ferrailleur vétéran assis à un petit bureau, peignait soigneusement des sceaux sur un bouton de bois. Il leva très brièvement les yeux de son ouvrage.
« Bonsoir, San », lui lança-t-il en la gratifiant d’un sourire sous sa barbe grisonnante. Avant de quitter la maison Morsini, il était un enlumineur célébré, et les autres Ferrailleurs avaient tendance à s’en remettre à lui. « Le matériel te convenait ? Tu m’as l’air en un seul morceau.
– En quelque sorte.
– Comment ça ? »
Sancia fit le tour et, arborant un air exagérément poli, déplaça de côté son bureau. Puis elle s’assit en face de lui et lui lança un grand sourire tandis que ses yeux couleur de boue adoptaient un pli désagréable.
« Le matériel a fonctionné en quelque sorte. Jusqu’au moment où ta saloperie d’appareil à voile est presque tombé en morceaux et m’a lâchée sur le front de mer.
– Il a quoi ?
– Ouais. Si n’importe qui d’autre me l’avait fourni, Gio, je l’aurais ouvert du nombril à l’aine. »
Giovanni cligna des yeux, puis sourit encore.
« Je te fais une ristourne pour le prochain, d’accord ? Vingt pour cent ?
– Cinquante.
– Vingt-cinq ?
– Cinquante.
– Trente ?
– Cinquante.
– D’accord, d’accord ! Disons cinquante…
– Bien. La prochaine fois, utilise un matériau plus solide pour le parachute. Et concernant la poudre-éclair, tu y es allé un peu fort. »
Giovanni haussa les sourcils.
« Oh. Oh ! Alors c’est ça qui a causé l’incendie du front de mer ?!
– Il y avait trop de magnésium dans ta poudre, glissa Claudia en faisant claquer ses lèvres. Je te l’avais dit, Gio.
– C’est bien noté, répondit ce dernier. Et… je te présente mes excuses, chère Sancia. Je corrigerai les formules pour les prochains appareils. »
Il remit son bureau en place et retourna à son bouton de bois.
Sancia le regarda faire.
« Alors, qu’est-ce qui se passe ? Vos clients ont un besoin urgent de nouveaux sachets ?
– Oui, répondit Claudia. Apparemment, le campo Candiano est… particulièrement animé.
– Animé.
– Oui. Il y règne… comment dire ? Un fort désir d’arrangements discrets.
– Aaaah, comprit Sancia. Des belles de nuit, donc.
– Et des beaux, ajouta Giovanni.
– Oui, aussi », fit Claudia.
Sancia comprenait bien la problématique. Les murs des maisons marchandes étaient enluminés de sorte à ne laisser passer que les gens possédant les marqueurs d’identification appropriés – les sachets –, des boutons de bois enluminés pour faire office de laissez-passer. Si vous empruntiez la mauvaise porte avec le mauvais sachet – ou sans sachet – vous étiez aussitôt alpagué, voire tué, par les gardes. Derrière les murs intérieurs des campos, là où vivaient les gens les plus riches et les mieux protégés, vous risquiez même d’exploser spontanément, d’après les rumeurs.
Ayant régulièrement besoin d’accéder en toute illégalité aux campos, Sancia se procurait de faux sachets auprès des Ferrailleurs. Mais leurs meilleurs clients restaient à n’en pas douter les prostituées, qui souhaitaient simplement se rendre là où était l’argent – même si les Ferrailleurs ne pouvaient que les aider à franchir le premier ou le deuxième mur tout au plus. Voler ou contrefaire des accréditations plus élevées s’avérait bien plus difficile.
« Pourquoi les Candiano ont-ils changé de sachets ? demanda-t-elle. Ils ont peur de quelque chose ?
– Aucune idée, répondit Claudia. D’après les on-dit, ce vieux cinglé de Tribuno Candiano va enfin remonter la couverture éternelle et entamer son dernier sommeil. »
Giovanni fit claquer sa langue.
« Le Conquérant en personne conquis par la vieillesse. Quelle tragédie.
– Peut-être que c’est ça, reprit Claudia. Les morts en haut lieu causent toujours des remous dans les campos. Si c’est bien le cas, avec tous ces bouleversements il y a sûrement des tas de proies faciles chez Candiano… Si tu cherches un petit boulot, on est prêts à payer.
– Pas les prix du marché, précisa Giovanni, mais on paiera.
– Pas cette fois, rétorqua Sancia. J’ai des affaires urgentes. J’aimerais vous montrer quelque chose.
– Comme je te disais, fit Claudia, on est un peu pressés.
– Je ne vous demande pas de copier une enluminure, se défendit Sancia. Je ne sais même pas si vous en seriez capables. J’ai seulement besoin… d’un conseil. »
Claudia et Giovanni échangèrent un regard.
« Comment ça, on ne serait pas capables de copier une enluminure ? grogna la première.
– Et depuis quand as-tu besoin de conseils ? » ajouta Giovanni.
< Ah >, glissa Clef dans l’oreille de Sancia. < C’est là que je fais ma grande entrée ? >
« Joli », commenta Claudia. Elle examinait Clef au-dessus des lampes enluminées, ses yeux clairs élargis par ses verres grossissants. « Mais aussi… très étrange. »
Giovanni regarda l’objet par-dessus son épaule.
« Je n’ai jamais vu un truc pareil. De toute ma vie. »
Claudia coula un regard de côté à Sancia.
« Et tu dis que… ça te parle ?
– Ouais, répondit Sancia.
– Et ce n’est pas à cause de… » Elle se tapota le côté du crâne.
« Je crois que c’est grâce à ça que je l’entends – quand je le touche, en tout cas. »
Hormis Sark, seuls Claudia et Giovanni savaient que Sancia était une humaine enluminée. Forcément, puisque c’étaient eux qui l’avaient mise en contact avec les physiqueres du marché noir. Mais elle leur faisait confiance. Essentiellement parce que les Ferrailleurs étaient aussi haïs et traqués par les maisons marchandes qu’elle-même le serait si sa nature était divulguée. Si les Ferrailleurs la dénonçaient, elle pouvait leur rendre la pareille.
« Qu’est-ce que ça te dit ? demanda Giovanni.
– Il me demande surtout ce que signifient nos jurons. Tu as déjà entendu un truc pareil ?
– J’ai déjà vu des clés enluminées, dit Claudia. J’ai même expérimenté avec, personnellement. Mais ces gravures, ces sceaux… Ils ne me sont aucunement familiers. » Elle leva les yeux vers Giovanni. « Tamis ? »
L’homme acquiesça :
« Tamis.
– Pardon ? » fit Sancia.
Giovanni déroula ce qui ressemblait à un gros morceau de cuir. Des boutons d’airain étaient cousus dans ses coins, frappés de sceaux fins et complexes. Il prit Clef comme il aurait recueilli un oisillon agonisant et le posa délicatement au centre du carré de peau.
« Quoi qu’il soit… ça ne va pas lui faire de mal, hein ? » s’enquit Sancia.
Giovanni la lorgna en cillant à travers ses lunettes.
« Du mal ? Tu m’as l’air très attachée à cet objet, San.
– Cet objet vaut une harpée de pognon, dit-elle, se sentant subitement très protectrice envers Clef.
– C’est un boulot que t’a confié Sark ? » demanda Giovanni.
Sancia ne répondit pas.
« Ah, la stoïque petite San », soupira-t-il. Il commença à replier lentement le cuir autour de Clef. « Notre sévère et minuscule spectre de la nuit. Un jour, j’arriverai à t’arracher un sourire.
– Qu’est-ce que c’est, ce truc ? demanda Sancia.
– Un tamis à enluminures, répondit Claudia. Quand on y place un objet, il identifie certains des sceaux principaux – mais pas tous, en général – employés pour remodeler sa nature.
– Pourquoi pas tous ? »
Giovanni s’esclaffa tout en posant une épaisse plaque de fer sur le cuir replié.
« Un jour, San, je t’apprendrai un ou deux trucs sur les différents niveaux de l’enluminure. Ce n’est pas un langage unifié ; tu ne peux pas traduire individuellement chaque sigillum. Plutôt, chaque sceau est sa propre injonction – qui fait appel à toute une corde d’autres sceaux nichés dans le lexique le plus pr…
– J’ai pas demandé un cours de rattrapage », protesta Sancia.
Giovanni s’interrompit, vexé.
« On aurait pu croire, Sancia, que tu aurais porté plus d’intérêt aux langages qui alimentent en énergie tout ce qui t’ent…
– On pourrait aussi croire que je ne veux pas me coucher trop tard. »
Grommelant, Giovanni piocha une pincée de copeaux de fer dans un petit bol et les éparpilla sur la plaque de fer.
« Bien, voyons à quoi on a affaire… »
Ils attendirent sans bouger, regardèrent.
Et regardèrent encore. Il ne se passait rien de visible.
« Tu as fait ce qu’il faut ? demanda Sancia.
– Bien sûr que j’ai fait ce qu’il faut, merde ! se défendit Giovanni.
– Alors, qu’est-ce qu’on est censés voir ?
– Les copeaux devraient se disposer selon la forme des principales injonctions imposées à l’objet, expliqua Claudia. Et si l’on se fie à ce qu’on voit, ça veut dire qu’il n’y en a pas.
– Et à moins que je ne me trompe, ajouta Giovanni, c’est impossible… »
Giovanni et Claudia inspectèrent la plaque encore un moment puis se regardèrent, éberlués.
« Bien. Hum. D’accord », fit Claudia. Elle s’éclaircit la gorge et s’accroupit pour essuyer la plaque de métal. « Bon… on dirait que, d’une manière ou d’une autre, Clef ne recèle ni sceau ni injonction que nos méthodes puissent identifier. Genre, pas le moindre.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Sancia.
– Ça veut dire qu’on ne sait pas du tout ce qu’est ce truc – ou cet être, comme tu veux, répondit Giovanni. Ses sceaux parlent un langage qu’on ne comprend pas, si tu préfères.
– Est-ce que ça pourrait intéresser une maison marchande ? demanda Sancia.
– Oh, sapristi, oui, dit Claudia. S’il existe un tout nouveau langage d’enluminure, et qu’elle met la main dessus, elle… elle… »
La Ferrailleuse ne finit pas sa phrase et regarda Giovanni, visiblement troublée.
« Quoi ? insista Sancia.
– Je pensais à la même chose, souffla Giovanni.
– Hein ? À quoi est-ce que tu pensais ? »
Les deux autres se regardaient sans parler, jetant de temps à autre un coup d’œil à Sancia.
« À quoi est-ce que tu pensais ? » répéta-t-elle.
Claudia balaya l’atelier d’un regard nerveux.
« Allons en discuter… dans un endroit discret. »
Tout en glissant Clef sous sa veste, Sancia suivit Claudia et Giovanni dans le bureau du fond. La pièce était pleine de livres regorgeant de cordes de sceaux et d’injonctions, des liasses et des liasses de papier couvertes de symboles qui pour Sancia restaient un mystère.
Elle nota que Claudia fermait soigneusement la porte derrière eux et la verrouillait.
< Ça… s’annonce mal >, dit Clef.
< Pas qu’un peu. >
Giovanni sortit une bouteille de vin de canne âcre et capiteux, en servit trois verres et en prit deux.
« Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il en en tendant un à Sancia.
– Non.
– Sûre ?
– Oui, répondit-elle sèchement.
– Tu ne sais pas t’amuser, San. Tu l’as pourtant mérité. Surtout maintenant.
– L’amusement est un luxe. Ce que je mérite, c’est de savoir quelle est la taille du baquet de merde dans lequel je viens de plonger.
– Tu vis à Tevanne depuis combien de temps ? demanda Giovanni.
– Un peu plus de trois ans. Pourquoi ?
– Mmh. Eh bien… » Giovanni descendit un verre, puis un deuxième. « Il te faut quelques explications, dans ce cas. »
Claudia s’assit derrière une pile de grimoires.
« As-tu déjà entendu parler des Occidentaux, Sancia ? demanda-t-elle à voix basse.
– Ouais. Les géants des contes de fées. C’est eux qui ont construit les bâtiments dont on trouve des ruines dans toute la Durazzo, dans les pays daulos. Les aqueducs, tout ça. C’est bien ça ?
– Mmh. En quelque sorte, fit Giovanni. Pour parler simplement, ce sont les gens qui ont inventé l’enluminure, il y a très, très, très longtemps. Mais personne n’est sûr qu’il s’agissait vraiment de gens. Certains disent qu’ils étaient des anges, ou du moins ce qui s’en approche le plus. On les appelait aussi “hiérophantes”, et dans la plupart des vieilles histoires, ils apparaissent comme des prêtres, des moines ou des prophètes. Le premier d’entre eux – le plus important – était Crasedes le Grand. Mais les Occidentaux n’étaient pas des géants. Ils utilisaient simplement leurs enluminures pour accomplir des choses gigantesques.
– Comme quoi ? demanda Sancia.
– Comme déplacer des montagnes, répondit Claudia. Creuser des océans. Annihiler des cités entières et bâtir un empire immense.
– Vraiment ?
– Oui, dit Giovanni. Un empire qui ferait passer celui des maisons marchandes pour un tas de purin négligeable.
– Mais c’était il y a longtemps, glissa Claudia. Mille ans ou peu s’en faut.
– Et qu’est-ce qui est arrivé à leur empire ? demanda Sancia.
– Tout s’est effondré. Personne ne sait comment ni pourquoi. Mais la chute a été dure. Il n’en reste presque rien. Personne ne sait même quel était son vrai nom. On l’appelle simplement l’Empire occidental parce qu’il se trouvait à l’ouest. Parce qu’il couvrait tout l’ouest. Les hiérophantes possédaient tout.
– On raconte que Tevanne n’était qu’un port primitif de l’arrière-pays impérial, il y a des éternités », dit Giovanni en se versant un nouveau verre.
Claudia le regarda faire en fronçant les sourcils.
« Tu as encore du travail pour ce soir, Gio. »
Celui-ci renifla.
« Ça rend mes mains plus sûres.
– Ce n’est pas ce qu’ont dit les Morsini quand ils t’ont foutu dehors.
– Ils ont mésestimé la nature de mon génie », dit-il distraitement. Il descendit son vin de canne et Claudia leva les yeux au ciel. « Bref. Apparemment, Tevanne était assez éloignée pour échapper aux dégâts lorsque l’empire s’est effondré et que tous les hiérophantes sont morts.
– Et elle a réussi à perdurer, précisa Claudia. Jusqu’à il y a environ quatre-vingts ans, quand des Tevanniens ont trouvé une cachette d’archives occidentales dans les falaises, à l’est d’ici, détaillant en termes vagues l’art de l’enluminure.
– Ainsi, conclut Giovanni en lançant un salut théâtral, est née la Tevanne que nous connaissons aujourd’hui ! »
Sancia resta coite le temps de digérer l’information.
« Attendez… quoi ? dit-elle. Vraiment ? Vous me dites que tout ce que font les maisons marchandes aujourd’hui est fondé sur les notes laissées par une vieille civilisation disparue ?
– Des notes incomplètes, en plus, dit Giovanni. Ahurissant, non ?
– Et même plus que ça, renchérit Claudia, parce que si les maisons marchandes actuelles peuvent faire des tas de choses grâce aux enluminures, elles n’arrivent pas à la cheville de ce que les hiérophantes étaient capables d’accomplir. Par exemple, voler ou faire léviter des objets.
– Ou marcher sur l’eau, ajouta Giovanni.
– Ouvrir une porte dans le ciel.
– Crasedes le Grand pointait sa baguette magique… » Giovanni mima le geste. « … et pouf ! La mer s’écartait devant lui !
– On raconte même que Crasedes gardait un génie dans un panier accroché à sa taille. Il ouvrait pour le laisser sortir, et le génie lui construisait un château, ou abattait des murailles, ou… Tu vois l’idée. »
Sancia se rappela subitement le passage de la note qu’elle avait trouvée dans la boîte de Clef : Si Crasedes était en possession de quelque entité invisible, peut-être était-elle simplement un prototype brut de son ultime, de sa plus illustre création…
« Personne ne sait comment les hiérophantes accomplissaient ce qu’ils accomplissaient, dit Claudia. Mais les maisons marchandes essayent désespérément de le découvrir et de les imiter, avec la plus grande conviction, si tu vois ce que je veux dire.
– Histoire de laisser de côté la manufacture de toilettes enluminées pour créer des outils et des appareils capables, disons, d’abattre les montagnes ou de vider les mers, précisa Giovanni. Peut-être.
– Personne ne s’en est même jamais approché. Jusqu’à récemment.
– Qu’est-ce qui s’est passé récemment ? demanda Sancia.
– Il y a environ un an, dit Giovanni, une bande de pirates est tombée sur un minuscule îlot dans la partie ouest de la Durazzo. Un îlot couvert de ruines occidentales.
– La ville proche de Vialto est devenue un vrai repaire de chasseurs de trésors.
– Des agents des maisons marchandes, ou des quidams espérant devenir une maison marchande.
– Parce que si quelqu’un trouve d’autres archives, d’autres notes…
– Ou, encore mieux, un authentique outil occidental fonctionnel…
– Eh bien, conclut doucement Claudia, il pourra changer le futur de l’enluminure pour toujours. Il rendra les maisons marchandes obsolètes.
– Il rendra toute notre foutue civilisation obsolète », précisa Giovanni.
Sancia se sentait nauséeuse. Elle se rappela subitement ce que lui avait dit Clef : Il n’y a rien, avant le noir. Il n’y a que le noir. J’ai toujours été dans le noir, aussi… aussi loin que je me souvienne.
Le genre d’obscurité qui règne souvent sous de très vieilles ruines.
« Et, dit-elle lentement, vous pensez que Clef…
– Je… je pense que Clef n’utilise aucun langage connu des maisons, répondit Claudia. Et si ce que tu dis est vrai, il est capable de choses plutôt étonnantes. Et je pense que si tu l’as escamoté sur le front de mer… l’endroit où, bien sûr, se retrouverait tout ce qui vient de Vialto… »
Elle ne termina pas sa phrase.
« Alors, tu te promènerais avec une clé qui vaut un million de duvots autour du cou, dit Giovanni. C’est pas trop lourd ? »
Sancia resta très immobile.
< Clef >, demanda-t-elle. < Est-ce que tout ça est… vrai ? >
Mais Clef ne répondit pas.
Ils ne parlèrent pas pendant un moment. Puis quelqu’un frappa à la porte, un autre Ferrailleur qui avait besoin de l’aide de Giovanni. Ce dernier s’excusa et sortit, laissant Sancia et Claudia seules dans le bureau.
« Tu as l’air de le prendre… plutôt bien », dit Claudia.
Sancia ne répondit pas. Elle avait à peine bougé.
« La plupart des gens feraient… une crise de nerfs totale s’ils apprenaient que…
– Je n’ai pas le temps de faire une crise de nerfs », articula Sancia d’un ton froid. Elle détourna les yeux en se frottant le côté de la tête. « Merde. Je voulais juste toucher ma part, et puis…
– Te faire arranger ?
– Ouais. Mais ça risque plus d’arriver, maintenant. »
Claudia tâta distraitement l’une des cicatrices de son avant-bras.
« Dois-je te dire que tu n’aurais pas dû accepter ce travail ? »
Sancia la foudroya du regard.
« Pas maintenant, Claudia.
– Je t’avais prévenue. Je t’avais dit que si tu travaillais pour les maisons marchandes, elles finiraient toujours par t’écurer.
– Assez.
– Mais tu as continué… »
Sancia s’enfonça dans le mutisme.
« Comment ça se fait que tu ne les détestes pas plus que ça ? demanda Claudia, exaspérée. Après ce qu’elles t’ont fait ? »
Une fragile lueur furieuse vacillait dans ses yeux. Malgré son immense talent, toutes les perspectives d’avenir de Claudia s’étaient évanouies après que les académies des maisons marchandes avaient fermé leurs portes aux femmes. Elle avait dû rejoindre les Ferrailleurs et passait désormais ses journées à besogner dans des caves humides et des greniers abandonnés. Malgré sa façade joyeuse, elle n’avait jamais pardonné aux maisons marchandes.
« La rancune est un luxe que je ne peux pas m’offrir », dit enfin Sancia.
Claudia se tassa dans sa chaise et pouffa.
« Parfois, j’admire la manière impersonnelle dont tu sais rester pratique, Sancia. Et aussitôt, je me rappelle que ce n’est pas très joli à voir. »
Sancia ne pipa mot.
« Est-ce que Sark est au courant ? » demanda Claudia.
Sancia secoua la tête.
« Je ne pense pas.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Je raconterai tout à Sark quand je lui ferai mon rapport, dans deux jours. Puis on quittera la ville. On prendra le premier bateau et on partira loin, très loin d’ici.
– Vraiment ? »
Sancia opina.
« Je ne vois pas d’autre solution. Pas si Clef est vraiment ce que tu dis.
– Et tu l’emportes ?
– Pas question de l’abandonner, non. Je ne serai pas la connasse qui a laissé les maisons marchandes accéder à des pouvoirs divins par pure curain de négligence.
– Tu ne peux pas retrouver Sark plus tôt ?
– Je connais l’emplacement de l’un de ses appartements, mais il est encore plus parano que moi. Ça arrive, quand on s’est fait un peu trop torturer. Il disparaît après chaque boulot que je fais pour lui. Même moi, je ne sais pas où il va.
– Eh bien, je ne dis pas ça pour te compliquer encore plus la vie, mais quitter Tevanne risque de ne pas être aussi facile que tu le crois. »
Sancia haussa un sourcil.
« Il y a tout ce bazar avec Clef, dit Claudia. C’est déjà quelque chose. Mais il y a aussi le fait que tu as incendié le front de mer, Sancia. Ou du moins une grosse partie. Je suis sûre que des gens très puissants te recherchent en ce moment même. Et s’ils découvrent qui tu es… aucun capitaine de navire ne te prendra à bord. Pas pour tout le vin de canne et toutes les roses de la terre. »