7

Le capitaine Gregor Dandolo, du Guet maritime de Tevanne, marchait tête haute parmi la foule du Creuset. Il n’aurait pu marcher autrement ; sa posture était en toute circonstance absolument impeccable, le dos droit, les épaules en arrière. Entre cela, sa haute taille et son écharpe du Guet, tout le monde dans les Communes avait tendance à s’écarter de son chemin. Personne ne savait ce qu’il faisait là, mais personne n’avait envie de le découvrir.

Gregor n’aurait pas dû se sentir aussi désinvolte. Après tout, sa disgrâce était totale : près de la moitié du front de mer avait brûlé sous sa garde, et il allait devoir faire face à une suspension de ses fonctions au sein du Guet, sinon à un renvoi pur et simple.

Et pourtant, la situation lui convenait très bien : des torts avaient été causés, et il avait l’intention de le réparer. Aussi rapidement et efficacement que possible.

La porte vermoulue d’un bar à vin s’ouvrit devant lui, sur sa droite, et une femme éméchée au maquillage dégoulinant vint tituber devant lui sur la chaussée grinçante.

Il s’arrêta, s’inclina et tendit le bras.

« Après vous, madame. »

L’ivrogne le dévisagea comme s’il avait perdu la tête.

« Après quoi ?

– Ah. Vous, madame ; après vous.

– Oh. Je vois. »

Elle cligna des yeux, interloquée, mais ne bougea pas. Gregor, comprenant qu’elle n’avait aucune idée du sens de l’expression, poussa un léger soupir.

« Je vous laisse passer, expliqua-t-il d’un ton bienveillant.

– Oh ! Ah ben mince. Merci.

– Je vous en prie, madame. »

Il s’inclina derechef. Elle se mit à marcher devant lui. Gregor alla la rejoindre ; les planches de la chaussée se plièrent légèrement sous son poids, ce qui fit chanceler un peu plus l’ivrogne.

« Pardonnez-moi, dit-il, mais j’aimerais vous poser une question. »

Elle le regarda des pieds à la tête.

« Je suis pas en service, répondit-elle. Pas tant que j’aurai pas trouvé un coin tranquille pour dégueuler un coup et me repoudrer le nez.

– J’entends bien, mais je ne parle pas de ça. Je voulais vous demander : est-ce que la taverna La Perche et l’Hirondelle se trouve dans les parages ? »

Elle le regarda, bouche bée.

« La Perche et l’Hirondelle ?

– Absolument, madame.

– Vous voulez vraiment y aller ?

– Oui, madame.

– Bah, c’est par là-bas, alors. »

Elle pointa du doigt une allée crasseuse. Il s’inclina encore.

« Parfait. Merci beaucoup, et bonne soirée.

– Attendez un peu, s’écria-t-elle. Un beau gaillard comme vous devrait pas aller là-bas ! C’t’un foutu nid de vipères ! Les gars d’Antonin vous mâcheront et vous recracheront après un simple coup d’œil !

– Merci ! » chantonna Gregor en s’éloignant dans la brume vespérale.

Le fiasco du front de mer datait d’il y a trois jours. Trois jours depuis que tous les efforts qu’avait consentis Gregor pour mettre sur pied une force de police civile honnête, fonctionnelle et efficace – la première du genre à Tevanne – étaient littéralement partis en fumée. Au cours de ces quelques jours, il y avait eu des tas de doigts pointés et d’accusations, mais seul Gregor avait songé à réellement mener l’enquête.

Il avait découvert que son intuition première, dès la nuit des événements, était correcte : un malfaiteur s’en était bel et bien pris aux coffres du Guet, car un objet avait été volé. Spécifiquement, une petite boîte sans fioriture avait disparu du coffre 23D. Comment le voleur avait réussi son coup, Gregor ne pouvait l’imaginer : tous les coffres étaient dotés d’une Airain Miranda à goupilles, dont Gregor modifiait personnellement et régulièrement la combinaison. Seul un maître cambrioleur avait pu en triompher.

Mais un vol et un incendie le même soir ? Ce n’était pas une coïncidence. Quiconque avait commis l’un était coupable de l’autre.

Gregor avait consulté les registres du Guet à propos de cette boîte, dans l’espoir que son propriétaire ait une idée de l’identité du voleur. Une impasse. Le propriétaire était simplement enregistré sous le nom de « Berenice », rien de plus, sans la moindre information de contact. Il n’avait trouvé aucun renseignement supplémentaire sur cette Berenice. Mais il connaissait bien la pègre de Tevanne. S’il ne pouvait rien apprendre sur la propriétaire de la boîte, il allait suivre la piste des voleurs potentiels. Et il allait commencer ce soir, à l’extrémité sud du Creuset.

Il s’arrêta devant l’une des avenues et loucha à travers la brume que les lanternes teintaient de multiples couleurs. Puis il aperçut sa destination.

Le panonceau pendu au-dessus de la porte annonçait LA PERCHE ET L’HIRONDELLE. L’indication restait cependant superflue car les colosses balafrés et menaçants qui traînaient devant l’établissement prouvaient qu’il était au bon endroit.

La Perche et l’Hirondelle était la base d’opération de l’un des seigneurs du crime les plus puissants du Creuset, sinon de toutes les Communes : Antonin di Nove. Gregor le savait bien puisque sa réforme du Guet avait directement affecté les revenus d’Antonin, lequel s’était fâché au point de lui envoyer un tueur à gages. Gregor le lui avait renvoyé aussi vite, avec quelques doigts brisés et la mâchoire en miettes.

Il ne doutait pas qu’Antonin lui en voulait encore. C’est pourquoi Gregor s’était muni de cinq cents duvots tirés de ses économies personnelles, et de Cingle, sa masse d’armes enluminée. Avec un peu de chance, les duvots persuaderaient Antonin de révéler qui avait pu s’en prendre au front de mer. Et, avec un peu de chance aussi, Cingle garderait Gregor en vie assez longtemps pour qu’il ait l’occasion d’interroger le malfrat.

Il s’approcha des quatre gorilles.

« Bonsoir, messieurs ! lança-t-il. J’aimerais voir M. di Nove, je vous prie. »

Les nervis échangèrent des regards, surpris par la politesse de Gregor. Puis l’un d’eux – à qui il manquait un nombre conséquent de dents – répondit :

« Pas avec ça. »

Il désigna du menton Cingle, qui pendait à la ceinture de Gregor.

« Certainement », dit ce dernier.

Il détacha Cingle et la tendit. L’un des gorilles la prit et la jeta dans une caisse, où elle rejoignit un nombre proprement ahurissant de couteaux, de rapières, d’épées et autres armes plus sinistres.

« Puis-je entrer, à présent ? demanda Gregor.

– Cinquante duvots, répondit le colosse édenté.

– Je vous demande pardon… Cinquante ?

– Cinquante, c’est quand on connaît pas ta tronche. Et je connais pas ta tronche, monsieur.

– Je vois. Soit. »

Gregor détailla furtivement leurs armes. Des lances, des couteaux, et l’un d’eux portait même une espringale – une sorte de lourde arbalète mécanique qu’il fallait remonter à l’aide d’une clé – dont le mécanisme n’était pas correctement amorcé.

Il le nota mentalement. Gregor enregistrait toujours ce genre de détails.

Il plongea la main dans sa sacoche, en sortit une poignée de duvots et les donna.

« Et maintenant, puis-je entrer ? »

Les gardes échangèrent un autre regard.

« Pourquoi tu veux voir Antonin ? demanda l’édenté.

– Pour une affaire urgente et privée », répondit Gregor.

L’homme lui sourit.

« Oh, un grand professionnel. On voit pas beaucoup de types du genre professionnel dans le coin, hein, les gars ? Sauf quand ils viennent écurer les mignons, hein ? »

Les autres s’esclaffèrent.

Gregor patienta calmement sans quitter l’homme des yeux.

« D’accord, finit par dire ce dernier en ouvrant la porte. Il est à la table du fond. Mais marche lentement. »

Gregor eut un sourire sec.

« Merci », dit-il avant d’entrer.

La taverna se trouvait au sommet d’une courte volée de marches qu’il grimpa rapidement. Au fur et à mesure, l’air s’appesantit de fumée, de bruits et d’une âcre puanteur. En haut des marches pendait un rideau bleu, qu’il écarta pour entrer dans la salle. Il jeta un regard autour de lui.

« Mmh », fit-il.

Ancien soldat de métier, Gregor avait vu son lot de tavernas aussi pouilleuses que celle-ci. Des chandelles de suif malodorant brûlaient sur toutes les tables. Le sol se résumait à un arrangement vague de planches de bois, si bien que lorsqu’un client renversait quelque chose – vin de canne, alcool de grain ou toutes sortes de fluides corporels – le liquide tombait directement dans la boue, en dessous. Quelqu’un jouait des flûtes, très mal, au fond de la pièce, mais la musique résonnait assez fort pour couvrir les conversations.

Cela dit, la plupart des gens ne venaient pas dans une taverna pareille pour discuter, mais afin de se farcir le crâne d’assez de vin de canne pour oublier, ne serait-ce qu’un moment, qu’ils vivaient dans un clapier boueux et merdique accroché aux murs immaculés des campos, qu’ils partageaient leur logis avec des animaux, qu’ils se réveillaient chaque matin couverts de nouvelles morsures d’insectes, parmi les hurlements des singes et dans les relents des coquilles de striés pourrissant dans les allées – quand ils se réveillaient tout court, bien sûr.

Gregor cilla à peine. Il avait vu bien des horreurs, à la guerre, mais le spectacle des indigents, pour lui, n’en faisait pas partie. Il avait vécu bien pire qu’eux.

Il chercha du regard les hommes d’Antonin parmi la foule. Il en dénombra rapidement quatre, qui occupaient des positions stratégiques sur les bords de la salle. Tous portaient des rapières, sauf un, dans le coin le plus éloigné, une immense brute musculeuse, contre un mur, une inquiétante hache noire accrochée dans le dos.

Une hache daulo, nota Gregor. Il en avait vu beaucoup de ce genre durant les Guerres Civilisatrices.

Il traversa la salle, repéra une table dans le fond et s’approcha. Lentement.

Il devina aussitôt lequel était Antonin, parce que ses vêtements étaient propres, ses fins cheveux soigneusement peignés en arrière, que sa peau était relativement saine, et en raison de son impressionnante obésité, trait fort rare dans les Communes. De plus, il lisait un livre, ce que, à la connaissance de Gregor, personne ne faisait jamais dans un endroit pareil. Un autre garde assis près de lui, deux poignards glissés dans la ceinture, se tendit lorsque Gregor approcha.

Le front d’Antonin se plissa légèrement et il leva les yeux. Il regarda rapidement le visage de Gregor, sa ceinture – dépourvue d’arme – et enfin son écharpe.

« Le Guet maritime, remarqua-t-il à haute voix. Qu’est-ce que fait le Guet maritime dans un endroit où les seuls liquides à surveiller sont le vin et la pisse ? » Puis il étudia plus soigneusement le visage de Gregor. « Aaaah… je vous connais. Dandolo, c’est ça ?

– Vous êtes bien renseigné, monsieur, dit Gregor en s’inclinant légèrement. Oui, je suis le capitaine Gregor Dandolo du Guet maritime, monsieur Antonin.

– Monsieur Antonin… », répéta le criminel. Il éclata de rire, révélant des dents noires. « Quelles manières exquises ! Je me serais mieux torché le cul ce matin si j’avais su qu’un gentilhomme allait me faire la grâce de sa présence. Si je me souviens bien, j’ai essayé de vous faire tuer, une fois, non ?

– En effet.

– Aaah. Et vous êtes venu me retourner le compliment ? »

Le grand garde équipé d’une hache se rapprocha et vint se poster derrière Gregor.

« Non, monsieur, dit ce dernier. Je suis venu vous poser une question.

– Oh. » Son regard s’attarda sur l’écharpe du Guet. « J’imagine que la question a un rapport avec le désastre du front de mer ? »

Gregor eut un rire sans joie.

« C’est possible, monsieur.

– Oui, c’est possible. » Antonin désigna le siège en face de lui d’un doigt boudiné. « Je vous en prie, faites-moi l’honneur de vous asseoir. »

Gregor s’inclina encore et s’exécuta.

« Bon. Mais pourquoi venir me poser cette question ? commença Antonin. J’ai laissé tomber le front de mer depuis longtemps. Grâce à vous, d’ailleurs. »

Ses yeux noirs scintillèrent.

« Parce que c’est le fait d’un indépendant, dit Gregor. Et vous connaissez les indépendants.

– Qu’est-ce que vous en savez ?

– Le coupable a utilisé un appareil à voile amélioré. Il a caché sur l’une des carrioles une enluminure de construction – du type qu’on utilise pour les adhésifs et le mortier –, ce qui a guidé, en quelque sorte, son appareil. C’était primitif, mais ça a bien fonctionné, apparemment.

– Un truc qu’aucun agent des canaux n’utiliserait, alors.

– En effet. Un agent professionnel emploierait du matériel professionnel. Du coup, c’est un indépendant. Et les indépendants ont tendance à tous vivre au même endroit : le Creuset. Ou non loin. Votre domaine, si je ne m’abuse.

– Ça se tient. Très perspicace. Mais la vraie question est : pourquoi est-ce que je vous aiderais ? sourit-il. Votre petite expérience à la tête du Guet maritime a échoué, on dirait. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que je m’assure qu’elle demeure lettre morte, afin de récupérer le front de mer ?

– Elle n’a pas échoué, se défendit Gregor. Cela reste à voir.

– Pas la peine, rit Antonin. Tant que les maisons marchandes dirigeront leurs campos comme des rois, Tevanne n’aura jamais quoi que ce soit qui ressemble à une police – peu importe ce que vous faites avec le Guet. Et ça, ça échouera aussi, avec le temps. Alors, noble capitaine, je vais me contenter d’attendre, et je finirai par récupérer mes billes, vous ne croyez pas ? »

Gregor cligna lentement des yeux, mais ne réagit pas, même si Antonin remuait le fer dans une plaie très sensible. Il avait travaillé dur pour remettre sur pied le Guet, et il n’aimait pas l’entendre menacer.

« Je peux vous payer », dit-il.

Antonin ricana.

« Combien ?

– Quatre cent cinquante duvots. »

Antonin jeta un bref regard à la sacoche de Gregor.

« Que, j’imagine, vous m’avez personnellement apportés. Parce que dans le cas contraire je ne vous aurais pas cru.

– Oui.

– Qu’est-ce qui m’empêche de vous mettre un peu d’acier dans les tripes et de les prendre dans tous les cas ? demanda Antonin.

– Mon nom de famille », répondit Gregor.

Antonin soupira.

« Ah, certes. Si nous en venions à tuer l’unique rejeton d’Ofelia Dandolo, je ne doute pas que l’enfer s’abattrait sur nos têtes.

– En effet. » Gregor essaya de ravaler son dégoût. Sa mère était la descendante directe du fondateur du Cartel Dandolo, ce qui se rapprochait le plus d’un titre de noblesse à Tevanne, mais il répugnait à utiliser la réputation de sa famille pour arriver à ses fins. « De plus, je ne vous laisserais pas l’argent si facilement. Il vous faudrait me tuer, Antonin.

– Oui, oui, vous êtes un bon soldat. Mais pas le meilleur stratège. » Il eut un sourire mauvais. « Vous étiez au siège de Dantua, n’est-ce pas, capitaine ? »

Gregor ne répondit pas.

« Oui, vous y étiez, reprit le criminel. Je le sais. On vous appelle le Revenant de Dantua. Vous étiez au courant ? »

Là encore, Gregor garda le silence.

« Et il paraît qu’on vous appelle comme ça parce que vous êtes mort, là-bas. Ou du moins, vous êtes pas passé loin. Ils ont même organisé un service à votre mémoire, en ville. On pensait que vous pourrissiez dans une fosse commune quelque part au nord.

– J’en ai entendu parler, oui. On se trompait.

– Je le vois bien. J’emploie beaucoup de vétérans, vous savez ? Et ils me racontent des tas d’histoires. » Il se pencha vers Gregor. « Par exemple, ils me disent que vos cohortes se terraient dans Dantua, que toutes vos armes enluminées étaient hors service… Mince, ils m’ont même raconté que vous en étiez réduits à manger des rats et des détritus. Et pire encore. » Son sourire s’élargit. « Dites-moi, capitaine Dandolo… quel goût a le long cochon tevannien ? »

Il y eut un long silence.

« Qu’en sais-je ? répondit enfin Gregor avec calme. Et quel rapport avec ma proposition ?

– J’aime les vilains ragots, rien de plus. Et j’aime vous rappeler que vous n’êtes pas aussi vertueux que vous vous en donnez l’air. Avec cette histoire du front de mer, vous avez tué mes profits, vaillant capitaine Dandolo. Mais ne craignez rien, mon ami, je me suis refait. Comme tout bon entrepreneur. Voulez-vous savoir comment ?

– Est-ce que cela implique notre voleur indépendant ? »

Antonin l’ignora. Il se leva et désigna une série de stalles en bois primitives, au fond de la pièce, dont l’entrée était couverte par un rideau.

« Venez avec moi, monsieur. Oui, oui, venez. »

Gregor s’exécuta à contrecœur.

« L’économie est dure, en ces temps, expliqua Antonin. Le marché est dur. C’est ce dont parlent les campos à longueur de journée : l’état du marché. Nous jouons tous au même jeu. Quand une opportunité périclite, on doit en trouver une autre. »

Il se rapprocha d’une des stalles, empoigna le rideau et tira.

Gregor regarda à l’intérieur. Le réduit était sombre, mais il vit une paillasse par terre, éclairée par une unique bougie. Tout au fond, un garçon vêtu d’une courte tunique, jambes et pieds nus. L’enfant se leva lorsque le rideau s’ouvrit. Il avait peut-être treize ans. Peut-être.

Gregor regarda la paillasse rembourrée par terre, puis le garçon. Et comprit.

« Vous m’avez privé de mes activités sur le front de mer, dit joyeusement Antonin, alors j’ai dû m’attaquer à un nouveau marché. Or, ce marché s’avère bien plus profitable que le front de mer. Marges élevées, investissement minimal. Il ne me manquait qu’une bonne raison de me lancer. » Il se rapprocha de Gregor et lui baigna le visage de l’odeur de ses dents gâtées. « Alors, capitaine Dandolo… je n’ai pas besoin d’un seul de vos foutus duvots. »

Gregor fit face à Antonin, les poings tremblants.

« Bienvenue à Tevanne, dit Antonin. La seule loi des Communes est la loi du plus fort et de la réussite. Ceux qui gagnent dictent les lois. Peut-être qu’un gosse de l’élite comme vous l’a oublié. » Il sourit largement, ce qui fit scintiller ses dents graisseuses. « Et maintenant, foutez le camp de ma taverna. »

 

Gregor Dandolo sortit de La Perche et l’Hirondelle, sonné. Il récupéra Cingle auprès du gorille édenté à la porte, ignorant les ricanements des autres gardes.

« La rencontre a été profitable ? demanda l’homme. Il t’a offert quelques minutes dans les stalles ? Ça serrait encore un peu ? »

Gregor répartit sans un mot, rattachant Cingle à sa ceinture. Il s’engagea dans l’allée mais s’arrêta au bout de quelques pas.

Il réfléchit.

Il prit une inspiration, réfléchit encore.

Gregor Dandolo s’appliquait de son mieux à respecter les lois : les lois de la cité, mais aussi ses propres lois morales universelles. Ces temps-ci, les unes entraient de plus en plus souvent en conflit avec les autres.

Il ôta son écharpe du Guet, la plia et la posa soigneusement sur le rebord d’une fenêtre proche. Il décrocha Cingle de sa ceinture et entreprit d’enrouler soigneusement ses dragonnes de cuir autour de son avant-bras. Puis il se retourna et repartit vers la taverna.

Le gorille édenté le vit approcher et se raidit. Puis il croassa un rire joyeux.

« Eh, les gars, regardez ! Encore un qui croit qu’il… »

Il ne termina jamais sa phrase, parce que Gregor actionna Cingle.

 

Lorsqu’il avait fait fabriquer Cingle, il avait demandé que ses sceaux soient soigneusement dissimulés, afin qu’il soit impossible de deviner qu’elle était altérée. À la seule exception des dragonnes destinées à la retenir au poignet, elle ressemblait à une masse d’armes ordinaire – un manche d’environ un mètre terminé par une tête en acier d’à peu près deux kilos pourvue d’ailettes. Or, Cingle était bien plus qu’une simple masse.

Car lorsque Gregor enfonçait un bouton sur son manche et l’envoyait en avant, la tête se détachait et filait au bout d’un câble métallique fin mais solide. Le fer de la masse avait été enluminé pour se persuader que, une fois détaché de son manche, il tombait tout droit et se contentait donc d’obéir à la gravité, ignorant le fait qu’il volait dans la direction dans laquelle Gregor l’avait projeté. Ainsi, il percutait tout ce qui se trouvait sur son chemin, jusqu’à ce que Gregor actionne un autre petit levier sur le côté du manche. Alors, la tête de Cingle se rappelait comment opérait réellement la gravité, le câble se rétractait rapidement et le fer retournait à sa place à une vitesse folle.

C’est ce que fit Gregor à l’approche de la taverna. Il avait tellement l’habitude de manier Cingle qu’il n’eut presque pas à réfléchir à ce qu’il faisait : il accomplit mécaniquement les gestes requis et le gorille sans dents se retrouva à terre, hurlant à travers ce qui restait de sa bouche.

Gregor actionna le levier, et les dragonnes tirèrent sur son avant-bras tandis que la tête de Cingle revenait vers lui avec un zzzzip vorace et aigu. Son bras frémit lorsqu’elle retrouva sa place, mais son attention était déjà fixée sur le scélérat de droite, un petit homme vérolé armé d’une machette à lame noire ; il baissa les yeux sur son camarade mutilé, les leva vers Gregor, poussa un cri et se rua sur lui.

Gregor, qui n’avait pas ralenti, envoya encore Cingle, visant les jambes de l’homme. La masse d’acier percuta bruyamment l’une de ses rotules et il s’effondra en hurlant de douleur. Gregor ramena Cingle et, alors qu’il dépassait sa deuxième victime, lui en asséna un coup vif sur l’avant-bras, brisant radius ou cubitus, ce qui fit redoubler ses cris.

Il en restait deux, un de chaque côté de la porte de la taverna. L’un d’eux brandit son espringale mais, à sa grande surprise, ne réussit pas à décocher son carreau, ignorant qu’il l’avait mal armée. Avant qu’il ait pu se reprendre, la dense et lourde tête de métal de Cingle lui écrasa les doigts de la main droite. Il lâcha aussitôt son arme et beugla un chapelet de jurons.

Il ne restait donc que le quatrième et dernier gorille, qui s’était muni d’un bouclier en acier cabossé et d’une courte lance. Le garde, tassé sur lui-même, progressait vers Gregor, presque totalement dissimulé par son bouclier.

Il a servi dans l’armée, pensa Gregor. L’homme faisait montre d’une certaine habileté, en tout cas. Mais ça ne suffirait pas.

Gregor actionna encore Cingle, et la tête de la masse fila par-dessus celle du garde, retomba derrière lui, entraînant son câble avec elle, qui s’affala sur le haut du bouclier. Le garde s’interrompit… et Gregor actionna le levier.

La tête revint avec son habituel zzzip enthousiaste, frappa l’épaule de l’homme en chemin et le jeta à plat ventre dans l’allée. Il grogna et leva les yeux vers Gregor, qui le rejoignit et lui asséna un coup de pied en pleine figure.

Gregor Dandolo ramassa le bouclier. Le garde à l’espringale lâcha son arme inutile et tira une dague de sa main valide. Il se mit en position de combat, légèrement accroupi. Puis il évalua sa situation, tourna les talons et s’enfuit.

Gregor le regarda détaler. Pressant vaguement le pas, il monta au trot les marches de la taverna, leva le bouclier, écarta le rideau et prit d’assaut La Perche et l’Hirondelle.

Par chance, il n’y avait que cinq gardes. Par chance aussi, ils n’avaient pas bougé depuis son départ et Gregor savait exactement où ils se tenaient. Mieux encore, il faisait sombre, et, dans le vacarme épouvantable, les attaques de Cingle étaient assez discrètes ; ainsi, Gregor put abattre deux ennemis avant que quiconque ait compris ce qui se passait.

Lorsque le deuxième homme de main s’effondra, le nez et la bouche en sang, la taverna plongea dans le chaos. Gregor abaissa le bouclier qui le rendait trop voyant et se faufila à travers la foule d’ivrognes braillards pour arriver sur le flanc du garde armé d’une lance. Celui-ci le vit à la dernière minute, écarquilla les yeux et attaqua, mais Gregor avait déjà levé son bouclier pour parer le coup. Cingle jaillit, frappa l’homme en pleine mâchoire et l’envoya au tapis.

Plus que deux. Le garde avec la hache daulo et un autre, lui aussi muni d’une espringale – celui-ci, constata Gregor, savait cependant comment s’en servir. Ce qui n’était pas une bonne nouvelle.

Gregor leva son bouclier et chercha à s’abriter derrière une table, mais le carreau s’enfonça dans son écu de près d’une largeur de main ; un peu plus, et il l’aurait atteint à la gorge. Grognant de colère, il se décala sur sa droite et actionna Cingle. Il rata sa cible, mais la tête de la masse frappa le mur juste au-dessus de l’épaule du tireur, ce qui l’obligea à se jeter derrière le comptoir.

Les deux adversaires attendirent, chacun à l’abri de son couvert, que la foule hystérique ait évacué les lieux. Gregor en profita pour jeter un bref regard par-dessus son abri et vit qu’une étagère pleine de bouteilles surplombait le comptoir. Il jaugea soigneusement la distance et envoya Cingle deux fois : d’abord sur les bouteilles d’alcool, puis sur une lampe à huile proche.

Le combustible brûlant éclata au-dessus des flaques d’alcool et les embrasa aussitôt. Il y eut un hurlement et le garde à l’espringale sortit précipitamment de derrière le comptoir tout en essayant d’étouffer les flammes qui couraient déjà sur ses vêtements. Il ne remarqua même pas le fer de Cingle qui fonçait vers son visage.

Une fois l’homme à terre, Gregor s’accroupit et regarda autour de lui. Antonin était toujours là, blotti au fond de la pièce, mais le garde à la hache avait disparu…

Gregor sentit, par les vibrations du plancher, des pas sur sa droite. Sans réfléchir, il se retourna et leva son bouclier.

Un cri perçant ; une douleur fulgurante lui traversa le bras qui tenait l’écu. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas reçu un coup de hache daulo, et il n’appréciait pas davantage la sensation aujourd’hui que durant les guerres.

Gregor se dégagea de la table et leva de plus belle son bouclier, juste à temps pour parer une autre attaque. Son bras entier en resta endolori, et il entendit un craquement – mais ce n’étaient que les planches de bois sous ses pieds, qui gémissaient sous l’impact.

Ce qui lui donna une idée.

Bouclier toujours levé, il recula. Le garde à la hache le chargea aussitôt – mais avant qu’il ait pu abattre son arme, Gregor envoya Cingle vers le plancher, à ses pieds.

La masse traversa le bois vermoulu comme elle aurait traversé un bosquet de roseaux. Avant que le colosse ait compris ce qui se passait, il avait mis le pied dans la brèche ; il trébucha, s’écroula et le plancher entier céda sous son poids.

Gregor fit un bond arrière pour éviter la chute. Lorsque les grincements cessèrent, il rétracta Cingle et scruta le gouffre en plissant le nez. Il n’apercevait pas l’homme de main dans les ténèbres boueuses, mais il savait que les latrines de la taverna donnaient directement sur l’espace répugnant situé sous le bâtiment.

Gregor évalua la situation. L’établissement était à présent vide, à l’exception des gardes amochés… et de l’obèse qui tentait encore de se retrancher derrière une chaise.

Gregor sourit, se redressa et marcha vers lui.

« Antonin di Nove ! » lança-t-il.

À l’approche de Gregor, ce dernier laissa échapper un glapissement terrifié.

« Mon expérience te plaît ? demanda Gregor. Tu disais que la loi du plus fort régnait dans les Communes. » Il lui arracha la chaise et Antonin se tassa dans son coin. « Mais la force est souvent illusoire, n’est-ce pas ?

– Je vous dirai tout ce que vous voulez ! cria Antonin. Tout !

– Je veux le voleur.

– Demandez à… à Sark !

– Qui ?

– Un indépendant ! Un ancien agent des canaux ! Un receleur ; il monte des coups, et je suis presque sûr que c’est lui, pour le front de mer !

– Et pourquoi donc ?

– Parce que seul un foutu ex-agent aurait pensé à utiliser un foutu appareil à voile ! »

Gregor hocha la tête.

« Je vois. Bon, et ce Sark, où se trouve-t-il ?

– Dans les Verts ! Au bâtiment Selvo ! Deuxième étage !

– Les Verts, répéta doucement Gregor. Selvo. Deuxième étage. Sark.

– C… c’est ça ! » gémit Antonin. Le visage tremblant, il tressaillit et leva les yeux vers Gregor. « Vous… vous allez me laisser partir ?

– C’était mon intention depuis le début, Antonin, dit Gregor en rengainant Cingle. Nous sommes à Tevanne. Il n’y a ni prisons ni tribunaux. Et je ne vais pas te tuer. J’essaye de toutes mes forces de ne plus tuer. »

Antonin laissa échapper un soupir soulagé.

« Mais… dit Gregor en serrant le poing et en faisant craquer ses jointures. Je ne t’aime pas. Je n’aime pas ce que tu fais ici, Antonin. Et je vais te montrer à quel point, en utilisant le seul langage que comprennent les hommes comme toi. »

Antonin écarquilla les yeux.

« N… non ! »

Gregor leva le poing.

« Si. »

 

Gregor se détourna, secoua la main, et se dirigea vers les stalles de fortune pour en tirer les rideaux l’un après l’autre.

Quatre filles, deux garçons. Aucun d’eux n’avait plus de dix-sept ans.

« Allez, leur dit-il doucement. Venez. »

Il leur fit traverser la taverna dévastée et descendre les marches, au pied desquelles les trois gardes gémissaient encore. Les enfants le regardèrent fouiller le corps du colosse édenté pour récupérer ses cinquante duvots.

« Et maintenant ? demanda l’un des garçons.

– Vous n’avez nulle part où aller, je suppose ? » répondit Gregor.

Le petit groupe d’enfants le fixa. La question, visiblement, était ridicule.

Il se demanda quoi faire. Il aurait aimé les confier à un foyer ou à une organisation charitable, mais il n’y avait rien de tel dans les Communes, bien sûr.

Il hocha la tête et sortit sa sacoche.

« Tenez. Voilà cinq cents duvots. Vous en ferez meilleur usage que cet Antonin. En les partageant équitablement, vous pourriez… »

Il n’eut pas l’occasion de finir sa phrase puisque la plus jeune des filles lui arracha la sacoche des mains et prit ses jambes à son cou.

En un clin d’œil, les autres se lancèrent à ses trousses en hurlant des menaces :

« Pietra, pas question que tu gardes tout ça ! On va t’égorger !

– Pour ça, faudra m’attraper, tas de striés puants ! » leur répondit la voleuse.

Gregor regarda, abasourdi, les gamins s’enfuir. Il faillit s’élancer derrière eux, leur ordonner de s’arrêter, mais il se rappela qu’il avait d’autres choses à faire ce soir.

Il poussa un profond soupir et écouta les cris de ces enfants querelleurs, horriblement abusés, diminuer. Il aimait penser qu’il s’était fait à ce genre d’horreurs mais, parfois, la futilité de tout cela l’accablait. Peu importe mes efforts, Tevanne reste Tevanne.

Puis il retourna dans l’allée où il avait laissé son écharpe du Guet. Il la déplia et la fit passer par-dessus sa tête. Tout en l’ajustant, il remarqua une tache de sang sur son épaule. Fronçant les sourcils, il s’humecta le doigt et la fit disparaître.

Son bras gauche, qui avait tenu le bouclier, le faisait encore souffrir. Énormément. Ce soir, il s’était sûrement fait de nombreux ennemis. Il valait mieux se mettre en marche avant que la nouvelle se répande.

Maintenant, pensa-t-il, allons trouver ce Sark.