Gregor Dandolo levait les yeux vers le bâtiment Selvo. L’édifice était grand, sombre et décati – en d’autres termes, le refuge idéal pour un receleur. Chaque appartement disposait d’un petit balcon, dont la plupart menaçaient de s’écrouler.
Il se retourna vers le panache de poussière qui montait du Creuset. Quelque chose d’affreux s’était produit là-bas ; un immeuble effondré, sûrement, sinon plusieurs. Tous ses instincts lui criaient de courir sur place pour aider, mais il se rendit compte que ce serait imprudent après ce qu’il avait fait ce soir-là. À l’heure actuelle, toute une organisation criminelle voulait sa tête, et le dénommé Sark apprendrait rapidement que Gregor le cherchait et se cacherait.
La seule nuit où j’ai à faire dans les Communes, pensa-t-il, est naturellement la nuit où tout le quartier s’écroule.
Il vérifia que Cingle fonctionnait correctement. L’arme semblait réparée, mais Gregor n’avait pas la moindre idée de ce qui avait pu se passer plus tôt. Grimaçant, il entra dans Selvo et croisa quelques habitants qui erraient, nerveux, dans les couloirs, en se demandant ce qui avait causé tout ce vacarme.
La porte de Sark fut facile à trouver, car elle était la seule dotée de huit serrures. Gregor y colla l’oreille mais ne perçut aucun bruit. Remontant le couloir, il essaya discrètement de faire tourner toutes les poignées des portes. L’une, tout au bout du bâtiment, était ouverte et donnait sur un appartement vide, sûrement à vendre ou abandonné.
Gregor entra maladroitement dans la pièce sombre. Il trouva à tâtons la porte opposée et se posta sur le balcon qui s’accrochait au flanc de l’édifice. Puis il balaya du regard l’alignement de balcons.
Une idée lui vint. Surtout, ne pas regarder en bas, se dit-il en enjambant la balustrade.
À mouvements lents et prudents, il gagna l’appartement de Sark en passant de balcon en balcon. L’espace qui les séparait n’était pas très large – un peu moins d’un mètre – si bien que sa principale inquiétude portait sur leur solidité. Malgré quelques grincements et crissements, ils tinrent bon.
Enfin, Gregor atteignit le logement de Sark. La porte extérieure était verrouillée, mais la serrure beaucoup moins solide que celles de la porte d’entrée. Il glissa l’extrémité du manche de Cingle dans l’entrebâillement du panneau et tira d’un coup sec. Le verrou sauta sans opposer de résistance.
Il s’apprêtait à entrer lorsqu’il s’interrompit… Il crut, l’espace d’un battement de cœur, avoir vu quelqu’un sur le toit, de l’autre côté de l’allée. Mais même en y regardant mieux, il ne semblait y avoir personne. Il grogna et entra.
Ses yeux mirent un moment à s’habituer à la pénombre. Puis il sortit une allumette, la craqua et alluma une bougie.
Et maintenant… qu’est-ce que je suis censé trouver ?
Or, ce qu’il trouva le démoralisa : Sark possédait au moins dix coffres-forts, tous alignés contre les murs, tous verrouillés et, pour Gregor, impénétrables.
Il soupira. S’il y a des preuves là-dedans, je ne peux pas mettre la main dessus. Autant chercher ailleurs que dans ces coffres.
Il fouilla les pièces. L’appartement semblait configuré pour accommoder un infirme ; beaucoup de cannes, des poignées, des sièges bas. Il constata aussi que Sark n’avait pas grand-chose en matière de vaisselle. Il ne cuisinait pas ou peu, ce qui n’était pas si inhabituel que ça. Peu de gens des Communes pouvaient s’offrir les denrées nécessaires.
Gregor s’apprêtait à s’éloigner du poêle pour gagner le salon lorsqu’il s’interrompit.
« S’il n’a ni assiettes ni cuillers, dit-il à haute voix en baissant les yeux. Et s’il ne mange jamais chez lui… pourquoi a-t-il un poêle ? »
Certainement pas pour se chauffer – Tevanne ne connaissait que deux saisons : une chaude et humide, et une incroyablement chaude et incroyablement humide.
Gregor s’accroupit devant le poêle, qui ne contenait pas la moindre cendre.
Grognant, il fouilla de la main derrière l’appareil et finit par trouver un petit levier.
Il l’actionna et une niche s’ouvrit à l’arrière du poêle. « Oh-ho », fit-il. Elle accueillait quatre petites étagères sur lesquelles reposaient des objets précieux.
Il scruta de nouveau les coffres. Ce ne sont que des diversions, n’est-ce pas ? Ils sont là pour que les intrus se focalisent sur eux, alors que le vrai coffre-fort est caché juste sous leur nez… Ce Sark était rusé.
Il y avait un petit sac sur l’étagère du haut, que Gregor ouvrit et examina soigneusement.
« Bonté divine », murmura-t-il.
Dans le sac, quatre mille duvots – des duvots papier, rien que ça – et de nombreux documents, presque certainement faux, qui autorisaient leur porteur à embarquer sans heurts sur divers navires. L’un d’eux accordait même à son possesseur les pouvoirs d’un ambassadeur mineur du Cartel Dandolo. Et même si Gregor n’avait guère de liens avec la maison familiale, il ne put s’empêcher de s’en offusquer.
Il examina le reste du contenu du sac et trouva un couteau, des outils de crochetage et d’autres instruments suspects. C’est bien lui le receleur, pensa-t-il. Et ce type était prêt à s’éclipser en un clin d’œil.
Il fouilla le reste de la cache, qui contenait de petits sacs de gemmes, des bijoux, ce genre de choses. Sur l’étagère du bas, un carnet. Gregor le feuilleta ; il regorgeait de dates, de plans et de stratégies concernant les nombreuses activités de Sark.
Au début, les notes étaient extrêmement détaillées – des méthodes d’effraction et d’évasion, les outils requis pour ouvrir telle serrure ou tel coffre – mais à partir d’un certain point, il y a environ deux ans, les tâches devenaient beaucoup plus fréquentes. Elles étaient mieux payées et les notes se faisaient plus rares. Gregor eut l’impression que Sark avait tissé des liens avec quelqu’un de suffisamment doué pour se passer de ses conseils.
Il tourna les pages jusqu’à la dernière note et trouva les détails de la mission du front de mer. Il ressentit une certaine satisfaction en voyant que les défenses qu’il avait mises au point avaient posé d’immenses problèmes à Sark – une ligne gribouillée disait : Ce fumier de Dandolo va faire faire des heures supplémentaires à S !!
Gregor en prit mentalement note : « S ». Il doutait que cette lettre désigne Sark.
Ce doit être le voleur, quel qu’il soit.
Mais il y avait une autre note, à la fin, qu’il trouva profondément étrange – griffonnée dans la marge, deux mots : Hyp. Dandolo ??
Gregor fixa les mots.
Il savait qu’ils ne le désignaient pas. Hyp. Dandolo était sûrement l’abréviation de « Hypatus de Dandolo ». Et c’était très, très troublant.
Un hypatus, au sein d’une maison marchande, faisait office de directeur des recherches et expérimentait de nouveaux sigillums pour trouver des méthodes, techniques et outils inédits. La plupart des hypati étaient plus fous qu’un strié empalé, essentiellement parce qu’ils ne faisaient généralement pas de vieux os : les enluminures expérimentales avaient tendance à provoquer la mort atroce de ceux qui fricotaient avec elles. Sans compter les coups de poignard dans le dos que le poste attirait comme un aimant… Dans la mesure où le moindre enlumineur d’un campo rêvait de devenir hypatus, trahison et même assassinat faisaient partie des risques du métier.
Mais l’hypatus du Cartel Dandolo était Orso Ignacio, et Orso Ignacio était célèbre – sinon légendaire – pour être amoral, arrogant, sournois et diaboliquement rusé. Il était hypatus depuis près d’une décennie, ce qui était sans doute un record à Tevanne. En outre, il ne venait pas des rangs du cartel : il travaillait initialement pour la Compagnie Candiano mais, d’après les rumeurs qu’avait entendues Gregor, il l’avait quittée dans des circonstances louches ; et il était de notoriété publique que Candiano avait failli s’effondrer quelques semaines seulement après son départ.
Si désagréable que soit la réputation d’Orso Ignacio… irait-il jusqu’à engager un voleur indépendant pour dévaliser le front de mer ? Gregor étant le fils d’Ofelia Dandolo – la maîtresse de la maison marchande Dandolo –, ça semblait totalement fou. Cela dit, comme les hypati s’avéraient souvent fous, ou peu s’en faut, c’était plausible.
Gregor passa en revue ce qu’il savait. Une seule chose avait été dérobée ce soir-là, une boîte, rangée dans un coffre enregistré au nom de « Berenice ». Peut-être un pseudonyme, après tout.
Alors… Orso Ignacio était-il l’acheteur ? Ou la victime du cambriolage ? Ou encore, cette petite note était-elle une erreur, voire une coïncidence absolue ?
Il n’en était pas sûr. Mais il avait bien l’intention de le découvrir.
Gregor entendit un bruit et se redressa. Des pas dans le couloir, causés par de lourdes bottes. En grand nombre, apparemment.
Il n’attendit pas de voir qui venait frapper à la porte de Sark. Il sortit Cingle et gagna silencieusement la chambre. Là, il se cacha derrière la porte ouverte et observa le salon entre ses charnières.
Sark ? Il serait revenu ?
Un craquement épouvantable ; quelqu’un enfonça la porte.
Ah, non. Sûrement pas.
Deux hommes en tenue brun sombre et masque de tissu noir entrèrent dans l’appartement. Mais ce furent leurs armes qui retinrent l’attention de Gregor.
L’un portait un poignard, l’autre une rapière, et les deux étaient enluminés. Il distinguait d’ici les sceaux courant sur leur lame d’acier.
Il soupira intérieurement. Bon, voilà qui va être problématique.
Gregor s’y connaissait en armes enluminées. Bien que d’un coût prohibitif, elles avaient permis à Tevanne de gagner tant de guerres. Mais un simple regard ne suffisait pas à déterminer ce dont une arme enluminée était capable, car elle pouvait faire n’importe quoi.
Par exemple, les lames ordinaires utilisées durant les Guerre Civilisatrices étaient enluminées de manière à viser automatiquement le point faible de leur cible, puis la partie la plus vulnérable de ce point faible, puis le point faible du point faible du point faible, et à le toucher précisément. Lorsqu’elles opéraient sous l’effet de leurs injonctions, elles étaient à même de trancher une poutre de chêne avec un effort minimal.
Mais ça ne restait qu’une option parmi d’autres. Certaines enluminures convainquaient leur lame qu’elle fendait l’air avec une gravité amplifiée – c’était le cas de la tête de Cingle, après tout. D’autres étaient conçues pour briser spécifiquement les autres métaux, soit les armures et les armes adverses. Et d’autres encore devenaient brûlantes quand elles tournoyaient dans l’air, si bien qu’elles pouvaient embraser leur cible comme une torche.
Toutes ces possibilités traversèrent la tête de Gregor lorsque les intrus entrèrent dans l’appartement de Sark. Je dois donc m’assurer qu’ils n’aient pas l’occasion de les utiliser, pensa-t-il.
Il vit les deux hommes se rapprocher de la cache du poêle, s’accroupir, l’examiner et échanger un regard, peut-être soucieux.
Ils se retournèrent et gagnèrent la porte du balcon. Le premier fit un signe à l’autre et lui désigna silencieusement la serrure forcée. Puis ils se dirigèrent vers la chambre, celui qui tenait une rapière ouvrant la marche.
Toujours caché derrière la porte, Gregor attendit que le premier soit entré, le deuxième sur ses talons. Puis il frappa la porte du pied de toutes ses forces.
Elle se referma en claquant, percutant le deuxième malfaiteur en plein visage. Gregor eut la satisfaction de sentir le bois vibrer sous l’impact. L’homme à la rapière se retourna, leva son arme, mais Gregor lui envoya Cingle à la figure.
Il ne s’effondra pas en gémissant, comme l’avait espéré Gregor. Au lieu de cela, il recula en chancelant, reprit ses esprits et s’élança de nouveau.
Son masque, pensa Gregor. Il doit être enluminé pour amortir les coups. Peut-être que toute sa curain de tenue est enluminée !
Gregor plongea sur le côté lorsque la rapière lacéra le mur devant lequel il se tenait aussi facilement que s’il avait été fait de fromage fondu. Malgré la pénombre, il devina que la lame, à l’instar de Cingle, devait être enluminée pour amplifier la gravité et fendait l’air comme si elle était maniée par un homme dix fois plus fort que son porteur. Ce qui en faisait, Gregor le savait d’expérience, une arme très dangereuse… pour sa victime comme pour son possesseur.
Il se redressa et actionna Cingle. Le fer de la masse frappa l’homme au genou, normalement assez fort pour le jeter au sol, mais il n’en fut rien. Inutile, pensa Gregor. Leur tenue doit coûter une fortune…
Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur le prix de leur équipement, parce que le deuxième homme fit irruption en arrachant presque la porte de ses gonds. La brute à la rapière pivota, arme en main, et tenta d’acculer Gregor dans le coin de la chambre.
Celui-ci attrapa la paillasse qui recouvrait le lit de Sark et l’expédia sur ses assaillants. Le premier la fendit en deux de sa lame, emplissant la pièce d’un nuage de plumes, et Gregor profita de cette diversion pour leur jeter d’autres objets ; une chaise, un petit bureau. Son but n’était pas de les blesser, mais de gêner leurs déplacements.
L’homme à la rapière se tailla un chemin parmi les projectiles en jurant. Mais à présent, la pièce était trop encombrée pour que son sbire puisse lui prêter main-forte ; lui seul pouvait affronter Gregor.
Ce dernier recula vers le fond de la pièce et sa fenêtre, puis se mit en position. Son attaquant poussa un cri sauvage et frappa d’estoc, visant le cœur de Gregor.
Gregor se laissa tomber sur le côté et envoya la tête de Cingle dans les pieds du spadassin.
Ce dernier trébucha. D’ordinaire, cela n’aurait guère compté, mais l’attaquant était persuadé qu’il allait transpercer Gregor, et sa lame accéléra d’elle-même ; rien ne l’arrêtant, elle continua de filer, entraînant son porteur comme un molosse pourchassant un rat emporte le malheureux qui le tient en laisse.
L’épée traversa la fenêtre devant laquelle s’était posté Dandolo, et son porteur avec. Avec une sombre satisfaction, Gregor regarda l’assassin tomber de deux étages et s’écraser sur les planches du trottoir.
Défenses enluminées ou non, son cerveau est en bouillie.
« Fils de pute, grogna le deuxième assaillant. Espèce de fils de pute ! »
Il fit quelque chose à son stylet – ajuster un levier ou presser un bouton – et la lame commença à vibrer intensément et rapidement. Gregor n’avait jamais vu ce genre d’amélioration, qui n’avait rien de rassurant ; au lieu de lui infliger des blessures nettes, l’arme risquait de le mettre en charpie.
L’homme avança vers lui. Gregor envoya Cingle et l’assaillant se baissa aussitôt. Or, ce n’était pas lui que Gregor visait, mais la porte de la chambre, qui désormais tenait à peine à son chambranle. La tête de la masse la traversa, ainsi qu’une partie du mur, et l’impact acheva de l’arracher à ses gonds.
Le spadassin se retourna brièvement, puis se redressa, grogna et marcha sur Gregor.
Mais alors, ce dernier actionna le levier de son arme et ramena son fer.
Comme il l’avait espéré, la masse entraîna la porte avec elle. Le panneau vint percuter l’homme en plein dos, et Gregor bondit de côté juste à temps pour éviter son agresseur, que le choc expédia contre un mur.
Gregor se releva, dégagea Cingle des débris de la porte et en asséna plusieurs coups sur le crâne de son assaillant. Il n’était pas du genre à tabasser à mort un homme à terre, mais il devait s’assurer que celui-ci resterait au tapis, et les protections dont il jouissait diminuaient sûrement l’impact de sa masse.
Au bout de sept ou huit coups, Gregor fit une pause, exténué, et retourna l’homme du bout du pied. Il avait peut-être, sans le vouloir, outrepassé les protections enluminées de son ennemi. Une flaque de sang s’étendait comme une sinistre auréole autour de sa tête.
Gregor soupira. Il n’aimait pas tuer.
Il regarda par la fenêtre. L’homme à la rapière était toujours couché parmi les débris de planches du trottoir. Il n’avait pas bougé.
Je ne voulais pas que la soirée finisse comme ça, se dit Gregor. Il ne savait même pas ce que ces hommes venaient chercher. Étaient-ils des alliés de Sark qui réagissaient à l’intrusion ? Ou cherchaient-ils précisément Sark, eux aussi ? Ou autre chose encore ?
« Commençons par voir qui tu es », dit-il.
Il s’agenouilla pour retirer le masque de sa victime.
Mais le mur explosa dans son dos.
À cet instant, deux pensées se faufilèrent dans le crâne de Gregor.
La première : il avait été stupide. Il avait compté les bruits de pas devant la porte de Sark et estimé qu’il y avait plus de deux hommes. Puis, durant le corps à corps, il l’avait tout simplement oublié. Une erreur idiote.
La deuxième : Je ne peux pas être en train d’entendre ça. C’est impossible.
Parce que lorsque le mur explosa en expédiant des éclats de pierre et de bois à travers la pièce, un son distinct couvrit le fracas : un mugissement perçant, haut perché. Un son que Gregor n’avait plus entendu depuis les Guerres Civilisatrices.
Il plongea au sol sous une averse de poussière et de débris. Il leva les yeux juste à temps pour voir une grosse et épaisse flèche de fer filer à travers le mur opposé de la chambre, juste au-dessus de sa position, et le percer comme s’il était fait de papier. La flèche brûlante, chauffée au rouge, laissa une traînée de flammes dans son sillage ; Gregor savait qu’elle finirait par exploser en une pluie de métal brûlant et enflammé.
Il s’assit, ruisselant de poussière, et regarda avec horreur le projectile incandescent filer au-dessus des Verts avant d’exploser. Des étincelles et des shrapnells brûlants tombèrent en cascade sur les bâtiments en dessous.
Non ! pensa-t-il. Non, non ! Il y a des civils, là-bas !
Avant qu’il ait pu s’appesantir sur la question, le mur explosa derechef, en un autre point ; un nouveau projectile traversa la chambre de Sark et passa au-dessus de Gregor en le criblant d’éclats de pierre et d’échardes embrasées.
Gregor resta au sol, sonné. Comment est-ce possible ? Comment ont-ils pu mettre la main sur des hurleurs ?
Les militaires de Tevanne employaient toujours des armes altérées, avec d’excellents résultats. Des épées, bien sûr, mais les carreaux et les flèches étaient également enluminés, un peu à la manière de Cingle, afin de se comporter non pas comme s’ils étaient projetés horizontalement, mais comme s’ils tombaient en obéissant simplement à la gravité. Ainsi, ils filaient parfaitement droit, avec une grande vélocité, et portaient bien plus loin que des munitions conventionnelles.
Cela avait toutefois des inconvénients. L’armée devait emporter des lexiques miniatures conçus spécifiquement pour alimenter ces enluminures, et une fois que ces projectiles excédaient la portée du lexique, l’enluminure cessait de fonctionner et leur trajectoire commençait à s’infléchir, comme celle d’un trait ordinaire.
Alors, les enlumineurs tevanniens avaient expérimenté. En fin de compte, l’inspiration leur vint des enluminures des carreaux ordinaires ; car ils n’étaient pas seulement enluminés pour croire qu’ils tombaient. Après tout, un projectile parcourant une distance de, disons, quinze mètres avec l’accélération constante d’un objet en chute libre n’aurait pas fait beaucoup de dégâts.
Au lieu de cela, l’enluminure fonctionnait de sorte que, dès l’instant où le projectile était libéré, il était convaincu qu’il tombait déjà depuis une hauteur d’environ deux kilomètres. Cela lui conférait une vélocité initiale de plus de cent quatre-vingts mètres par seconde, que tout le monde s’accordait à trouver convenablement meurtrière.
Alors, lorsqu’on les avait pressés de développer un armement doté d’une plus longue portée, les enlumineurs avaient simplement allongé cette distance. De beaucoup. Ils avaient mis au point un projectile qui, lorsqu’il quittait son arme, ne croyait pas qu’il tombait depuis seulement quelques kilomètres, mais de milliers et de milliers de kilomètres. Sitôt que vous le tiriez, il s’élançait en rugissant et fendait l’air à une vitesse prodigieuse, tel un éclair noir. En général, la friction de l’air le faisait tellement chauffer qu’il explosait à mi-vol. Et même quand ça n’arrivait pas, il provoquait des dégâts pour le moins catastrophiques.
Le nom de ce type de projectile fut évident. Parce que en surchauffant et en faisant bouillonner l’air alentour, il avait tendance à émettre un épouvantable rugissement aigu.
Hoquetant, Gregor commença à ramper vers le salon tout en clignant des paupières pour chasser le sang qui lui coulait dans les yeux. Une pierre ou un morceau de bois l’avait atteint à la tête, et la fumée dense gênait sa respiration.
Il essaya de ne pas penser à Dantua, à ses enceintes rompues et aux brasiers, aux rues résonnant de gémissements, aux bruits de l’armée qui dévastait la campagne au-delà…
Reste ici, implora-t-il son esprit. Reste avec moi…
Un autre hurleur déchira le mur du salon. De la cendre chaude et des débris fumants le fouettèrent une fois encore. Il savait à présent qu’un troisième homme armé d’un hurleur, dans le couloir, avait décidé de se servir de son arme après avoir entendu des bruits de lutte et constaté que ses compagnons ne revenaient pas.
Cela aurait dû être impossible. Un hurleur nécessitait la proximité d’un lexique adapté. Ce qui était totalement interdit à Tevanne. Dans les limites de la ville, un hurleur n’était qu’un bout de métal inutile.
Qu’est-ce qui se passe ? Comment est-ce possible ?
Gregor atteignit enfin le salon, épuisé et meurtri, toujours plaqué au sol, Cingle dans une main. Il rampa jusqu’au centre de la pièce et regarda par la porte d’entrée.
De prime abord, la voie lui parut libre ; mais alors, un homme vêtu de noir apparut dans l’encadrement de la porte. Il tenait dans ses mains un énorme appareil de métal et de bois, pareil à une colossale baliste portable. Dans la cuiller de cette baliste était nichée une longue et fine flèche de fer, qui semblait légèrement frémir, comme un animal féroce tirant sur sa laisse.
L’homme pointa le hurleur sur Gregor. Celui-ci, toussant, désorienté, ne put que lui renvoyer son regard.
D’un grognement bas, le nouveau venu demanda :
« Est-ce que le voleur est ici ? »
Gregor ne le quittait pas des yeux, ne sachant que répondre.
Mais alors, quelque chose déboula par la porte ouverte du balcon. Un petit objet rond, qui passa au-dessus de la tête de Gregor et atterrit juste devant l’homme au hurleur.
Et le monde s’embrasa.
Ce fut comme si quelqu’un avait allumé un millier de lanternes à la fois, un éclat que Gregor n’aurait même pas cru possible – auquel succéda un terrifiant, assourdissant coup de tonnerre.
Gregor faillit perdre connaissance tant ses sens étaient saturés… ou peut-être en raison du coup qu’il avait reçu à la tête.
La lumière et le son refluèrent. Les oreilles de Gregor sifflaient encore, mais la vue lui revenait. L’homme au hurleur, encore dans le couloir, avait lâché son arme et se frottait les yeux, aussi sonné que lui.
Gregor roula sur le dos et se tourna vers la porte du balcon juste à temps pour voir une fille très petite, habillée en noir, tomber de nulle part, se redresser, porter un tube à ses lèvres et souffler.
Une fléchette jaillit de l’arme, traversa la pièce en sifflant et frappa l’assassin au cou. L’homme écarquilla les yeux, se palpa la gorge mais vira rapidement au vert terne et s’effondra.
La sauveuse de Gregor rangea la sarbacane et courut jusqu’à lui. Elle remarqua son écharpe du Guet, soupira, l’attrapa par le bras et le releva. Bien que son ouïe n’ait pas retrouvé son acuité, il l’entendit dire :
« Allez, grand connard ! Courez, vite ! »
Gregor titubait dans les allées des Verts, un bras sur les épaules de la fille qui, malgré sa petite taille, s’avérait étonnamment forte. Un passant qui les aurait croisés aurait cru qu’elle ramenait chez eux son ivrogne de fiancé.
Une fois qu’ils furent en lieu sûr, elle se débarrassa de lui. Gregor trébucha et s’effondra dans la boue.
« Vous avez une curain de veine que j’aie gardé l’œil ouvert ! dit-elle. C’est quoi, votre problème ? Vous et les autres tarés, vous avez presque fait sauter le bâtiment ! »
Gregor cligna des yeux en se frottant le côté de la tête.
« Que… qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’était, tout à l’heure ?
– Une bombe assommante. Et foutrement coûteuse. Ça faisait même pas une heure que je l’avais. Pour le bien que ça m’a fait, après que vous avez tout écuré ! » Elle commença à faire les cent pas dans l’allée. « Et maintenant, où je vais trouver l’argent ? Comment je vais sortir de la ville ? Qu’est-ce que je fais, maintenant !
– Qui… qui êtes-vous ? Pourquoi m’avez-vous sauvé ?
– Je n’étais même pas sûre de vouloir le faire, répondit-elle. Quand j’ai vu que ces trois fumiers surveillaient la pièce, j’ai décidé d’attendre. Puis vous débarquez et sautez de balcon en balcon comme un foutu crétin, et entrez par la porte-fenêtre. Et dès qu’ils vous voient, ils essaient de vous réduire en miettes ! Je crois que j’ai surtout fait ça pour que ces timbrés ne détruisent pas tous les Verts ! »
Gregor fronça les sourcils.
« Attendez. Qu’est-ce que vous avez dit ? Que vous cherchez de l’argent ? Vous… vous voulez dire que vous êtes venue chez Sark pour… »
Il fixa la jeune femme en noir et comprit peu à peu que cette personne, à qui il devait la vie, était probablement l’un des voleurs de Sark. Et, sachant que Sark avait orchestré toute l’opération, il était probable que ce soit précisément elle qui avait dévalisé le Guet et incendié le front de mer.
Sans un mot, Gregor se leva et essaya de se jeter sur elle ; mais entre les effets de la bombe assommante et les blessures que lui avait indirectement infligées le hurleur, il arrivait à peine à marcher droit. La jeune femme l’esquiva facilement et balaya ses pieds. Gregor s’étala dans la fange en jurant. Il essaya de se relever mais une botte, dans le creux de son dos, le garda plaqué au sol. Une fois encore, il fut surpris par la force de la fille – mais peut-être était-il simplement affaibli.
« Vous avez mis le feu au front de mer ! cria-t-il.
– C’était un accident.
– Vous avez dévalisé mes coffres.
– Bon, d’accord, ça, ça n’en était pas un. Qu’est-ce que vous avez trouvé chez Sark ? »
Gregor ne répondit pas.
« J’ai vu que vous lisiez un truc. Je sais que vous avez déniché quelque chose. Quoi ? »
Il réfléchit à ce qu’il pouvait dire – puis il considéra la fille ; la manière dont elle agissait, ce qu’elle avait fait, pourquoi elle était là. Et il commença à comprendre.
« Ce que j’ai découvert, dit-il, c’est que soit vous travaillez pour le compte des gens les plus puissants et les plus impitoyables de tout Tevanne, soit vous les avez volés. Mais je crois que vous le savez déjà. Et je pense que votre affaire s’est très mal passée et que vous désespérez de vous échapper. Mais vous n’y arriverez pas. Ils vous retrouveront et vous tueront. »
Elle appuya plus fort sur son dos et s’accroupit. Il ne voyait pas encore son visage, mais il sentait son odeur. Et, bizarrement, cette odeur lui était… familière.
Je connais cette odeur, pensa-t-il. Bizarre…
Il sentit un objet effilé glisser le long de son cou. Elle le lui montra. Une autre fléchette.
« Vous savez ce que c’est ? » demanda-t-elle.
Il regarda le projectile, puis la fille.
« Je n’ai pas peur de mourir, dit-il. Si vous voulez me tuer, faites-le. »
Elle s’interrompit, visiblement surprise, et essaya de retrouver sa contenance.
« Bordel, dites-moi ce que vous avez tr…
– Vous n’êtes pas une tueuse, dit Gregor. Vous n’êtes pas un soldat. Je le vois bien. Le plus sage serait de vous rendre et de venir avec moi.
– Pour que vous m’envoyiez à la harpe ? Vous seriez pas un peu nul en diplomatie ?
– Si vous vous rendez, je demanderai personnellement qu’on fasse preuve de clémence envers vous. Et je ferai tout mon possible pour vous éviter la mort.
– Vous mentez. »
Il la regarda par-dessus son épaule.
« Je ne mens pas », dit-il doucement.
Elle le toisa, apparemment surprise par son intonation.
« Et je ne tue plus, continua Gregor, hormis quand je n’ai pas le choix. Je ne l’ai que trop fait durant ma vie. Rendez-vous. Maintenant. Je vous protégerai. Si je veux que justice soit faite, je ne les laisserai pas vous exécuter. Mais si vous ne vous rendez pas… je vous traquerai sans relâche. Et soit je vous rattraperai, soit les autres vous tueront. »
Elle sembla peser la proposition.
« Je vous crois », dit-elle. Elle se pencha tout près de lui. « Mais je vais quand même tenter ma chance, capitaine. »
Une douleur aiguë dans le cou, puis tout devint noir.
Lorsque Gregor Dandolo se réveilla, ce fut à regret : il avait l’impression qu’un fondeur était passé par là et lui avait ouvert le crâne pour le remplir de métal en fusion. Il grogna, roula sur le dos et comprit qu’il avait dû demeurer des heures à plat ventre dans la boue, puisque le soleil était à présent levé. Un miracle que personne ne lui ait tranché la gorge avant de lui faire les poches.
Cela dit, la jeune femme, avant de partir, l’avait recouvert de déchets afin de le dissimuler. Un geste généreux, même si Gregor puait autant qu’un canal.
Il s’assit et grogna en se frottant le crâne. Puis ses pensées revinrent à la voleuse, et il se remémora son odeur. Une odeur distincte. Parce que la jeune femme sentait comme si elle était passée dans une fonderie de Tevanne, ou près d’une cheminée de fonderie.
Étant le fils d’Ofelia Dandolo, Gregor en savait long sur les fonderies tevanniennes.
Il rit de lui-même, incrédule, se releva et partit en chancelant.