16

Orso serra les dents, se frotta le front et soupira.

« Je jure, murmura-t-il, que si j’entends encore une seule ineptie de merde…

– Silence », chuchota Ofelia Dandolo.

Orso posa la tête sur la table devant lui. Il était doué pour associer des concepts abstraits. C’était la base de sa profession : il rédigeait des dissertations et des arguments qui convainquaient la réalité d’accomplir des choses inédites et utiles.

Alors, s’il y avait bien une chose qu’il détestait – une chose qui le rendait absolument, positivement fou de colère – c’était un quidam incapable d’en arriver au curain de fait. Voir quelqu’un jongler maladroitement avec les mots et les idées, tel un écolier essayant de s’orienter sous une jupe, lui faisait l’effet d’avaler une poignée de verre pilé.

« Le fait est… », poursuivit l’orateur – un hypatus adjoint de Morsini, un trou du cul pomponné dont Orso n’avait même pas pris la peine de retenir le nom, « … qu’il est possible d’établir des critères selon lesquels nous pourrons mesurer, analyser et établir la possibilité que la coupure des Communes ait été un phénomène naturel – ce par quoi j’entends l’effet secondaire d’une tempête ou de quelque autre fluctuation météorologique de l’atmosphère – par opposition à un phénomène anthropologique – ce par quoi je veux dire le fruit d’une action humaine.

– Cette petite merde vient sûrement de découvrir ce mot », grogna Orso.

Ofelia Dandolo lui lança un bref regard. Orso s’éclaircit la gorge comme si son commentaire n’avait été qu’une légère quinte de toux.

Le conseil de Tevanne débattait depuis plus de trois heures sur la coupure. À la grande surprise d’Orso, on avait réussi à faire sortir Eferizio Michiel et Torino Morsini de leur campo. On ne voyait presque jamais les chefs de ces deux maisons, et encore moins au même endroit. Eferizio tentait de rester assis bien droit et d’avoir l’air noblement préoccupé, alors que Torino émettait des ondes d’ennui palpables. Ofelia, comme toujours, se comportait dignement, de l’avis d’Orso, encore qu’il devinait qu’elle arrivait au bout de sa patience.

Il n’empêche que l’hypatus demeurait sur le qui-vive et ne cessait de réfléchir tout en scrutant les visages alentour. La pièce regroupait certains des hommes les plus puissants de la ville, nombre d’entre eux issus des lignées des fondateurs. Si l’un d’eux trahissait de la surprise à voir Orso en vie… eh bien, cela constituerait un indice précieux.

Ofelia s’éclaircit la gorge.

« Il n’existe aucun précédent d’une coupure naturelle des enluminures, dit-elle, pas du fait d’un typhon ou autre phénomène naturel, en tout cas, ni dans nos archives ni dans celles de l’Empire occidental. Alors pourquoi ne pas nous épargner ces divagations et nous demander, tout simplement, si elle n’est pas la conséquence de quelque chose que nous avons pu faire ici, à Tevanne ? »

Des murmures emplirent la salle.

« Accusez-vous une autre maison marchande, fondatrice ? demanda un représentant de la maison Morsini.

– Je n’accuse personne, se défendit Ofelia, car je n’y entends rien. Ne pourrait-ce être l’effet secondaire accidentel de quelque expérience ? »

Les murmures s’amplifièrent.

« Ridicule, commenta quelqu’un.

– Absurde.

– Injurieux.

– Si le Cartel Dandolo désire émettre ce genre de supposition, coupa l’un des délégués de Michiel, peut-être votre hypatus pourrait-il nous fournir des conclusions allant dans ce sens ? »

Tous les yeux se braquèrent sur Orso.

Merveilleux, songea-t-il.

Il s’éclaircit la gorge à son tour et se leva.

« Je me dois de légèrement amender l’intervention de ma fondatrice, dit-il. Il existe, dans l’histoire hiérophantique, une légende obscure dans laquelle apparaît peut-être le phénomène auquel nous avons assisté : la bataille d’Armiedes. » Il regarda calmement autour de lui. Allez, fumier, pensa-t-il. Trahis-toi. Révèle-toi. « Ce qui s’est produit lors de ces événements reste au-delà des capacités de Tevanne, naturellement, enchaîna-t-il, mais si nous nous fions aux chroniques, cela reste possible. »

L’un des Morsini poussa un soupir exaspéré.

« Encore des hiérophantes, encore des magiciens ! Qu’attendre de plus de la part d’un disciple de Tribuno Candiano ? »

À ces mots, tout le monde se tut. Tous les regards se braquèrent sur le représentant des Morsini, qui comprenait petit à petit qu’il avait dépassé les bornes.

« Euh… je vous présente mes excuses », dit-il. Il se tourna lentement vers un coin de la salle qui jusque-là était resté calme. « Mes mots ont dépassé ma pensée, messieurs. »

Tout le monde l’imita et scruta la partie de la pièce dévolue aux représentants de la Compagnie Candiano, bien moins nombreux que ceux des autres maisons. Un jeune homme d’une trentaine d’années était assis sur le siège du fondateur ; pâle, rasé de près, il portait une toge vert sombre et un couvre-chef plat élaboré, décoré d’une grosse émeraude. Il sortait du lot de bien des façons : il avait environ un tiers de l’âge des trois autres fondateurs et il n’était pas – comme chacun le savait – un véritable fondateur, ni même un parent de sang de la famille Candiano.

Orso regarda le jeune homme en plissant les yeux. Car si Orso détestait bien des gens à Tevanne, il avait une aversion particulière pour Tomas Ziani, l’officier en chef de la Compagnie Candiano.

Ce dernier s’éclaircit la gorge et se leva.

« Vous ne médisez pas, monsieur, lança-t-il. La fascination qu’exerçaient les Occidentaux sur mon prédécesseur, Tribuno Candiano, a apporté la ruine à notre noble maison. »

Notre noble maison ? pensa Orso. Tu n’es là que par alliance, petite fiente !

Tomas hocha la tête en direction d’Orso.

« Ce que l’hypatus de Dandolo, naturellement, sait bien. »

Orso lui lança un maigre sourire, s’inclina et se rassit.

« Il serait, comme de bien entendu, ridicule d’imaginer qu’une maison marchande tevannienne soit capable de reproduire n’importe quel effet hiérophantique, annonça Tomas Ziani. Et a fortiori de provoquer cette coupure, et cela sans même aborder les implications morales de la chose. Mais j’ai le regret de constater que la fondatrice de Dandolo n’en est pas véritablement venue au fait ; ce que, je crois, nous cherchons tous à savoir est… Partons du principe que nous souhaitions découvrir si une maison marchande est derrière la coupure ; à quelle autorité nous référer ? Quelle organisation supervisera l’enquête ? Et qui composera cette organisation ? »

La pièce explosa en murmures mécontents.

Et sur ce, pensa Orso avec un soupir, le jeune Tomas donne le coup de grâce à cette stupide réunion. Parce que l’idée qu’une autorité municipale ou gouvernementale puisse mettre le nez dans les affaires des maisons marchandes était une hérésie. Elles préféreraient faire faillite et s’éteindre que de se soumettre à une chose pareille.

Ofelia soupira. Une poignée de minuscules papillons blancs voletèrent autour de sa tête.

« Quelle perte de temps », souffla-t-elle en les chassant de la main.

Orso jeta un bref regard à Tomas et découvrit, à sa surprise, que le jeune homme l’observait. En particulier, il fixait l’écharpe qu’il portait autour du cou. Avec intensité.

« Peut-être pas totalement », dit-il.

 

Lorsque le conseil se termina, Orso et Ofelia s’entretinrent rapidement dans le cloître.

« Je veux seulement m’en assurer, dit-elle doucement. Vous ne pensez pas qu’il s’agit d’un sabotage ?

– Non, fondatrice.

– Comment en êtes-vous si sûr ? »

Parce que je connais une voleuse crasseuse qui prétend avoir tout vu, pensa-t-il. Mais il répondit :

« Si c’était du sabotage, ils auraient pu faire foutrement mieux. Pourquoi viser les Communes ? Pourquoi n’affecter que marginalement les campos ? »

Ofelia Dandolo hocha la tête.

« Existe-t-il… une raison de soupçonner un sabotage, fondatrice ? » enchaîna-t-il.

Elle lui lança un regard perçant.

« Disons simplement, répondit-elle à contrecœur, que nos récents travaux sur la lumière pourraient attirer… l’attention de tiers. »

Une information intéressante. Orso jouait avec l’enluminure de la lumière depuis des décennies, mais ce n’était qu’au sein du Cartel Dandolo, grâce à son réseau de lexiques supérieur, qu’il avait commencé à travailler sur le phénomène inverse : enluminer un objet non pour qu’il émette une lueur, mais pour qu’il l’absorbe, afin de produire un halo d’ombre perpétuelle, même en plein jour.

Ofelia Dandolo estimait donc que d’autres maisons pouvaient redouter cette technologie ? Étrange…

Qu’est-ce qu’elle cherche à cacher dans les ombres, au juste ? songea-t-il.

« Comme en toutes choses, reprit-elle, je compte sur votre discrétion, Orso. Mais particulièrement à ce sujet.

– Certainement, fondatrice.

– À présent, si vous voulez bien m’excuser, je dois assister à une autre réunion.

– Moi aussi. Bonne journée, fondatrice. »

Il la regarda partir, puis pivota et fila vers les couloirs entourant le bâtiment, où des légions d’assistants, de serviteurs et de clercs patientaient en attendant de subvenir aux besoins des grands et nobles hommes du conseil. Parmi eux, Berenice, qui bâillait en frottant ses yeux gonflés de sommeil.

« Quatre heures seulement ? s’étonna-t-elle. Ça a été rapide, monsieur.

– Vraiment ? » fit Orso en la dépassant rapidement.

Il fendit un groupe de personnes habillées de blanc et de jaune – les couleurs du Cartel Dandolo –, puis la foule rouge et bleu – la Maison Morsini – et enfin l’assemblée pourpre et or qui était, naturellement, la Corporation Michiel.

« Ah, fit Berenice. Où allons-nous, monsieur ?

– Vous, allez dormir. Vous en aurez besoin d’ici ce soir.

– Et vous, quand dormirez-vous, monsieur ?

– Est-ce que je dors jamais, Berenice ?

– Ah. Je vois, monsieur. »

Il s’arrêta devant un dernier groupe, vêtu de vert sombre et de noir – les couleurs de la Compagnie Candiano. Cet attroupement était bien plus réduit que les autres et moins raffiné. Les effets de la faillite des Candiano se faisaient encore sentir.

« Hum… que comptez-vous faire, monsieur ? demanda Berenice avec un soupçon d’inquiétude.

– Poser des questions », répondit Orso.

Il balaya le groupe du regard. Il n’était pas sûr qu’elle serait là et se sentit ridicule de l’avoir seulement envisagé. Mais alors, il remarqua la noble et grande dame qui se tenait à l’écart de la petite troupe.

Orso la fixa et regretta aussitôt son idée. Elle portait une robe à manches bouffantes d’une complexité ahurissante et ses cheveux étaient entortillés pour former une broche ouvragée couverte de perles et de rubans. Son visage était peint en blanc, avec une barre bleue du dernier cri en travers des yeux.

« Mon Dieu, souffla Orso. Elle a succombé à ces bouffonneries d’aristocrates. Je n’arrive pas à le croire. »

Berenice jeta un bref regard à la femme, écarquilla les yeux et se tourna vers Orso, manifestement terrifiée.

« Ne faites pas ça, monsieur. »

Il agita la main.

« Rentrez chez vous, Berenice.

– Ne… n’allez pas lui parler. Ce serait très mal avisé. »

Il comprenait parfaitement l’effroi de son assistante : l’idée d’approcher la fille du fondateur d’une maison rivale était folle. En particulier quand elle était aussi l’épouse de l’officier en chef de cette maison. Mais Orso devait sa carrière à une série de choix malheureux.

« Assez, coupa-t-il.

– Il serait affreusement inapproprié de votre part de l’approcher, insista Berenice, quel que soit votre… »

Orso se tourna vers elle.

« Quel que soit mon quoi ? »

Berenice le foudroya du regard.

« Quel que soit votre passé avec elle, monsieur.

– Mes affaires sont… mes affaires. Et à moins que vous ne vouliez vous y retrouver mêlée, je vous conseille de partir sur-le-champ, Berenice. »

Elle le dévisagea un moment puis soupira et s’éloigna.

Orso la regarda. Il avala sa salive, essaya de se calmer. Est-ce que je fais ça pour une bonne raison, songea-t-il, ou seulement pour pouvoir lui parler ? Il décida de ne pas atermoyer. Il pivota sur son talon et marcha droit sur la femme.

« Cette robe, commença-t-il, paraît absurde, sur vous. »

La femme lui lança un bref regard, puis le fixa, interloquée, outrée, bouche bée. Enfin, elle le reconnut, et la surprise quitta ses traits.

« Ah. Évidemment. Bonjour, Orso. » Elle jeta un regard nerveux autour d’elle. Nombre des serviteurs de la Compagnie Candiano les épiaient ou faisaient de leur mieux pour s’en abstenir. « Vous êtes… très impoli, vous savez ?

– Je crois que j’ai oublié ce que le mot poli signifiait, Estelle.

– D’après mon expérience, vous ne l’avez jamais su. »

Il sourit.

« Vraiment ? C’est bon de vous revoir, Estelle. Même si vous voilà reléguée aux salles du fond comme un foutu valet. »

Elle lui rendit son sourire, ou du moins essaya. Ce n’était pas le sourire qu’Orso connaissait si bien. Lorsqu’il la fréquentait, des années plus tôt, les yeux d’Estelle Candiano pétillaient, pleins de vie, plus affûtés que des stylets. Mais il y avait à présent quelque chose de… morne dans son regard.

Elle semblait fatiguée. Elle avait douze ans de moins qu’Orso mais elle lui paraissait si vieille, pourtant.

Elle l’invita d’un geste à s’éloigner des oreilles indiscrètes du reste du groupe.

« C’est vous qui avez abruptement mis fin à la réunion ? demanda-t-elle. Quatre heures, c’est un peu bref, n’est-ce pas ?

– Non. C’est votre mari qu’il faut remercier.

– Ah. Et qu’a bien pu dire Tomas ?

– Des choses assez déplaisantes sur votre père.

– Je vois. » Il y eut une pause gênée. « Étaient-elles vraies, ces choses ?

– Eh bien, oui. Mais elles m’ont quand même emmerdé.

– Pourquoi ? Je croyais que vous le détestiez. Quand vous avez quitté la Compagnie Candiano, vos relations étaient très tendues.

– Cela restait des relations. Comment va Tribuno ?

– Il est toujours à l’agonie, répondit sèchement Estelle. Et toujours fou. Alors… aussi mal que possible.

– Je… vois », dit-il doucement.

Elle le scruta.

« Mon Dieu, dit-elle. Mon Dieu ! Serait-ce de la pitié que je discerne sur le jadis beau visage du tristement célèbre Orso Ignacio ? Des regrets ? Voire du chagrin ? Je n’aurais jamais cru la chose possible !

– Arrêtez.

– Je n’ai jamais décelé cette tendresse quand vous étiez encore parmi nous, Orso.

– Ce n’est pas vrai, répondit-il vivement.

– Je… vous présente mes excuses. Je voulais dire, à son égard.

– Ce n’est pas vrai non plus. » Orso pesa soigneusement ses mots. « Votre père était et reste probablement le plus brillant enlumineur de toute l’histoire de Tevanne. Il a pratiquement construit cette foutue cité. Ce sont ses inventions qui gardent tout d’équerre. Ce n’est pas rien, même s’il a énormément changé.

– Changé… Est-ce le mot qui convient ? Le voir s’étioler… le voir pourrir, et se corrompre à la poursuite de ces vanités occidentales, dépenser des centaines de milliers de duvots sur ces fantaisies décadentes… Je ne suis pas sûre que je qualifierais tout cela de “changement”. Nous n’avons pas encore récupéré totalement, vous savez ? » Elle jeta un bref regard à l’attroupement derrière elle. « Regardez-nous. Habillés comme des clercs, seulement accompagnés d’une poignée de serviteurs… Jadis, le conseil nous appartenait. Nous entrions ici tels des dieux, des anges. Comme nous avons déchu…

– Je sais. Et vous-même, vous n’enluminez plus. N’est-ce pas ? »

Estelle parut se vider de sa substance.

« N… non. Comment le savez-vous ?

– Parce que vous étiez une enlumineuse sacrément douée en votre temps… »

Ils échangèrent un regard et tous deux comprirent les mots qui n’avaient pas été prononcés : même si votre père ne l’a jamais reconnu. Parce que si Tribuno Candiano était un homme exceptionnellement brillant, il était aussi suprêmement indifférent envers sa fille, et il ne se privait pas de faire savoir qu’il aurait préféré un fils.

Et peut-être était-ce pour cela qu’il l’avait traitée ainsi. Car lorsque les obsessions occidentales de Tribuno Candiano avaient précipité sa maison marchande vers la faillite, il avait pour ainsi dire mis la main de sa fille aux enchères pour payer ses dettes – et le jeune Tomas Ziani, héritier de l’obscènement riche famille Ziani, s’était empressé d’en faire l’acquisition.

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-elle.

– Si Tomas vous laissait travailler, vous auriez déjà remis la compagnie sur pied, je parie. Vous étiez habile. Foutrement habile.

– Ce n’est pas le rôle de l’épouse d’un officier en chef.

– En effet. On dirait que le rôle de l’épouse d’un officier est d’attendre ici, dans les couloirs, et d’être vue, obéissante, humble et patiente. »

Elle lui lança un regard mauvais.

« Pourquoi être venu me parler, Orso ? Pour glisser vos doigts dans de vieilles blessures, rien de plus ?

– Non.

– Alors ? »

Il prit une inspiration.

« Écoutez, Estelle… il se passe des saloperies.

– Êtes-vous sûr de pouvoir aborder le sujet ? Ofelia Dandolo ne vous fera-t-elle pas griller le scrotum ?

– Sûrement, mais je vais quand même le dire. Concernant le matériel de votre père… sa collection occidentale, toutes ces choses qu’il a achetées. Appartiennent-elles encore à la Compagnie Candiano, ou ont-elles été vendues aux enchères ?

– Pourquoi ? »

Il se souvint du regard que lui avait lancé Tomas Ziani et ricana.

« Je suis curieux, c’est tout.

– Je l’ignore, répondit-elle. Tout cela est sous le contrôle de Tomas, désormais. Je suis bien éloignée de toute décision, Orso. »

Il réfléchit. Tomas Ziani était richissime et avait la réputation d’être un négociant rusé – mais aucunement un enlumineur. En matière de sceaux, il n’aurait pas fait la différence entre son propre cul et un trou dans le sol. L’idée qu’il fabrique quelque chose d’aussi puissant que l’appareil à écouter ou les plaques de gravité était risible.

Mais Tomas ne manquait ni de moyens ni d’ambition. Ce qu’il ne pouvait fabriquer lui-même, il pouvait toujours l’acheter.

Et il a peut-être encore accès à l’enlumineur le plus malin de tout Tevanne, pensa Orso.

« Est-ce que Tomas voit Tribuno, parfois ? demanda-t-il.

– Parfois, répondit Estelle avec une grande méfiance.

– Est-ce qu’il lui parle ? Et si oui, de quoi ?

– Vous dépassez les bornes, rétorqua-t-elle. Qu’est-ce qui se passe, Orso ?

– Je vous l’ai dit. Il y a des forces à l’œuvre dans la cité. Estelle… si Tomas devait… me faire un sale tour, s’en prendre à moi… vous me le diriez, n’est-ce pas ?

– Comment ça, s’en prendre à vous ? »

Orso baissa le bord de son écharpe avec un doigt et lui montra une partie de son cou meurtri.

Elle écarquilla les yeux.

« Mon Dieu, Orso… Qui… qui vous a fait ça ?

– C’est ce que j’essaye de découvrir. Alors, si Tomas devait tenter quelque chose contre moi, vous me préviendriez ?

– Vous… vous pensez vraiment que Tomas aurait pu faire une chose pareille ?

– Au fil des ans, bien des gens convenables et civilisés ont essayé de me tuer. Est-ce que vous êtes au courant de quelque chose, Estelle ? Et, encore une fois, le cas échéant, m’avertiriez-vous ? »

Elle le dévisagea et un mélange d’émotions parcourut ses traits : surprise, colère, rancœur puis tristesse.

« Est-ce que je vous le dois ?

– Je pense, répondit Orso. Je ne vous ai jamais beaucoup demandé. »

Elle resta silencieuse un long moment.

« Ce n’est pas vrai, dit-elle. Vous… vous avez demandé ma main. Mais après cela… non, vous ne m’avez plus rien demandé. »

Ils restèrent dans le couloir, entourés de serviteurs, ne sachant que dire. Estelle cligna rapidement des yeux.

« Si je pensais que Tomas était une menace pour vous, je vous le dirais, Orso.

– Même si cela allait à l’encontre des intérêts de Candiano ?

– Oui.

– Merci. » Il s’inclina profondément. « Je… je vous remercie pour votre temps, dame Ziani. »

Il tourna les talons et s’éloigna. Il s’efforça de garder la tête haute et les bras raides. Après avoir parcouru quelques dizaines de mètres dans le couloir, il se glissa derrière une colonne et observa la délégation de la Compagnie Candiano.

Lorsque Tomas Ziani et les autres émergèrent à leur tour de la salle du conseil, il le remarqua aussitôt : les serviteurs se redressèrent subitement, conscients du retour de leur maître. Mais pas Estelle. Elle semblait pétrifiée et regardait fixement dans le vide. Et lorsque son mari vint prendre sa main pour l’emmener, elle parut à peine lui prêter attention.