Sancia dormait encore quand on frappa à sa porte.
« Le soleil se couche, annonça Gregor. Notre carriole sera bientôt là. »
Elle grogna, se laissa glisser hors du lit sans drap et tituba jusqu’au rez-de-chaussée. Toutes les blessures et les égratignures des deux derniers jours lui semblaient s’être étendues, au point que son corps n’était plus qu’un gros hématome. Lorsqu’elle vit Gregor, elle songea qu’il devait éprouver la même chose : voûté, comme pour éviter de forcer sur son dos, il gardait son bras bandé serré contre sa poitrine.
Au bout de quelque temps, la porte d’entrée s’ouvrit sur Berenice, qui les scruta rapidement.
« Bon Dieu, dit-elle. J’ai déjà vu des têtes plus joyeuses sur un mausolée. Venez, la carriole est prête. Mais je vous préviens qu’il est de mauvaise humeur.
– Ça lui arrive d’être de bonne humeur ? fit Sancia en la suivant.
– Alors, disons qu’il est de pire humeur », précisa Berenice.
Elle les amena au département de l’hypatus au moment où le soleil glissait derrière les nuages.
< Tu es prêt, Clef ? > demanda Sancia.
< Bien sûr. > Il avait retrouvé son ton enjoué.
< Et… tu te sens bien ? >
< Je me sens bien. Très bien. C’est un peu ça, le problème, petite. >
Elle essaya de masquer son inquiétude.
< Haut les cœurs >, reprit Clef. < Je vais au moins te tirer de ce pétrin. Je te le promets. >
Les bureaux de l’hypatus étaient encore silencieux et plongés dans la pénombre. Ils prirent l’entrée de derrière pour gagner un petit escalier. Orso les attendait au dernier étage, à côté de son atelier.
< C’est donc le type qui m’a acheté, hein ? > demanda Clef.
< Ouais. >
< Il ressemble à quoi ? >
« Surtout, ne vous pressez pas ! tempêta Orso. J’ai cru que j’allais mourir de vieillesse ! »
< Laisse tomber, je pense que je le situe. >
« Bonsoir, Orso, dit Gregor. Comment s’est passée la réunion ?
– Ennuyeuse et rapide, répondit Orso. Mais… pas totalement inutile. J’ai quelques soupçons. Mais il faut qu’on trouve ce foutu appareil pour que je puisse confirmer leur exactitude. » Il se leva et désigna Sancia. « Vous. Vous êtes prête à recommencer ?
– Bien sûr, dit Sancia.
– Alors, je vous prie, ébahissez-nous.
– D’accord. Donnez-moi une seconde. » Elle regarda les escaliers qu’ils venaient de monter. Pour elle, tout se résumait à un océan de bruits, de murmures et de chants.
< Clef ? >
< Ouais ? >
< Alors, tu… euh… tu entends quelque chose ? >
< Oh, des tas de choses. Mais attends, laisse-moi me concentrer. >
Il y eut un silence. Elle partit du principe qu’il cherchait et lui répondrait dès qu’il aurait trouvé.
Mais alors, quelque chose… changea.
Les murmures et les chants redoublèrent. Puis les sons semblèrent s’étirer, bouillonner… et s’entremêler…
Enfin, des mots émergèrent du chaos ; des mots qu’elle put discerner.
< … apportez la chaleur, apportez-la, faites bouillir et remisez, et voilà, gardez la chaleur ici, oh, je vous en prie, comme j’aime réchauffer ce réservoir… >
< … ne laisserai entrer PERSONNE, absolument PERSONNE, on ne peut PAS entrer à moins de posséder la CLÉ, la clé est TRÈS IMPORTANTE, et je… >
< … forme rigide, forme rigide, forme rigide, pression sur les coins, je suis telle la pierre dans les profondeurs de la terre… >
Sancia comprit qu’elle percevait les enluminures mais pouvait aussi les comprendre sans même les toucher. De surprise, elle manqua de défaillir. Elle était presque sûre qu’elle venait d’entendre une sorte de réservoir d’eau, une serrure, et une structure de support enluminée, dont les voix provenaient toutes de quelque part dans le bâtiment.
< P… putain de merde ! > dit-elle.
Les voix reprirent leur chant indistinct.
< Quoi ? > demanda Clef. < Qu’est-ce qui se passe ? >
< Je… je les ai entendus ! J’entendais ce qu’ils disaient, Clef ! Tous les appareils, tous ! >
< Ah >, fit Clef avant de marquer une pause. < Ouaaaais, j’avais un peu peur que ça arrive. >
< Que quoi arrive ? >
< Plus je deviens fort, et plus mes pensées s’insinuent en toi. Dans ton cerveau, dans ton esprit. Il se pourrait que, ah, que je prenne un peu le pas sur toi. >
< Tu veux dire que j’entends ce que tu entends ? >
< Et que tu sens ce que je sens, ouais. Bah. > Clef toussota. < Ça peut devenir bizarre. >
Elle remarqua qu’Orso lui lançait des regards aussi hargneux qu’impatients.
< C’est dangereux ? >
< Je ne pense pas… >
< Alors laissons ça de côté, pour l’instant. Trouvons l’appareil d’enregistrement avant que ces fumiers commencent à s’inquiéter, on verra plus tard pour le reste. >
< D’accord, d’accord… C’est une sorte d’objet qui capture les sons, c’est ça ? >
< Je crois… Je comprends à peine toutes ces conneries ! >
< Hum. Entendu. >
Il y eut une autre pause… puis les voix envahirent de nouveau ses pensées, une avalanche de mots, de désirs et de peurs.
Certaines d’entre elles s’amplifiaient et diminuaient, rapidement, l’une après l’autre. Comme si Clef fouillait une pile de papiers, en examinait rapidement un avant de passer au suivant – sauf que tout se déroulait dans la tête de Sancia. La sensation était profondément déstabilisante.
Soudain, une voix émergea du chaos :
< … je suis un roseau dans le vent, je danse avec mon partenaire, mon compagnon, mon amour… je danse comme il danse, je me meus comme il se meut, je trace notre danse dans l’argile… >
< C’est ça >, dit Clef. < C’est lui. Tu l’entends ? >
< De la danse, de l’argile, de l’amour ? C’est quoi, ce merdier ? >
< C’est ainsi qu’ils pensent, qu’ils agissent >, expliqua Clef. < Ces appareils sont conçus par des humains. Et les humains fabriquent des objets qui fonctionnent comme eux. Si tu veux qu’un appareil fasse quelque chose, tu insères en lui un désir, tu comprends ? Il est à la cave, je crois. Viens. >
« Je pense que je l’ai, dit Sancia.
– Ouvrez la route », répondit Gregor.
Suivant à l’oreille les murmures de l’objet, Sancia traversa des ateliers pleins d’inventions inachevées, des rangées de creusets éteints, de rayonnages de livres. Clef la conduisit au bas des escaliers, à travers la mezzanine, puis dans un couloir latéral qui donnait sur une autre cage d’escalier. Il lui fit descendre plusieurs volées de marches, jusqu’au sous-sol, qui semblait aussi faire office de bibliothèque. Orso, Berenice et Gregor la suivaient, munis de petites lampes enluminées, sans souffler mot – mais la tête de Sancia était déjà pleine de paroles.
Il lui faudrait du temps pour s’y faire ; pendant si longtemps, les enluminures s’étaient résumées à un fond sonore mental composé de chuchotements. Quand Clef les avait filtrés, c’est comme s’il avait balayé une couche de sable pour révéler des mots gravés sur la route, juste sous ses pas.
Si je les entends à travers lui, qu’est-ce que je peux capter d’autre ? Et qu’est-ce qu’il reçoit de moi ? Elle se demanda si elle allait commencer à penser comme Clef, à agir comme lui sans même s’en rendre compte.
Ils entrèrent dans le sous-sol. Et la piste se termina brusquement sur un mur nu.
< Et maintenant ? > demanda Sancia.
< Ahem, c’est derrière. >
< Comment ? Derrière ? Derrière ce mur ? >
< On dirait. Je peux te montrer où se trouve l’objet, mais je ne peux pas te dire comment y accéder. Écoute… >
Une autre pause, puis elle entendit un bafouillis derrière le mur :
<… toujours pas de danse… toujours pas de sons. Silence. Rien sur quoi danser, ni pas ni tourbillons à inscrire dans l’argile… >
< Ouais >, confirma Sancia. Elle fit un pas en arrière et examina la cloison. < C’est derrière, en effet. Merde. > Elle soupira et dit : « Quelqu’un sait ce qui se trouve derrière ce mur ?
– Encore plus de mur, je suppose, répondit Orso.
– Non. L’objet est derrière.
– Vous avez trouvé l’appareil ? Vous en êtes sûre ?
– Oui. Ne nous reste qu’à découvrir comment l’atteindre. » Elle fit la grimace et ôta ses gants. « Attendez une minute. »
Elle inspira, se concentra, ferma les yeux et posa les mains sur le mur. Aussitôt, sa surface se déploya dans son esprit ; toutes ses vieilles pierres pâles et toutes ses couches de plâtre bondirent dans ses pensées. Il lui parla d’âge, de pression, de décennies passées à supporter tout le poids du bâtiment au-dessus et à le transférer dans les fondations. Sauf…
À un endroit précis, où il n’y avait pas de fondations.
Un passage, pensa-t-elle.
Les yeux toujours fermés, elle longea le mur, sa paume nue glissant sur sa surface. Enfin, elle l’atteignit ; une faille dans les fondations, juste sous sa position. Elle ouvrit les yeux, s’agenouilla, et posa les mains par terre.
Les planches grincèrent, gémirent et grognèrent dans sa tête, lui évoquant des milliers de pas, des semelles en bois ou en cuir et, parfois, des pieds nus. Son crâne la démangea lorsque des termites, des fourmis et autres insectes minuscules parcoururent ses os fissurés.
Mais une section du plancher était différente, déconnectée des autres d’une certaine manière, et quelque chose était vissé en elle.
Des charnières, pensa Sancia. Une porte. Elle suivit les sensations qui habitaient son esprit jusqu’à ce qu’elle arrive au coin d’un tapis bleu poussiéreux qu’elle souleva. En dessous, une vieille trappe abîmée.
« Une cave ? dit Gregor.
– Depuis quand est-ce qu’on a une cave ? s’étonna Orso.
– La bibliothèque des enluminures a été rénovée il y a des années, expliqua Berenice. La plupart des anciens murs ont été abattus et rebâtis. Il reste quelques vestiges : des portes qui ne mènent nulle part, ce genre de choses.
– Celle-là, en tout cas, conduit quelque part », affirma Sancia.
Elle glissa les doigts sous la trappe et la souleva. L’ouverture donnait sur une courte volée de marches humides qui se terminaient dans un petit tunnel se poursuivant au-delà du mur. En bas, il faisait totalement noir.
« Tenez », dit Berenice en lui tendant sa lanterne.
Sancia remit un gant, subitement consciente du regard attentif d’Orso, et la prit.
« Merci », dit-elle avant de descendre, la lampe enluminée dans la main.
Elle posa son autre main contre le mur. Le tunnel lui parla : ténèbres, poussières, humidité froide et immobile. Elle suivit le passage jusqu’à une petite échelle bringuebalante, qui menait à un vieil entresol muré et oublié. Et tout au fond…
< … attends de tracer mon chemin dans la flaque d’argile et de cire… quand mon partenaire recommencera-t-il à danser avec moi ? Quand pourrons-nous osciller, quand pourrons-nous tanguer ? >
< Le voilà >, dit Sancia. < Enfin. Je vais aller le chercher. >
Elle se mit à ramper.
< Attends >, dit Clef. < Arrête. >
Elle obéit.
< Quoi ? >
< Avance… juste un peu. Trente centimètres, pas plus. >
Elle s’exécuta.
< Merde >, fit Clef. < Il y a autre chose. C’est presque totalement noyé par l’appareil d’écoute, mais tu l’entends ? >
Une voix différente émergea des murmures.
< … j’attends. J’attends le signal, le gage, le signe >, disait ce nouvel appareil. < Comme j’ai hâte de le voir, comme j’ai hâte de le sentir se poser sur moi. Mais dans le cas contraire… Si mes domaines étaient envahis par ceux qui ne portent pas le signe, oh, l’étincelle que je produirais, vive et éblouissante, chaude et crépitante, telle une brève et magnifique étoile… >
< Merde, qu’est-ce que c’est ? > demanda Sancia.
< Je ne sais pas >, répondit Clef. < C’est au fond, près de l’appareil d’écoute, en tout cas. Tout près de lui. Je ne peux pas te montrer ce que c’est, cependant, seulement la fonction de ses enluminures. >
Sancia leva la lampe, mais sa lueur ne portait pas jusqu’au fond de l’entresol. Elle réfléchit, puis posa sa main nue sur le plancher.
Elle ressentit le bois, les clous, la poussière et les termites… et l’appareil, au fond du réduit, ou du moins ce qu’elle pensait être l’appareil. Une sorte de socle en fer très lourd ; le rouleau de cire, d’argile, ou quel que soit le support gravé, devait être imposant.
Mais à côté se trouvait un autre objet, également très lourd. Un tonneau, songea-t-elle… Rond, en bois, rempli de quelque chose.
Elle flaira l’air et crut reconnaître l’odeur du soufre.
Elle se figea.
< Clef, alors, cette chose… si quelqu’un s’en approche trop sans avoir le, euh, le bon signal ou autre… >
< Elle produit une étincelle. >
Pause.
< Attends >, dit Clef.
< Ouais. >
< C’est une bombe, non ? >
< Ouais. Une putain de bombe. Une bonne grosse bombe de merde. >
Une autre pause.
< Je… Hum, je vais reculer lentement >, dit Sancia. < Très lentement. >
< Bonne idée. Super idée. En fait, j’adore cette idée. >
Sancia se replia lentement dans le passage.
< Je suppose qu’il n’y a pas moyen de neutraliser l’enluminure ? > demanda-t-elle.
< Pas sans la toucher >, répondit Clef. < Je peux voir ce qu’elle est, découvrir ce qu’elle fait et te la montrer. Mais je ne peux pas interférer sans contact. >
< Alors on est écurés. >
< À moins que tu ne veuilles risquer d’être réduite en purée, en gros, ouais. >
Elle soupira.
< Bon, allons le dire aux autres. >
« Donc, on ne peut pas s’en approcher, conclut Gregor. Nous sommes dans une impasse.
– C’est ça », répondit Sancia, assise par terre dans le noir, tout en époussetant ses manches et ses genoux.
Orso ne disait rien et se contentait de fixer le sombre passage. Depuis que Sancia était revenue, il n’avait pipé mot.
« Il y a sûrement un moyen de contourner cet appareil ? » proposa Berenice.
Gregor secoua la tête.
« J’ai déjà eu affaire à des mines enluminées durant les guerres. Si vous n’avez pas le bon signal, elles vous réduisent en charpie.
– Alors, on ne peut pas récupérer l’appareil d’écoute, conclut Berenice. Mais ça ne peut pas être si grave, si ? Je veux dire, nous savons globalement tout ce que nous avons pu divulguer à ces gens, n’est-ce pas, monsieur ? »
Orso ne répondit pas et continua de fixer le passage.
< Ça ne me plaît pas >, dit Clef.
< À moi non plus. >
« Euh, fit Berenice, décontenancée. Enfin. Je veux dire, on pourrait essayer d’examiner l’appareil de loin pour identifier son fabricant. Mais j’ai travaillé sur les plaques gravifiques tout l’après-midi et je n’ai toujours rien.
– Alors, on doit se concentrer sur ce qu’on sait, répondit Sancia. On sait que l’appareil est ici, en bas. On sait qu’il fonctionne. On sait que tout le monde a pu voir Orso à cette foutue réunion, et constater qu’il était encore en vie. Du coup, quelqu’un va venir. Bientôt.
– Et quand cette personne viendra, nous la capturerons ou la suivrons, dit Gregor. Je préfère la seconde solution, qui peut nous révéler bien plus de choses… » Il soupira. « Mais je suppose que la capture et l’interrogation sont notre seule option. Nous ignorons dans quel campo retournera cet agent, et bien sûr dans quelle enclave de ce campo. Il nous faudrait un sachet, des clés et toutes sortes d’autorisations… »
< Ça pourrait être amusant >, dit Clef.
< Tu es sûr de vouloir faire ça ? On ne sait pas quel genre d’obstacle on risque de rencontrer. >
< Je te l’ai dit, je ne veux pas passer mes journées dans ta poche à ne rien faire, petite. >
« Je… je peux parler à mes contacts du marché noir, intervint Sancia. Je peux trouver des sachets.
– En nombre suffisant ? » s’étonna Gregor.
Non ; mais peut-être qu’ils n’en savaient rien.
« Ouais.
– Et des autorisations ? ajouta Berenice.
– Si vous me donnez assez d’argent, je peux vous faire entrer dans les campos. »
Clef ricana.
< Et hop, un peu d’argent facile. >
« Alors, je crois que c’est décidé, dit Gregor. Vous trouvez des sachets, nous tendons le piège et nous attendons. D’accord ?
– D’accord, acquiesça Berenice.
– D’accord », fit Sancia.
Tous se tournèrent vers Orso et attendirent sa réponse.
« Monsieur ? » l’appela Berenice.
Enfin, celui-ci se tourna pour regarder Sancia.
« C’était… une sacrée performance, souffla-t-il.
– Merci… je crois ? » répondit-elle.
Il la détailla des pieds à la tête.
« Un hypatus dispose d’une méthode assez simple pour rester en vie, vous savez ? reprit-il. Ne jamais utiliser une enluminure qu’il ne comprend pas complètement. Et, jeune fille… je dois admettre que je ne vous comprends pas du tout.
– Pas la peine, dit Sancia. Contentez-vous de piger les résultats que je peux obtenir pour vous.
– Non. Il me faut bien plus que ça. Par exemple, comment puis-je être sûr que vous dites la vérité ?
– Hein ?
– Vous partez faire un tour dans le noir, vous prétendez avoir trouvé l’appareil, mais qu’on ne peut pas s’en approcher ; si nous allons voir par nous-mêmes, nous mourons. Impossible de le vérifier. Ça me semble un peu trop commode.
– Je vous ai aidés, jusque-là. J’ai trouvé le foutu appareil dans la statue !
– Mais comment avez-vous fait ? Vous ne nous l’avez pas dit. Vous ne nous avez rien dit du tout !
– Orso, coupa Gregor, je pense que nous pouvons lui faire confiance.
– Au nom de quoi, si nous ne savons même pas de quelle manière elle parvient à faire ce qu’elle fait ? Trouver un appareil est une chose, mais voir à travers les murs, découvrir la trappe… Je veux dire, elle n’a pas hésité une seconde : on aurait dit un chien qui suit une piste ! »
< Oh-ho >, fit Clef.
Orso se retourna vers Sancia.
« Vous avez découvert tout cela en tendant l’oreille ?
– Ouais.
– Et en palpant les murs ?
– Ouais. Et après ? »
Il la fixa un long, long moment.
« D’où venez-vous, Sancia ?
– Du Creuset, répondit-elle avec bravade.
– Mais avant cela ?
– De l’Est.
– Où, à l’Est ?
– Allez suffisamment loin à l’est et vous finirez par trouver.
– Pourquoi ne pas répondre ?
– Parce que ce ne sont pas vos putains d’oignons.
– Si, ce sont mes oignons. Vous êtes mes oignons depuis le moment où vous m’avez volé ma clé. » Il se rapprocha et la toisa, suivant du regard la cicatrice qui courait sur le côté de sa tête. « Vous n’avez pas à me le dire, reprit-il à voix basse. Ce n’est même pas la peine. Je le sais déjà. »
Elle se tendit. Son cœur battait si fort qu’il lui faisait l’effet d’un murmure.
« Silicio, dit Orso. La plantation Silicio. C’est de là que vous venez, n’est-ce pas ? »
L’instant d’après, sans s’en rendre compte, Sancia serrait le cou de l’hypatus de ses deux mains.
Elle n’en avait pas eu l’intention. Elle comprenait à peine ce qui s’était passé. Elle était assise par terre, puis Orso avait prononcé le nom et, soudain, elle avait flairé l’odeur piquante de l’alcool, entendu le bourdonnement des mouches, et le côté de sa tête s’était embrasé – aussitôt, elle tenta d’étrangler en hurlant un Orso Ignacio terrifié, d’écraser à mains nues sa trachée déjà meurtrie.
Elle beuglait quelque chose, encore et encore. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle répétait :
« C’était toi ? C’était toi ? Alors, c’était toi ? »
Berenice se jeta sur elle et essaya de lui faire lâcher prise, en vain. Gregor la rejoignit et puisqu’il faisait deux fois, sinon trois fois le poids de Sancia, il obtint plus de succès.
Gregor Dandolo immobilisa le corps de Sancia de ses gros bras et la plaqua contre lui.
« Lâche-moi ! hurlait-elle. Lâche-moi ! Lâche-moi ! Lâche-moi !
– Sancia, dit Gregor avec un calme surprenant. Arrêtez. Calmez-vous. »
Orso toussait, hoquetait en essayant de se relever.
« Nom de Dieu, qu’est-ce que…
– Je vais le tuer ! aboyait Sancia. Je vais te tuer, écuré de fumier !
– Sancia, insista Gregor, vous n’êtes plus là où vous croyez être.
– Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Berenice, terrifiée.
– C’est un réflexe, dit Gregor. J’ai déjà vu ça chez les vétérans, et je l’ai personnellement vécu.
– C’est lui ! » beugla Sancia. Elle rua inutilement. « C’était lui ! Lui ! Lui !
– Elle revit un souvenir, expliqua-t-il en grognant légèrement. Un mauvais souvenir.
– C’était lui ! » Elle sentait les vaisseaux sanguins se gonfler sur son front, l’air chaud et moite sur sa peau, entendait les chants dans les plantations, les gémissements dans le noir. « C’était lui, lui ! »
Orso toussa, se secoua et cria à son tour :
« Ce n’était pas moi ! »
Sancia bataillait contre l’étreinte de Gregor. Son dos et sa nuque la brûlaient d’épuisement, mais elle ne cessait de se débattre.
< Petite >, dit Clef dans son oreille. < Petite ! Tu m’entends ? Il a dit que ce n’était pas lui ! Reviens-moi ! Où que tu sois, reviens, s’il te plaît ! >
Sancia ralentit en entendant la voix de Clef. L’avalanche des sensations de la plantation reflua de son esprit. Puis, épuisée, elle devint inerte.
Orso s’assit par terre pour reprendre son souffle.
« Ce n’était pas moi, Sancia. Je n’ai rien à voir avec Silicio. Rien ! Je le jure ! »
Sancia, hors d’haleine, ne répondit pas. Elle n’avait plus une once d’énergie.
Gregor la laissa doucement glisser et l’aida à s’asseoir par terre. Puis il s’éclaircit la gorge comme s’ils venaient simplement d’avoir une grosse dispute au cours d’un repas animé.
« Je dois vous demander… Qu’est-ce que Silicio ? »
Orso se tourna vers Sancia. Elle lui renvoya un regard dur mais ne dit rien.
« Pour moi, ce n’était qu’une rumeur, dit l’hypatus. Selon laquelle, dans une certaine plantation, des enlumineurs… pratiquaient sur les esclaves le seul art qu’il nous est strictement interdit de pratiquer. »
Berenice se tourna pour le dévisager, horrifiée. Gregor comprit :
« Vous voulez dire…
– Oui, soupira Orso. L’enluminure d’êtres humains. Et quand je vois Sancia… J’ai l’impression que l’opération a abouti, au moins une fois. »
« Presque personne ne se souvient des premiers jours, lorsqu’on tenta d’enluminer des humains », raconta Orso d’un ton sombre. Il était assis à la tête de l’une des grosses tables en bois de sa bibliothèque d’enluminures. « Et personne n’a envie de se les rappeler. Je sortais à peine de l’école quand la pratique a été interdite. Mais j’ai étudié plusieurs cas. Je sais ce qui s’est passé. Je sais pourquoi ils ont renoncé. »
Sancia, assise à l’autre bout de la table, se balançait doucement d’avant en arrière. Gregor et Berenice, en attendant d’en savoir plus, regardaient tantôt Orso, tantôt elle.
« Nous savons comment changer la réalité d’un objet, dit Orso en choisissant soigneusement ses mots. Nous parlons le langage des objets. Utiliser ce langage avec des êtres humains, essayer de diriger leur corps avec des sceaux… ça ne fonctionne pas.
– Pourquoi ? demanda Gregor.
– D’une part, parce que nous ne sommes pas assez doués. Cela se rapproche de l’enluminure gravifique, mais en beaucoup plus difficile. Il faudrait une quantité d’efforts ahurissante pour y parvenir – trois, quatre, cinq lexiques, et ce pour altérer une seule personne.
– Et d’autre part ?
– D’autre part, ça ne fonctionne pas parce que les objets sont idiots. Enluminer consiste à imposer des définitions méticuleuses, précises, et les objets ne sont pas difficiles à ce niveau. Le fer reste du fer. La pierre est de la pierre. Le bois est du bois. Les objets ont, pour ainsi dire, un sens d’eux-mêmes très basique. Les gens, cependant, et les créatures vivantes… leur sens du soi est… complexe. Mouvant. Il évolue. Les gens ne se voient pas comme un simple sac de chair, de sang et d’os, même si, en gros, c’est ce qu’ils sont. Ils se perçoivent comme des soldats, des rois, des épouses, des maris, des enfants… Ils peuvent se convaincre d’être n’importe quoi et, pour cette raison, les enluminures avec lesquelles on les lierait ne pourraient rester ancrées en eux. Essayer de lier une personne revient à écrire sur l’océan.
– Qu’est-ce qui est arrivé aux gens que les enlumineurs ont essayé d’altérer ? » demanda Gregor.
Orso ne répondit pas tout de suite.
« Même moi, je ne parlerai pas de ça. Pas maintenant. Ni jamais, si je peux éviter.
– Alors, qu’est-ce que Silicio, monsieur ? demanda Berenice.
– La pratique est illégale à Tevanne, répondit Orso, mais les lois de Tevanne, comme nous en sommes tous conscients, sont faibles et limitées. Et c’est délibéré. Aucune d’elles ne s’étend jusqu’aux plantations. Du moment qu’ils reçoivent leur sucre, leur café et le reste dans les temps, les Tevanniens se fichent éperdument de ce qui se passe là-bas. Alors… si quelqu’un demandait à une plantation d’accueillir une poignée d’enlumineurs tevanniens et de leur fournir des… spécimens… sur lesquels expérimenter…
– Alors, celle-ci recevrait un bonus, ou un contrat avantageux, ou quelque autre récompense lucrative de la part d’une des maisons marchandes, compléta Gregor d’un ton amer.
– Pour un motif qui officiellement n’aurait aucun lien avec la visite de ces enlumineurs, compléta Orso. Vu de l’extérieur, rien d’anormal.
– Mais pourquoi ? demanda Berenice. Pourquoi expérimenter sur des humains, monsieur ? Nos objets fonctionnent bien, pourquoi ne pas nous concentrer dessus ?
– Réfléchissez, Berenice, dit Orso. Imaginez que vous avez perdu un bras, ou une jambe, ou que vous êtes en train de mourir de la peste. Imaginez que quelqu’un puisse développer une corde de sceaux qui vous guérit, ou fait repousser votre membre, ou…
– Ou prolonge votre vie pendant très, très longtemps, murmura Berenice. On pourrait se faire enluminer pour tromper la mort elle-même.
– Ou enluminer l’esprit d’un soldat, ajouta Gregor, pour en chasser toute peur. Pour qu’il ne se soucie pas de sa propre vie. Pour qu’il fasse des choses méprisables, puis oublie qu’il les a faites. Ou encore, pour le rendre plus grand, plus fort, plus rapide que tous les autres soldats…
– Ou enluminer des esclaves pour qu’ils accomplissent les désirs de leur maître sans sourciller, proposa Berenice en jetant un coup d’œil furtif à Sancia.
– Les possibilités sont innombrables, conclut Orso.
– Silicio accueillait donc une expérience mise sur pied par une maison marchande ? demanda Gregor.
– Je n’ai entendu que des rumeurs. Une plantation, sur la Durazzo, où les gens s’essayaient encore aux arts interdits. J’ai ouï dire qu’on déplaçait le laboratoire d’île en île afin de le rendre difficile à localiser. Mais il y a quelques années, un désastre a frappé l’île de Silicio. Une maison de planteurs a brûlé. Tous les esclaves se sont enfuis. Et parmi les victimes de l’incendie figuraient plusieurs enlumineurs tevanniens, bien que personne n’ait pu expliquer ce qu’ils faisaient là-bas. »
Ils regardèrent Sancia, qui se tenait à présent totalement immobile, le visage entièrement dénué d’expression.
« Quelle maison était derrière cette expérience ? demanda Gregor.
– Oh, sûrement plusieurs, dit Orso. Si l’une essayait d’enluminer des humains, toutes s’y mettaient. Autant que je sache, elles continuent peut-être. À moins que les événements de Silicio ne les en aient dissuadées.
– Même… » Gregor fronça les sourcils. « Même le Cartel Dandolo ?
– Oh, capitaine… Combien de maisons ont été ruinées parce qu’elles n’avaient pas mis un nouveau modèle sur le marché assez vite ? Combien de carrières ont été abruptement brisées parce qu’un rival avait trouvé le moyen de fabriquer du meilleur matériel ?
– Mais…, dit Berenice. Faire ça à… à des gens… »
Sancia éclata soudainement de rire.
« Bon Dieu. Bon Dieu ! Comme si c’était pire ! Comme si ça pouvait être encore pire que tout ce qui se passe là-bas ! »
Ils la regardèrent, mal à l’aise.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Berenice.
– Vous ne… vous ne comprenez pas ce que sont les plantations ? demanda Sancia. Réfléchissez. Essayez de contrôler une île où les esclaves sont huit fois plus nombreux que vous. Comment vous vous y prenez ? Qu’est-ce que vous faites pour les garder soumis ? Quel genre de torture vous administrez à ceux qui se révoltent ? Si… si vous saviez les choses que j’ai vues…
– Vraiment ? s’étonna Berenice. Alors… alors pourquoi autorisons-nous l’existence de ces plantations ? »
Orso haussa les épaules.
« Parce que nous sommes stupides et paresseux. Après la première phase des Guerres Civilisatrices – il y a quoi, vingt, trente ans ? –, Tevanne s’était beaucoup étendue et avait épuisé ses ressources. Elle avait besoin de grain bon marché, de denrées bon marché, et elle disposait d’une grande quantité de prisonniers. Ce devait être un arrangement à court terme, mais nous avons fini par en dépendre. Et ça ne va pas en s’arrangeant. »
Sancia secoua la tête.
« Enluminer le corps humain… Ces horreurs ne sont rien, rien par rapport à celles qui font tourner les îles. Et si j’avais le choix, je… je ne changerais rien à ce qui m’est arrivé. »
Gregor la regarda.
« Sancia… Comment Silicio a brûlé ? »
Elle mit un long moment à répondre.
« Tout… tout a brûlé, dit-elle enfin, parce que j’ai mis le feu. »
Elle raconta.
On l’avait emmenée dans la grande maison derrière la plantation, puis dans la cave, jusqu’à… cette pièce. Elle n’aurait même pas su comment la qualifier. Laboratoire ? Morgue ? Un mélange des deux ? Sancia ne comprenait pas. Elle avait seulement flairé l’alcool, vu les croquis et les illustrations sur les murs, et toutes ces plaques couvertes de symboles étranges ; et elle s’était rappelé le wagon puant qui quittait la maison tous les matins, avec sa traîne de mouches. Elle avait aussitôt compris qu’elle ne sortirait pas d’ici vivante.
Ils l’avaient obligée à boire un sédatif, une sorte de brandy puissant, horriblement nauséabond. L’élixir avait embourbé ses pensées, sans toutefois étouffer la douleur qui allait suivre. Pas totalement.
Ils avaient coupé ses cheveux et rasé son crâne avec un rasoir. Elle se rappelait avoir cligné des yeux pour chasser le sang qui coulait dans ses paupières. Puis ils l’avaient couchée sur une table, attachée, et l’enlumineur borgne avait badigeonné son crâne d’alcool – ça brûlait horriblement – et après…
« À époque désespérée, mesures désespérées, avait-il soupiré en saisissant un couteau. Mais n’avons-nous pas le droit de rester hétérodoxes, ma chère ? » Il lui avait souri avec affectation. « Qu’en pensez-vous ? »
Et alors, il lui avait ouvert le crâne.
Sancia n’avait pas de mots pour décrire la sensation. L’impression d’avoir le cuir chevelu fendu et retroussé comme la peau d’une orange. La mesure de la courbe de son crâne, les petits coups sur la plaque pour lui donner la forme adéquate. Elle n’avait pas de mots pour l’intrusion subite de ces vis, ces horribles vis qui s’enfonçaient en elle, leur morsure râpeuse et grinçante à mesure qu’elles foraient son crâne, et puis, et puis…
Tout était devenu noir.
Elle était morte. À ce moment-là, elle en était sûre. Il n’y avait plus rien, tout simplement. Mais ensuite, elle avait senti quelqu’un…
Quelqu’un couché sur elle. Sa chaleur. Son sang.
Il lui avait fallu longtemps pour comprendre que ce quelqu’un était elle-même.
Son propre corps, étalé sur le sol de pierre sombre. Mais elle le sentait comme l’aurait senti le sol. Elle était devenue le sol en le touchant, tout simplement.
Dans le noir, la jeune Sancia s’était réveillée et avait fait de son mieux pour retrouver sa santé mentale. Son crâne hurlait de douleur – tout un côté de sa tête était enflé, poisseux et hérissé de points – mais elle avait alors compris, seule, aveugle, qu’elle se transformait peut-être en autre chose, comme un papillon essayant de s’extraire de sa chrysalide.
Des chaînes entravaient ses poignets, tenues par un cadenas. Grâce à ce qu’elle était devenue, elle avait l’impression d’être les chaînes, d’être le cadenas, et elle avait ainsi compris comment le crocheter, bien sûr, à l’aide d’une écharde de bois arrachée au mur.
Ils n’avaient certainement pas prévu ça. Ils n’avaient pas voulu qu’elle devienne cette chose. Sinon, ils l’auraient mieux attachée. Et ils n’auraient pas envoyé l’enlumineur borgne, seul, la voir dans la nuit.
Le grincement de la porte, la lance de lumière poignardant les ombres.
« Tu es réveillée, trésor ? appela-t-il doucement. J’en doute. »
Il la croyait sûrement morte. En tout cas, il n’avait pas anticipé qu’elle serait cachée dans un recoin de la pièce, la chaîne dans les mains.
Elle attendit qu’il entre. Puis elle bondit.
Oh… oh, entendre le bruit de ce lourd cadenas s’abattant sur son crâne. Entendre cet homme s’effondrer en suffoquant, sous le choc… Puis elle se jeta sur lui, lui enroula la chaîne autour du cou et serra, de plus en plus fort, de plus en plus fort.
Hystérique, percluse de douleurs et couverte de sang, elle se faufila à l’extérieur et traversa la maison enténébrée, éprouvant les planches sous ses pieds, les murs à côté d’elle, toutes ces choses que contenait la demeure et qui lui parvenaient en même temps…
La maison était devenue son arme. Et elle allait l’utiliser contre eux.
Elle verrouilla les portes de leurs chambres, l’une après l’autre. Elle condamna tout alors qu’ils dormaient, à l’exception d’une unique issue. Puis elle redescendit au rez-de-chaussée, là où ils entreposaient l’alcool et le kérosène, et tous ces liquides puants, et elle trouva une allumette…
Une allumette qu’on gratte dans le noir fait parfois le même son qu’un baiser. Elle se souvenait de s’être fait cette réflexion en regardant la flamme prendre vie, puis tomber dans les flaques d’alcool qui couvraient le sol.
Personne ne s’en sortit vivant. Et tandis qu’elle contemplait la scène, assise, elle se rendit compte que, maîtres ou esclaves, ils poussaient les mêmes hurlements.
Le silence avait envahi la bibliothèque. Personne ne bougeait.
« Comment êtes-vous venue à Tevanne ? demanda Gregor.
– Je me suis glissée à bord d’un bateau, répondit doucement Sancia. C’est facile de se cacher quand les planchers et les cloisons vous disent qui va et vient. Quand je suis descendue, j’ai pris le nom de “Grado” d’après l’enseigne d’un vendeur de vin, puisque ici j’étais censée avoir un nom de famille. Le plus dur a été de découvrir les limites de ce que je pouvais faire. Tout toucher, tout être… ça a failli me tuer.
– Quelle est la nature de votre amélioration ? » demanda Orso.
Elle essaya de lui décrire sa condition : pouvoir découvrir ce que ressentaient les objets, ce qu’ils avaient ressenti, l’avalanche de sensations qu’elle devait refouler en permanence.
« Je… j’essaye d’être en contact avec le moins de choses possible, dit-elle. Je ne peux pas toucher les gens. C’est trop. Et si les enluminures de mon crâne sont trop sollicitées, ça me brûle, comme du plomb en fusion dans mes os. Quand je suis arrivée à Tevanne, j’ai dû m’envelopper de haillons comme une lépreuse. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’on m’avait appliqué une sorte d’enluminure. Alors, j’ai cherché comment la supprimer. Comment redevenir humaine. Mais à Tevanne, tout est cher.
– C’est pour ça que vous avez volé la clé ? demanda Berenice. Pour vous payer un physiquere ?
– Un physiquere qui n’irait pas me livrer à une maison marchande, précisa Sancia. Ouais.
– Quoi ? s’étonna Orso. Un quoi ?
– Un… un physiquere, dit-elle. Quelqu’un qui pourrait me guérir.
– Un physiquere… qui pourrait vous guérir ? répéta-t-il doucement. Sancia… Mon Dieu. Vous êtes consciente que vous êtes sans doute la seule de votre espèce à être encore en vie ? Je n’ai jamais vu un curain d’humain enluminé de toute ma vie, et j’ai pourtant vu des chiées de dingueries ! L’idée qu’un physiquere puisse simplement, je ne sais pas, vous guérir, est ridicule ! »
Elle le regarda fixement.
« Mais… mais quelqu’un m’a dit que… qu’il allait trouver un physiquere qui saurait quoi faire…
– Alors, soit cette personne vous a menti, soit on lui a menti. Personne ne sait comment faire ce qu’on vous a fait, et encore moins le défaire ! La personne qui vous a dit ça comptait sûrement prendre votre argent et vous égorger, ou prendre votre argent et vous vendre à la première maison marchande venue ! »
< Merde >, dit Clef sur un ton abattu.
Sancia tremblait.
« Que… qu’est-ce que vous dites ? Que je vais rester comme ça… pour toujours ?
– Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Orso. Comme je vous l’ai dit, je n’ai jamais rien vu de tel.
– Monsieur, siffla Berenice. Un peu de… tact ? S’il vous plaît ? »
Orso la regarda, puis se tourna vers Sancia, qui était à présent blême et frissonnait.
« Oh, mince… Écoutez, quand tout ça sera terminé, vous pourrez rester ici. Avec moi et Berenice. Et peut-être que j’essaierai de comprendre comment on vous a fait ce qu’on vous a fait, et comment l’inverser.
– Vraiment ? fit Gregor. C’est très charitable de votre part, Orso.
– Pas du tout, merde ! dit l’hypatus. Cette fille est un foutu prodige ! Qui sait quel genre de secrets elle trimballe littéralement dans sa tête ! »
Gregor leva les yeux au ciel.
« Évidemment.
– Vous pensez que vous pourrez y arriver ? demanda Sancia.
– Je pense que j’ai plus de chances d’y parvenir que n’importe quel autre crétin de cette ville. »
Sancia réfléchit.
< Qu’est-ce que tu en dis, Clef ? >
< Je dis que ce taré n’a que faire de l’argent… et quelqu’un qui se moque de l’argent est moins susceptible de te vendre. >
« Je vais y songer, répondit-elle.
– Splendide, fit Orso. Mais ne nous excitons pas trop sur cette idée, pour l’instant. Un trou du cul diabolique, dans les parages, nous veut tous morts. Assurons-nous d’avoir seulement un avenir avant de commencer à le planifier.
– C’est vrai, dit Sancia. Vous pensez que vous pouvez fabriquer un autre appareil de filature ? demanda-t-elle à Berenice. Comme celui que vous avez utilisé sur Gregor ?
– Bien sûr, répondit cette dernière. Ça ne représente pas la moindre difficulté.
– Bien. » Sancia se tourna vers Gregor. « Et vous… est-ce que vous pouvez venir avec moi pendant que je suis ce fumier ? »
À sa surprise, Gregor hésita.
« Euh… Eh bien… C’est… peu probable.
– Pourquoi ?
– Sûrement pour la même raison qu’Orso ne peut pas vous aider non plus. » Il s’éclaircit la gorge. « Parce que je suis assez reconnaissable.
– Il veut dire qu’il est célèbre, précisa Orso, puisqu’il est le curain de fils d’Ofelia Dandolo.
– Oui. Et si l’on me voyait parcourir les autres campos, on s’inquiéterait.
– Mais j’ai besoin d’un appui, protesta Sancia. Ces connards m’ont tiré dessus tellement de fois que j’aimerais bien avoir quelqu’un pour leur rendre la pareille, histoire de changer. »
Gregor et Orso se regardèrent, puis se tournèrent vers Berenice, qui poussa un profond soupir.
« Ah. Bon, d’accord. D’accord ! Je ne sais pas pourquoi je me retrouve toujours à filer quelqu’un à travers la ville mais… j’imagine que je peux vous aider.
– Mais, fit Sancia. Je veux dire, je suis sûre que Berenice est très organisée et très serviable, mais j’espérais quelqu’un d’un peu plus… costaud ?
– Si les biceps du capitaine Dandolo sont d’une ampleur remarquable, dit Orso, l’enluminure a l’avantage de transformer ceci… » Il tapota sa tête. « … en une arme bien plus tangiblement dangereuse. Et de ce point de vue, Berenice n’a aucun rival. J’ai vu ce qu’elle peut fabriquer. Maintenant, taisez-vous et mettons-nous au travail. »