Sancia, assise seule dans le placard à balais de la bibliothèque, somnolait.
Elle ne dormait pas vraiment ; s’assoupir alors qu’elle guettait la venue de l’espion aurait été désastreux. C’était davantage une forme de méditation développée il y a longtemps, une torpeur durant laquelle elle restait alerte et consciente. Pas aussi reposante qu’un vrai sommeil, mais qui ne la laissait pas vulnérable.
Des pas retentirent à l’étage.
< Ce n’est pas lui >, annonça Clef.
Sancia inspira et reprit sa méditation.
Les minutes s’écoulaient dans le noir. Une porte se referma quelque part.
< Toujours pas >, annonça Clef.
< D’accord, merci. >
Elle essaya de replonger dans sa torpeur. Ce moment, seule dans le placard, lui était précieux, car elle avait désespérément besoin de repos, mais aussi d’un peu de temps à l’écart de tout stimulus : être immergée au milieu de tant d’enluminures se révélait épuisant.
Clef lui rendait un fier service, bien sûr, ou du moins essayait ; dans la mesure où l’espion en question serait muni d’un signal enluminé pour accéder à l’appareil, Clef n’aurait aucun mal à l’identifier. Mais il s’obstinait à lui signaler qui n’était pas leur homme…
Des pas retentirent au-dessus d’elle.
< Toujours pas >, dit Clef.
< Clef, bon sang ! Tu n’as pas à me prévenir quand ce n’est pas lui ! Parle-moi seulement dans le cas contraire ! >
< D’accord. Eh bien… je suis presque sûr que c’est le suivant. >
< Hein ? >
Une porte s’ouvrit quelque part au sous-sol.
< Ouais, c’est lui >, confirma Clef. < Il a le signal. Écoute… >
Il y eut un silence, puis les chantonnements et les murmures connurent un pic, et Sancia distingua une voix parmi eux :
< … j’ai des droits, j’ai de la patience, parce que je suis élu, je suis autorisé, je suis attendu, je suis guetté, je suis DEMANDÉ… >
< Bon Dieu >, fit Sancia. < Les objets enluminés sont tous névrosés, ou quoi ? >
< On les oblige à agir d’une seule manière très spécifique >, répondit Clef. < Ce qui est plus ou moins la définition de la névrose. >
Sancia tendit le bras et toucha le parquet à main nue. Les planches prirent vie dans son esprit, l’une après l’autre… et, enfin, elle sentit que quelqu’un les parcourait lentement.
Une femme – Sancia le devina à la taille de ses pieds, à la forme de ses chaussures, à son allure – qui marchait très… prudemment.
< Elle a peur >, dit Clef.
< Elle se livre à une récupération d’urgence. J’aurais peur aussi, à sa place. >
La femme passa devant le placard et essaya même de faire tourner sa poignée, mais il était verrouillé. Elle doit tout vérifier, pensa Sancia. Enfin, elle se dirigea vers la trappe qui conduisait à l’appareil.
Sancia attendit et attendit et attendit, un doigt posé par terre. Puis elle sentit la réverbération dans le bois lorsque la trappe fut refermée, et les pas qui revenaient ; des pas légèrement plus lourds.
< Elle l’a pris >, dit Sancia.
Elle attendit que la femme soit repassée devant sa cachette, ait franchi l’angle, et se soit engagée dans les escaliers. Puis, silencieusement, Sancia déverrouilla le placard et s’élança à sa poursuite.
Elle la retrouva dans la salle principale du bâtiment de l’hypatus, alors qu’elle sortait par le vestibule. En cette fin d’après-midi, l’édifice était animé, mais Sancia, arborant les couleurs du Cartel Dandolo, passa inaperçue. Elle repéra immédiatement l’espionne : jeune, à peine plus âgée que Sancia elle-même, maigre créature à la peau sombre vêtue de la toge jaune et blanc du cartel et portant une grosse sacoche en cuir.
Une secrétaire ou une assistante, sûrement, si bien que personne ne lui prêtait attention.
< C’est bien elle ? > demanda Sancia.
< C’est elle. Mais si elle s’éloigne de plus de cinquante pas, je n’arriverai pas à la suivre. Alors reste tout près, ou marque-la avec l’enluminure de Berenice. >
< Ouais, ouais. >
Sancia sortit du bâtiment à la suite de la femme et la garda à l’œil ; cette dernière descendit le perron et gagna la rue. Il faisait terriblement chaud, brumeux, et il pleuvait ; pas les conditions idéales pour suivre quelqu’un. La plupart des rues étaient trop peu fréquentées pour que Sancia se sente prête à tenter quelque chose, mais lorsqu’ils approchèrent d’une avenue à carrioles animée, elle entrevit une opportunité.
La femme attendait parmi un petit attroupement de citoyens du campo qu’une file de carrioles passe devant eux. Sancia s’approcha d’elle et, dans un mouvement fluide qui laissait penser qu’elle se contentait de chasser une mouche, elle laissa tomber l’appareil enluminé dans sa sacoche.
Le train de carrioles s’éloigna. La femme, ayant peut-être senti quelque chose, se retourna, mais Sancia avait déjà disparu.
Celle-ci plongea la main dans sa poche, en sortit la plaque jumelée de Berenice et la cassa en deux, le signal indiquant que le mouchard était en place. Puis elle produisit l’autre moitié de l’appareil de filature, une petite cheville en bois à laquelle un bouton enluminé était attaché par un câble, qui se tendit droit vers l’espionne.
< C’est parti >, dit Sancia.
Elle s’apprêtait à suivre sa cible au-delà de la porte sud lorsqu’elle remarqua une carriole dépourvue de symboles, arrêtée à une demi-douzaine de mètres du passage, une silhouette à l’avant. Elle s’en rapprocha tout en gardant un œil sur l’espionne, qui franchissait la porte pour gagner les Communes.
Berenice fit un signe de tête à Sancia par la fenêtre avant du véhicule. L’assistante d’Orso n’était pas maquillée, aujourd’hui, mais elle restait très jolie, au grand dam de Sancia.
« C’est elle, dit cette dernière. Allons-y.
– On ne passe pas par là, répondit Berenice. On va utiliser la porte est et faire le tour.
– Quoi ? Mais pourquoi ? On risque de la perdre !
– L’appareil que vous avez placé nous accorde une portée de plus d’un kilomètre. Mais, plus précisément, on part du principe que l’employeur de cette fille est celui qui nous a envoyé des assassins volants, non ? Si elle est aussi précieuse que nous le pensons, il risque de l’avoir dotée de quelques anges gardiens, qui ne manqueront pas de remarquer que quelqu’un sort par cette porte juste après elle. »
< Bien raisonné >, dit Clef. < Et, juste pour t’avertir, petite, ton amie est chargée comme il faut. >
< Comment ça, chargée ? >
< Je veux dire que c’est un sac d’appareils ambulant. Tu ne les entends pas ? >
< Je suis dans le campo depuis trop longtemps. J’ai du mal à entendre des choses précises, maintenant, à moins qu’elles ne soient puissantes. > Elle scruta Berenice. < Elle est bien équipée, alors ? >
< Ouais, elle s’est préparée… mais à quoi, je l’ignore. Reste sur tes gardes. >
« Montez, vite, la pressa Berenice. Changez de vêtements. Et arrêtez de discuter. »
Sancia s’exécuta et grimpa à l’arrière de la carriole. Elle y trouva une tenue plus convenable pour les Communes. Soupirant – elle détestait changer de vêtements –, elle s’accroupit et la revêtit.
La carriole démarra et longea le mur du campo jusqu’à la porte est.
« Accrochez-vous », dit Berenice en braquant le volant pour franchir l’accès.
Aussitôt, le véhicule vira brutalement à droite et retourna à toute allure vers le sud.
« Curain, vous pourriez ralentir ? » lui cria Sancia, qui s’était retrouvée sur le dos, la tête coincée dans une tunique légère.
« Non », répondit simplement Berenice. Elle tenait le câble de filature qui, de manière préoccupante, était devenu lâche. Puis, subitement, le bouton bondit en direction des Communes. « Là, dit-elle. Nous sommes à portée. » Elle arrêta la carriole dans un dérapage, attrapa un sac par terre et descendit d’un bond. « Venez et prenez les vêtements. On va continuer à pied. La carriole risque de nous faire remarquer. »
Sancia en était encore à se battre avec ses chausses.
« Une seconde, merde ! »
Elle finit de s’habiller avec difficulté, boutonna sa tenue et bondit hors de la carriole.
Toutes deux se mirent en route à travers les Communes.
« Gardez le câble de filature dans votre poche de poitrine, lui dit Berenice à voix basse. Vous le sentirez tirer dans telle ou telle direction sans avoir à le regarder. » Elle s’interrompit pour scruter les rues et les fenêtres. « J’imagine que vous saurez repérer quelqu’un qui nous veut du mal ?
– Ouais, ça sera forcément un grand type moche avec un couteau », ironisa Sancia.
Elles se rapprochèrent de leur cible, et trouvèrent la femme assise dans une taverna, au bord de Vieillefosse. Elle avait commandé une tasse de vin de canne mais ne buvait pas.
Sancia scruta les rues qui cernaient l’établissement.
« Un échange, dit-elle. Quelqu’un va prendre le relais.
– Comment en êtes-vous si sûre ?
– Je n’en suis pas totalement sûre. » Alors, Sancia le repéra : un homme, debout au coin de la rue, habillé comme un Communeux, qui ne cessait de lancer des regards prudents et inquiets vers la femme au sac. « Mais ce type ferait l’affaire, non ? »
L’homme examina encore un instant la rue avant de se mettre en marche. Il entra d’un pas décidé dans la taverna et gagna le comptoir. Il commanda quelque chose mais, pendant qu’il attendait, la femme se leva et partit sans un mot en laissant le sac derrière elle. Lorsque l’homme eut sa boisson, il se rendit à sa table, s’assit, but son vin en cinq gorgées tout au plus sans cesser de jeter des regards nerveux dans la rue, ramassa le sac et s’en alla.
Il se mit rapidement en marche vers l’est, le sac sur l’épaule. Sancia sentait le câble tressaillir dans sa poche au rythme de ses pas. Et elle remarqua qu’au fil de sa progression, d’autres types lui emboîtaient le pas, émergeant l’un après l’autre de portes renfoncées et d’allées étroites. Tous étaient massifs, et habillés comme des locaux, mais il y avait dans leur démarche une détermination toute professionnelle.
« On garde nos distances, souffla Berenice.
– Ouais. Autant que possible. »
Le groupe continua de cheminer vers l’est. Il traversa Vieillefosse, puis le Creuset, et arriva enfin aux remparts du Campo Michiel.
« Les Michiel ? s’étonna Berenice. Vraiment ? Je ne pensais pas qu’ils auraient le cran de faire ça. Ce sont plus des artisans ; ils s’intéressent à la chaleur, à la lumière, au verre et…
– Ils n’entrent pas, coupa Sancia. Ils ne s’arrêtent pas. Alors pas la peine de spéculer. »
Elles continuèrent de les suivre, traînant un peu pour leur laisser de l’espace. Sancia sentait le câble se tendre dans sa poche et, maintenant qu’elles étaient loin des campos, elle entendait la multitude de murmures qui émanait de Berenice, certains provenant d’objets très puissants à en juger par leur volume sonore.
Sancia lui lança un regard en coin et s’éclaircit la gorge.
« Alors… quelle est votre relation avec Orso ?
– Notre relation ? Vous voulez vraiment qu’on parle de ça maintenant ?
– Une conversation naturelle constitue une bonne couverture.
– Je suppose. Je suis sa fab. »
Sancia ne savait aucunement de quoi il s’agissait.
« Alors… ça veut dire que vous et lui, vous êtes, euh… je veux dire… vous savez… »
Berenice la regarda avec dégoût.
« Quoi ? Mais non ! Bon Dieu, pourquoi est-ce que tout le monde croit que “fab” est un terme sexuel quand je l’emploie ! Des tas d’hommes sont des fabs, et personne ne leur dit jamais rien ! » Elle soupira. « Fab est le diminutif de fabricator.
– Je ne vous suis toujours pas. »
Elle soupira encore, plus profondément.
« Vous savez que les enluminures dépendent des définitions ? Ces disques contenant les milliers de sceaux détaillant ce que tel autre sceau signifie ?
– Vaguement.
– Le fabricator est la personne qui crée ces définitions. Tout enlumineur d’élite en a un, sinon plusieurs. C’est comme les architectes et les bâtisseurs. L’architecte rêve à de grands et vastes projets, mais il a quand même besoin d’ingénieurs pour concrétiser sa vision.
– Ça a l’air compliqué. Comment vous en êtes arrivée là ?
– J’ai une excellente mémoire. Mon père gagnait sa vie grâce à moi. Je mémorisais les centaines et les milliers de mouvements du scivoli – vous savez, le jeu avec l’échiquier et les perles enfilées sur une ficelle ? –, il m’emmenait dans toute la ville et pariait contre mes adversaires. Le scivoli est un jeu très apprécié des fabricators, et me vaincre est devenu chez eux une sorte de défi. Mais puisqu’ils jouaient le plus souvent entre eux, ils employaient tous les mêmes manœuvres, plus ou moins. Alors, je n’avais aucun mal à les mémoriser au fil des parties. Du coup, je gagnais.
– En quoi ça vous a conduit à travailler pour Orso ?
– L’hypatus a appris que son fabricator d’alors s’était fait battre par une fille de dix-sept ans. Et il m’a convoquée. Il m’a regardée, puis il a viré son fabricator et m’a engagée sur-le-champ. »
Sancia siffla.
« Rapide, comme promotion. Vous avez eu de la chance.
– Doublement. Non seulement je suis devenue enlumineuse par hasard, mais les femmes sont rarement admises au sein des académies, ces derniers temps. Depuis les guerres, c’est devenu une occupation plutôt masculine.
– Et votre paternel, qu’est-ce qu’il est devenu ?
– Il n’a pas eu… autant de chance. Il ne cessait de venir au bureau pour me demander de l’argent. Alors, l’hypatus a envoyé des types lui parler et il n’est jamais revenu. » Sa voix avait une légèreté forcée, comme si elle racontait un rêve à moitié oublié. « Chaque fois que je retourne dans les Communes, je me demande si je vais le croiser. Ça n’est jamais arrivé. »
Les hommes obliquèrent vers le nord-est. Quand ils franchirent l’angle d’une rue, Berenice prit une rapide inspiration.
« Ooooh, merde.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Sancia.
– Je… je crois savoir où ils vont.
– Où ? »
Cinq pâtés de maisons plus bas, sur l’avenue boueuse, se dressait la porte d’un campo, illuminée par des torches vacillantes. Au-dessus d’elle, l’arche de pierre sombre était gravée d’un logotipo familier ; le marteau et le ciseau, croisés devant une pierre. Les hommes semblaient se diriger droit vers elle.
« Les Candiano », soupira Berenice. Elle les regarda s’engouffrer l’un après l’autre dans l’ouverture alors que les gardes de la maison les saluaient d’un hochement de tête. « Il savait…, dit-elle doucement. C’est pour ça qu’il est allé lui parler. Il le soupçonnait déjà.
– Quoi ? fit Sancia. Qu’est-ce que vous dites ?
– Peu importe. Vous pensez pouvoir nous faire entrer ?
– Ouais. Venez. »
Sancia longea le mur du campo Candiano en trottant, jusqu’à ce qu’elle trouve une autre porte, plus petite, altérée et en acier.
« C’est une issue de sécurité, constata Berenice. Les gardes s’en servent lorsqu’ils doivent gagner discrètement les Communes. Vous avez vraiment la clé ? »
Sancia lui demanda le silence.
< Clef, tu peux ouvrir cette porte sans la faire sauter de ses gonds ? >
< Euuuuh, ouais. Ça ne devrait pas être bien difficile. Écoute-la… >
Au milieu d’un afflux de murmures, une voix émergea :
< … forte et ferme et dure et honnête, j’attends… J’attends la clé, la clé de lumière et de cristal qui allumera les étoiles en mes profondeurs… >
< Qu’est-ce qu’elle raconte ? > demanda Sancia.
< Elle est maligne, à sa façon >, répondit Clef. < La serrure attend qu’une clé s’insère en elle et apporte la lumière à certains endroits. Alors, elle se déverrouillera et s’ouvrira. >
< Comment vas-tu faire de la lumière ? >
< Je n’en ai pas l’intention. Je vais simplement tromper la porte et lui faire croire que la lumière atteint les points voulus. Ou alors, je lui fais oublier quels points sont censés être illuminés… et je la persuade que les points en question sont le panneau de la porte… Ouais, ça devrait être facile ! >
< Si tu veux. Ça ne va pas déclencher d’alarmes, si on entre par ici sans sachet ? >
< Je peux lui faire oublier l’effet que font les corps humains quand ils la franchissent, afin qu’elle n’effectue aucune vérification – mais ça ne durera que quelques secondes. >
< Bien. Fais vite. > Elle regarda Berenice. « Montez la garde. On ne doit pas se faire repérer.
– Qu’est-ce que vous allez faire ?
– Utiliser une clé volée. »
Sancia s’approcha de la porte et, s’assurant que Berenice lui tournait le dos et que Clef n’était pas visible, elle le glissa dans la serrure.
D’après ses expériences passées, elle s’attendait à un échange d’informations – le rugissement, les dizaines de questions – qui ne vint pas. Tout se produisit… bien plus rapidement ; comme lorsque Clef avait ouvert des serrures mécaniques, lorsqu’il avait fait sauter l’Airain Miranda en un clin d’œil ; elle ressentit seulement la rafale d’informations échangées entre Clef et la porte.
Il devient vraiment de plus en plus fort. Cette pensée la remplit d’effroi.
Elle tira sur la porte.
« Venez, dit-elle à Berenice. Vite ! »
Une fois à l’intérieur, elles durent encore se changer, pour revêtir cette fois les couleurs des Candiano, noir et émeraude. Ce faisant, Sancia jeta un regard de côté à Berenice et aperçut son épaule lisse et pâle, mouchetée de son, une mèche humide de cheveux fauve collée sur son long cou.
Sancia détourna les yeux. Non, pensa-t-elle. Arrête. Pas aujourd’hui.
Berenice finit de passer un manteau.
« Vos contacts doivent être très doués s’ils ont réussi à vous procurer une clé », dit-elle.
Sancia imagina rapidement une excuse.
« Il se passe quelque chose dans le campo Candiano, répondit-elle. Ils ont bouleversé toutes leurs procédures de sécurité. Ils ont même changé tous leurs sachets. Ces changements créent de nombreuses opportunités. » Puis elle eut une autre idée, puisque tout cela était vrai. « Vous ne pensez pas que ça a un rapport avec ce qui se passe en ce moment ? »
Berenice réfléchit, ses yeux gris et calmes fixés sur la Montagne des Candiano, au loin.
« Possible. »
Une fois changées, elles s’enfoncèrent dans le campo. Durant leur progression, Sancia prit conscience d’un détail.
Elle scrutait les maisons, les rues, les échoppes, toutes faites d’une argile de mousse plus sombre que celle des autres campos qu’elle avait visités. Et rien ne lui paraissait familier.
« Je… je n’ai jamais travaillé ici, jusque-là, dit-elle.
– Pardon ? demanda Berenice.
– Je suis allée dans tous les autres campos pour dérober ceci ou cela, mais… jamais dans le campo Candiano.
– Pas étonnant. Vous savez que la Compagnie Candiano a failli s’effondrer il y a environ dix ans, non ?
– Non. Je suis ici depuis seulement trois ans, et j’essaye surtout de survivre, pas d’écouter les commérages.
– Tribuno Candiano était comme un dieu dans cette ville, dit Berenice. Il était sûrement le plus grand enlumineur de notre temps. Mais on découvrit qu’il avait maquillé les finances de la maison et dépensé des fortunes sur des fouilles archéologiques et de supposés artefacts hiérophantiques. Puis la compagnie a fait faillite. Après cela, ils ont perdu une quantité ahurissante de talents. Dont l’hypatus.
– Vous pouvez l’appeler Orso, vous savez.
– Je sais, merci. Bref, presque tout a été racheté par la famille Ziani, mais peu de gens sont restés pour veiller à ce que le navire ne sombre pas. Ce gigantesque exode a beaucoup bénéficié aux autres maisons marchandes, mais la Compagnie Candiano ne s’en est jamais vraiment remise. »
Sancia regarda autour d’elle. Il y avait beaucoup moins de lumières, ici ; pas de lanternes volantes, et presque aucune carriole enluminée. Rien d’impressionnant, hormis la Montagne des Candiano, qui se dressait au loin telle une immense baleine ouvrant les flots.
« Sans blague. »
Berenice fixait le groupe d’hommes qu’elles suivaient ; ils semblaient longer le rempart extérieur.
« Pourquoi est-ce qu’ils ne vont pas vers le cœur du campo ? Si leur affaire est aussi secrète que nous le pensons, pourquoi ne pas aller directement à la Montagne ?
– On garde nos secrets tout près de notre cœur, ou très loin, dit Sancia. Mais pas tant que ça, sinon ils auraient pris une carriole, non ? »
Elles les filèrent le long du mur du campo. Le soir tombait et la brume se faisait plus dense à mesure que le soleil se couchait. Les lumières pâles du campo Candiano étaient d’un blanc fragile, très différent des teintes rosées ou dorées des autres campos. Dans le brouillard, elles émettaient un étrange éclat spectral.
Puis une constellation émergea devant elles – un vaste et haut bâtiment que Sancia eut du mal à discerner.
« C’est…
– Oui, dit Berenice. C’est une fonderie. »
Enfin, l’homme qui portait la sacoche arriva à la porte de la fonderie. Sancia lut le panonceau qui la surmontait : FONDERIE CATTANEO. Mais à la différence de presque toutes les fonderies qu’elle avait vues au cours de sa vie, celle-ci semblait désaffectée : pas de panaches de fumée, pas de rugissement sourd des machines, pas de bavardages ni de cris émanant des cours, au-delà du mur.
Elles regardèrent les hommes entrer par la porte. Les gardes qui la tenaient étaient lourdement cuirassés et armés, mais ils semblaient être les seuls humains à la ronde.
« La fonderie Cattaneo…, fit Berenice. Je pensais qu’elle avait fermé quand la compagnie avait fait faillite. Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ? »
Sancia repéra une haute maison de ville bâtie près des murs de la fonderie.
« Je vais trouver un meilleur point d’observation.
– Trouver un… Attendez ! » dit Berenice.
Sancia s’élança au trot, ôta ses gants et escalada lentement le flanc de la demeure. Elle entendait Berenice s’agiter nerveusement en contrebas et murmurer :
« Oh mon Dieu… Oh mon Dieu… »
Elle gagna sans effort le toit d’ardoises. De là, elle distinguait les cours de la fonderie… vides. Toute une série de cours recouvertes de boue et de pierre vierge ; un spectacle insolite. Et pourtant, elle apercevait encore les hommes, au loin, qui entraient à la file indienne dans le bâtiment principal, une immense structure évoquant une forteresse de pierre sombre munie de fenêtres minuscules, d’un toit de cuivre et de dizaines et de dizaines de cheminées ; une seule cependant semblait fonctionner, un petit conduit situé sur le côté ouest de l’édifice, qui crachait un étroit ruban de fumée grise.
La question est : qu’est-ce que fabrique cette fonderie ? pensa Sancia.
Elle observa les murs, les cours et se rendit compte que si l’installation semblait désaffectée, elle n’était pas déserte. Une poignée de gardes patrouillaient le long de ses remparts, et malgré la distance, elle apercevait l’éclat de plaques d’armure enluminées sur leurs épaules.
< Cet endroit me flanque la trouille >, dit Clef.
< À moi aussi >, répondit Sancia. Elle évalua les défenses, compta les sentinelles, nota leur position, ainsi que celle des accès de la fonderie. Puis elle revint au bâtiment principal et constata qu’une poignée de fenêtres laissaient passer de la lumière – là, dans les salles du coin, au deuxième étage du côté nord-ouest. < Mais je crois qu’on va devoir entrer. >
Clef soupira.
< J’avais bien peur que tu dises ça. >
Sancia redescendit prudemment dans la rue, où Berenice fulminait.
« La prochaine fois, demandez-moi au moins mon avis avant de faire ça !
– Elle n’est pas abandonnée, dit simplement Sancia.
– Quoi ?
– La fonderie n’est pas désaffectée. De la fumée sort de certaines cheminées. Alors, on y forge encore quelque chose. Vous avez la moindre idée de quoi ?
– Pas du tout. Mais l’hypatus si, peut-être. On peut retourner lui en parler, puis on échafaudera un plan pour…
– Non, coupa Sancia. Ce soir, douze gardes surveillent les murs de la fonderie. Si ces fumiers écoutent les sons capturés dans l’atelier et prennent peur, il y en aura peut-être cinquante demain. Ou pire, ils peuvent déplacer leur quartier général.
– Alors quoi ? Attendez… » Berenice la dévisagea. « Vous n’êtes quand même pas en train de me proposer de… Si ?
– Ils ne nous attendent pas. Si on ne saisit pas l’occasion, on risque de la perdre.
– Vous voulez entrer dans la fonderie ? Là, tout de suite ? On ne sait même pas s’il s’y passe quelque chose.
– Si. Il y a des lumières au deuxième étage du coin nord-ouest. »
Berenice plissa les yeux.
« Le deuxième étage… les bureaux administratifs, alors, peut-être ?
– Vous vous y connaissez donc un peu, en fonderie. Vous savez comment entrer ?
– Eh bien, certainement, mais il me faudrait une multitude de sachets. Encore pire, il n’y a que peu d’accès, et même une garde réduite peut tous les surveiller, à moins que… »
Elle ne termina pas sa phrase et regarda au loin.
« À moins que quoi ? »
Berenice bouillonnait, comme si elle venait de penser à quelque chose qu’elle ne voulait manifestement pas envisager.
« Est-ce que ça a un rapport avec les appareils que vous transportez ? » demanda Sancia.
Berenice en resta bouche bée.
« Comment le savez-vous ? » Puis elle adopta brièvement un air penaud. « Ah, oui. Vous pouvez les, hum, entendre. J’allais dire : à moins qu’on ne puisse créer notre propre accès quelque part.
– Et… vous êtes capable de faire ça ? »
Berenice minauda.
« Je… Eh bien, tout est très, ah, expérimental. Et il nous faudra encore trouver le bon pan de mur. »